Les émissions globales de gaz à effet de serre ont augmenté de 60 % depuis 1990. La semaine dernière, le Programme des Nations unies pour l'environnement a publié son dixième Emission Gap Report (en français : "Rapport sur l'écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions"). Ce rapport analyse les dernières études scientifiques sur les émissions actuelles et futures de gaz à effet de serre. Ses conclusions sont alarmantes : les pays n'ont collectivement pas réussi à stopper la croissance des émissions mondiales de ces gaz. Une conclusion s’impose : États et entreprises doivent déployer des efforts beaucoup plus importants que ceux initialement prévus pour réduire radicalement ces émissions. Et ces efforts doivent être déployés dès maintenant pour prévenir des niveaux dangereux de changement climatique.
Personne ou presque ne conteste sérieusement que l'augmentation des émissions de gaz à effet de serre a un impact significatif sur le climat planétaire ou que ces émissions résultent pour l’essentiel des activités humaines. Personne ou presque ne conteste sérieusement que ces changements climatiques ont des conséquences catastrophiques pour toutes les formes de vie. Même dans le meilleur des scénarios, des centaines de millions de personnes seront confrontées à l'insécurité alimentaire, aux migrations forcées, à la maladie et à la mort, alerte le Rapporteur spécial des Nations Unies sur l'extrême pauvreté. Partout dans le monde, les changements climatiques ont des effets néfastes sur les populations les plus vulnérables, exacerbant les inégalités et perpétuant l'injustice.
Dans les régions de haute altitude comme le Pérou ou le Népal, des villages entiers risquent d'être endommagés ou détruits du fait de la fonte des glaciers liée au changement climatique. Certains pays, comme les Philippines ou Haïti, sont frappés par des catastrophes météorologiques de plus en plus graves résultant du déséquilibre climatique mondial. Les petits États insulaires voient leur surface rétrécir sous l'effet de l'élévation du niveau de la mer. Les pays les plus vulnérables au changement climatique sont situés en Afrique subsaharienne, où la population totale ne cesse de croitre. Le magazine Time prédit que la grande majorité de cette population sera chassée de chez elle en raison du réchauffement de la planète lié à la désertification.
Identifier les acteurs les plus responsables
Dans un monde global où nos sociétés dépendent des combustibles fossiles, 70% des émissions de gaz à effet de serre sont produites par la combustion d’hydrocarbures. L'agriculture, la déforestation et les changements d'affectation des terres sont responsables de 24 % des émissions, tandis que les activités de construction produisent les 6 % restants.
Les principaux contributeurs au changement climatique sont les grandes entreprises impliquées dans l'extraction, le traitement et l'utilisation des combustibles fossiles - également appelées Carbon Majors - ou celles dont les activités encouragent la déforestation massive. Pourtant, à ce jour, aucune de ces entreprises ne s'est engagée dans des changements significatifs pour réduire ces émissions de gaz
Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les obligations en matière de droits de l'homme se rapportant aux moyens de bénéficier d'un environnement sûr, propre, sain et durable a dénoncé qu'au lieu d'éliminer progressivement l’utilisation continue de combustibles fossiles et d’inverser la déforestation, certaines de ces entreprises mettent à profit leur immense pouvoir économique et politique pour résister aux transformations sociales nécessaires pour lutter efficacement contre le changement climatique. Le Rapporteur spécial des Nations unies sur l'extrême pauvreté note que cela s'est produit avec la complicité des États qui subventionnent cette industrie et offrent des protections extraordinaires à ses investisseurs. Son dernier rapport affirme que « les acteurs du secteur privé ne sont pas capables, d’eux-mêmes, et on attendrait vainement qu’ils le fassent, de promouvoir une conception globale qui garantisse le type de transformation économique et sociale que l’atténuation des changements climatiques exige. »
D'un point de vue juridique, ces observations soulèvent un certain nombre de questions délicates : si les entreprises doivent être tenues responsables, quelle est la prochaine étape pour identifier les plus responsables ? Dans quelle mesure doivent-elles rendre des comptes dès lors que les responsabilités en matière de changement climatique sont clairement diluées ? Devant qui doivent-elles rendre des comptes ? Devant leurs actionnaires pour avoir minimisé les risques pour l’entreprise ? Devant les populations les plus vulnérables qui souffrent déjà du changement climatique ? Ou devant les pouvoirs publics qui investissent massivement pour s'adapter en prévision des défis à venir ? Et si certaines entreprises sont tenues responsables, selon quel régime de responsabilité ? Quel régime de réparation ?
