En 2005, le père et la tante d’Ayesha Jammeh sont tous deux tués, par leur propre frère, le président Yahya Jammeh. Le premier tué pour des raisons qui demeurent jusqu’ici inconnues à sa famille. Peut-être, dit-on, essayait-il de raisonner son frère cadet au pouvoir sur sa brutalité ? La deuxième éliminée pour garantir une omerta autour du premier crime. Ses deux parents, Ayesha est déterminée à leur rendre justice.
A 27 ans, elle a choisi librement de porter une lourde responsabilité d’envergure nationale voire internationale sur ses épaules. Celle de réclamer justice pour ses propres parents mais aussi pour le millier de victimes déjà répertoriées par le Centre des victimes de violations des droits de l’Homme en Gambie dont elles est l’un des animateurs principaux.
Très « passionnée » par ce combat pour la justice, la nièce de Yahya Jammeh a dû abandonner, en décembre 2017, son emploi précédent dans une société de technologies pour se consacrer entièrement à ses activités de militante au Centre des droits de l’Homme créé après la chute du régime du dictateur. « Chaque fois que je me lève le matin chez moi pour venir ici au centre, je suis très contente. J’ai la passion pour ce qu’on fait ici. On le fait pour nos parents », confie-t-elle.
« Je veux savoir pourquoi ils ont tué mon père et faire en sorte que les auteurs soient punis d’une manière ou d’une autre. Je ne me lasserai jamais jusqu’au jour où je verrai Yahya Jammeh et ses complices jugés pour leurs crimes », promet Ayesha.
« Le régime Jammeh n’a épargné aucune communauté »
De l’ethnie Jola, elle n’a pas forcément la tâche aisée. Ayesha doit faire face à l’hostilité de sa propre communauté face à son activisme contre son oncle. D’ailleurs, elle reçoit souvent « des menaces ou des attaques sur les réseaux sociaux ». Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, « Yahya a torturé plus les Jola que n’importe quelle communauté. Par exemple, il a fait des choses horribles dans mon village », insiste-t-elle.
« Bien que je sois parente à l’ancien président, cela ne m’empêche pas d’être au-devant de cette lutte pour réclamer justice pour toutes les personnes dont les droits ont été violés. Certains peuvent croire que les abus du régime de Yahya Jammeh étaient dirigés contre certaines communautés tribales uniquement, mon engagement vise aussi à dire à ceux-là que l’ancien régime n’a épargné aucune communauté. Il a tué son propre frère aîné qui l’a vu grandir !»
Depuis la prise de pouvoir par la nouvelle administration, selon plusieurs témoignages, de nombreux membres de la communauté ethnique de l’ex-président, les Jola, se réfugient derrière un repli identitaire, voyant par exemple d’yeux très suspicieux la mise en place de la « Commission Justice Vérité Réconciliation et Réparation » et aussi la campagne pour traduire les bourreaux de l’ancien régime devant les tribunaux.
Quoique victimes, beaucoup de Jola préféreraient encore s’abstenir de rallier toute initiative tendant à remettre en cause l’ancien régime incarné par un Jola, Yahya Jammeh. « Les Jola sont très loyaux à Yahya », commente Ayesha. « Ils n’osent pas sortir la tête pour dire un seul mot ».
Cet environnement très hostile n’enlève pourtant pas une once de détermination à la jeune dame de traquer les partisans de l’ancien régime, à commencer par le principal gourou, fut-il son propre oncle.
Elle avait 14 ans lorsque son papa, qui travaillait dans la ferme de son petit frère de président, disparut mystérieusement. Ils apprendront des années plus tard qu’il fut tué. « La vie était devenue dure pour nous à la disparition de notre papa. Toute la charge de la famille se reposait sur notre maman, alors que notre papa était le principal soutien de notre famille », se souvient Ayesha.
« Ma conviction est que tout ce qui s’est passé pendant les 22 ans ne doit plus se répéter dans notre pays ».
Risque de traumatisme
Sur les circonstances du décès de son papa, Ayesha n’en sait pas plus que les autres Gambiens qui, depuis la chute de l’ancien régime, sont désormais habitués à s’informer de certaines horreurs de ce dernier par voie de presse. En effet, depuis l’alternance à la tête de la Gambie, début 2017, quelques langues commencent à se délier déjà et certains témoins, sans attendre le démarrage des travaux de la Commission Vérité Justice Réparation et Réconciliation, se confient à des médias sur le rôle qui a pu être le leur dans les crimes qui ont jalonné les 22 ans de dictature. Ainsi, certains proches de personnes disparues découvrent, dans les médias, des révélations relatives à la mort de leur parent.
« Plus de dix ans après les faits, tu ouvres la radio un matin et écoutes un junguler (ndlr : milice de Jammeh qui semait la terreur et s’était rendue coupable de plusieurs crimes) commencer par raconter comment ils ont tué ton papa. Et toi tu es assise quelque part en train d’écouter cela. Ton cœur se brise de nouveau ». Même si Ayesha se bat pour connaître les circonstances de la mort de son papa, elle ne souhaite surtout pas du tout les découvrir en direct, sur un média. Elle craint d’ailleurs qu’avec le démarrage prochain des travaux de la Commission, des témoignages similaires soient balancés, sans discernement, dans le domaine public. Avec tout le risque de traumatisme que cela implique pour les victimes.