Les limites des stratégies non coercitives
Certaines de ces questions incroyablement complexes ont été débattues la semaine dernière lors du 8ème Forum annuel des Nations unies sur les entreprises et les droits de l'homme, à Genève, où plus de 2000 experts, praticiens et dirigeants, se sont réunis du 25 au 28 novembre pour trois jours de dialogue sur l’impact des entreprises sur les droits humains. L'une des quelques 70 séances programmées était consacrée aux changements climatiques liés aux activités des entreprises. Deux catégories de stratégies ont été présentées pour tenir les entreprises responsables de leurs contributions au changement climatique.
La première, non-coercitive, appelle au dialogue. En 2011, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) publiait des Principes directeurs pour les entreprises multinationales. Ces lignes directrices sont des recommandations adressées par les gouvernements aux multinationales opérant dans ou à partir de pays adhérents. Elles s’appliquent notamment en matière environnementale et climatique. Des points de contact nationaux aident les entreprises et leurs parties prenantes à prendre les mesures appropriées pour mettre en œuvre les Principes directeurs. Ils fournissent également une plateforme de médiation et de conciliation.
En novembre 2017, quatre ONG (Greenpeace Pays-Bas, Oxfam Novib, Banktrack et Milieudefensie) ont déposé une plainte contre la banque néerlandaise ING devant leur point de contact néerlandais, au sujet des investissements de cette banque dans les combustibles fossiles. Il s'agit de la première plainte sur le changement climatique acceptée dans ce cadre. Le point de contact néerlandais a ouvert des enquêtes tout en encourageant les parties, en parallèle, à échanger dans un esprit de dialogue constructif. En décembre 2017, ING décidait de supprimer progressivement ses investissements dans l'industrie du charbon d'ici 2025. Le 19 avril 2019, le point de contact néerlandais a publié sa déclaration finale. Cette déclaration reconnaît que les banques comme ING sont confrontées à des défis considérables non seulement pour identifier et mesurer leurs contributions aux émissions de gaz à effet de serre mais aussi pour communiquer sur ces informations et opérer des réorientations stratégiques utiles. Elle invite également toutes les parties à poursuivre leur dialogue constructif.
Cette démarche s’inscrit dans le même esprit que celle des ministres des Finances de l'Union européenne qui ont récemment décidé de supprimer progressivement le financement par la Banque européenne d'investissement des projets relatifs aux combustibles fossiles. La multiplication de recours similaires pourrait peut-être contribuer à accélérer la transition des entreprises d'autres pays de l'OCDE vers une économie à faible intensité de carbone.
Une enquête en cours aux Philippines, conduite par la Commission des droits de l'homme, fournit un autre exemple intéressant de stratégie non coercitive. Cette enquête vise à mesurer la part de responsabilité des Carbon Majors dans le changement climatique et leur impact pour le peuple philippin en matière de droits de l'homme. Cet objectif initial semble s’être progressivement élargi : certains pensent que cette procédure pourrait être utilisée pour ouvrir un dialogue global avec toutes les parties prenantes, dans l'espoir d'aider à clarifier les obligations des entreprises, notamment en matière de communication des risques.
Malheureusement, ces beaux exemples de dialogue institutionnel n'ont donné jusqu'à présent que peu ou pas de résultats. Sans décision juridiquement contraignante, il est difficile d’imaginer que des entreprises comme Exxon, Chevron, Total, Shell ou BP envisagent de changer leurs stratégies.
Compte tenu de l'urgence climatique, le temps n’est peut-être plus au dialogue.
En route vers les tribunaux
Il est urgent de renforcer les régimes de responsabilité des entreprises et d'adopter des mesures plus concrètes et contraignantes. Telle est l'approche prônée par les avocats de la cause climatique, dont la stratégie a également été présentée lors du forum « Entreprises et droits de l’homme » à Genève. Ce type d'action en justice, lancée par des victimes ou des ONG, est de plus en plus fréquent.
L'un des exemples les plus célèbres en la matière est l'affaire Lliuya contre RWE, une entreprise énergétique allemande. En novembre 2015, l'agriculteur péruvien Saúl Luciano Lliuya a intenté une action en justice en Allemagne contre RWE pour l'impact de ses activités sur le changement climatique. La maison de M. Lliuya est située à Huaraz, une ville de la Cordillère Blanche où deux glaciers menacent de s'effondrer du fait du réchauffement climatique. M. Lliyua allègue qu'en tant qu’émetteur majeur de gaz à effet de serre, l’entreprise RWE devrait être tenue responsable de la fonte des glaciers et du risque croissant d'inondation dans la région. Le tribunal allemand régional compétent a jugé le recours recevable. L'affaire est en cours.
Parmi les autres dossiers en Europe, citons l’action en justice entamée en avril 2019 aux Pays-Bas par l'ONG néerlandaise Milieudefensie. Ce recours, déposé au nom de 17 200 plaignants et six autres organisations, vise à obtenir une décision ordonnant à Shell de respecter l'objectif fixé par les Accords de Paris, à savoir maintenir le réchauffement climatique en dessous de 1,5 degré. Selon les plaignants, Shell manquerait à son devoir de diligence en ne prenant pas de mesures climatiques adéquates, en toute connaissance des impacts dangereux liés à ses activités. En octobre 2018, treize collectivités locales françaises et quatre ONG ont demandé à Total de respecter ses obligations en matière de justice et d'action climatique, sur la base de la récente loi française sur le devoir de vigilance.
Aux États-Unis, les Carbon Majors américaines sont également la cible de recours. En Californie, des villes comme San Francisco ou Oakland poursuivent des entreprises hydrocarbures pour nuisance publique et défaut d'avertissement des risques potentiels et des dommages climatiques attachés à leurs activités. Ils demandent des dommages-intérêts compensatoires à titre de réparation. Ces affaires sont toujours en cours. En octobre dernier, les procureurs généraux de New-York et du Massachusetts se sont attaqués à Exxon, alléguant que la société avait trompé ses actionnaires sur sa connaissance de l’étendue des risques attachés à ses activités. Les deux procès sont en cours. Dans le dossier new-yorkais, où le procureur a choisi d’abandonner certains des principaux chefs d’accusation climatiques, une décision est attendue fin décembre.
Une conclusion préliminaire s'impose à la lumière de ces quelques exemples : les cadres juridiques existants, que ce soit au niveau national, régional ou international, ne sont pas adaptés pour tenir les entreprises responsables à la hauteur de leurs émissions de gaz à effet de serre.
L’option de la CPI
Alors que les litiges en matière de changement climatique sont de plus en plus utilisés comme un outil pour influencer les décideurs politiques et le comportement des entreprises au sein de l'Union européenne et aux États-Unis, rien de similaire ne semble encore se produire dans les autres pays du G20, comme la Chine ou le Brésil.
Aucun traité international n'impose aux entreprises de prendre en compte l'impact de leurs activités sur le climat. Il pourrait toutefois être intéressant d’explorer l'option de la Cour pénale internationale (CPI). Même si elle ne prévoit pas la responsabilité criminelle des personnes morales, pourquoi ne pourrait-elle pas être utilisée pour engager la responsabilité pénale individuelle d'un dirigeant d'entreprise pour son inaction face au risque de changement climatique ? Cela semble conforme à l'approche exprimée par la procureure de la CPI Fatou Bensouda, le 14 novembre 2019, lors du Congrès international de droit pénal, où elle a déclaré que « la CPI peut exercer sa compétence sur les personnes qui, par leurs activités commerciales, contribuent ou commettent directement des crimes internationaux au regard du Statut de Rome ». Dans cette même déclaration, elle renvoie à son document de politique générale publié en 2016, qui indique explicitement que son bureau accordera une attention particulière aux crimes se rapportant, entre autres, à l'exploitation illégale des ressources naturelles, à l’appropriation illicite de terres, ou à la destruction de l'environnement.
La communication déposée le 27 novembre 2019 par un groupe d'avocats brésiliens spécialisés dans les droits de l'homme, en application de l’article 15 du Statut de Rome, semble s’inscrire dans cette logique. Ce document affirmerait que des attaques contre le mode de vie autochtone traditionnelle sont menées parce que l'existence des peuples autochtones entrave les plans de développement nationaux que le président brésilien entend promouvoir par le biais de projets d'infrastructure, d'entreprises minières, d'abattage forestier et d'entreprises agro-alimentaires dans les régions forestières. Si cette communication vise le président brésilien Jair Bolsonaro, elle semble faire valoir qu’un certain nombre de multinationales participeraient à des projets industriels impliquant la destruction des peuples indigènes de l'Amazonie brésilienne par une déforestation massive. Beaucoup d'autres acteurs, pour la plupart des entreprises, profiteraient également de ces attaques présumées.
Cibler les dirigeants d’entreprises ?
Aucune disposition du Statut de Rome ne prévoit la responsabilité pénale des personnes morales. Mais qu'en est-il des dirigeants des sociétés présumées impliquées dans des activités potentiellement criminelles ? Serait-il juste de les considérer pénalement responsables pour les activités économiques qu’ils exercent avec le soutien de leur États, de leurs investisseurs et de leurs consommateurs, dont l’essentiel vient des pays du Nord, les plus dépendants aux hydrocarbures ?
Certains avocats de la cause climatique saisiront peut-être dans ce sens la procureure de la CPI. Les dirigeants visés auraient certainement beaucoup plus à perdre de leur simple exposition à une telle procédure que n'importe lequel des individus inculpés jusqu'à présent par la procureure. Un projet aussi extravagant exigerait le soutien coordonné et coûteux d'un large éventail d'experts : climatologues, analystes financiers, enquêteurs spécialisés dans les entreprises, etc. Mais même avec l’assistance de la meilleure équipe, il est peu probable de voir une telle stratégie aboutir, compte tenu notamment des difficultés liées à la démonstration du lien de causalité ou de l'intention.
Il ne fait aucun doute que des entreprises telles que les Carbon Majors contribuent largement à l’émission de gaz à effet de serre et donc au changement climatique. Lorsque le dialogue ou la négociation ont échoué, il me semble que celles qui refusent de déployer tous les efforts nécessaires pour assurer une transition juste vers une économie décarbonnée devraient être tenues responsables des multiples risques que ce choix implique : risques pour elles-mêmes, pour leurs actionnaires et, plus important, pour toute forme de vie sur la planète. A cette fin, il serait donc certainement utile de revisiter le droit pour l’adapter aux enjeux climatiques et environnementaux du monde contemporain.
Maud Sarliève est avocate et chargée de cours à l’université de Paris-Ouest-Nanterre. Elle a notamment travaillé pour le bureau des juges d’instruction aux Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, pour les Procureurs EULEX au Kosovo et pour une équipe de défense au Tribunal spécial pour le Liban.