En ce premier week end du mois d’août 2015, la canicule sévit. Des pics de chaleur atteignent les 47 °C à l’ombre ramollissant les Tunisiens et les poussant à déserter la capitale pour les plages environnantes. Pratiquement tout le pays est en congé. « La réconciliation économique et financière », qui fait pourtant la une des journaux depuis que le président de la République Béji Caied Essebsi (BCE) a présenté, devant un conseil ministériel, son projet de loi sur ce sujet le 14 juillet, en plein mois de ramadhan, semble le dernier souci des Tunisiens. Mais dans son large bureau climatisé perché au cinquième étage de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), la présidente, Sihem Bensedrine arbore un agenda extrêmement chargé. Toute la journée, elle recevra les uns après les autres journalistes, membres de partis politiques et représentants de la société civile. La guerre est ouverte entre la commission vérité et l’initiative législative de BCE !
« Tel que formulé, ce projet aboutit moins à une réconciliation qu’a une amnistie des corrompus. Il garantit une impunité à des personnes qui ont violé la loi, pillé les richesses nationales et causé des dommages sérieux à l’économie tunisienne dont les conséquences se font ressentir aujourd’hui, notamment sur les banques publiques. Il ne permet pas de prévenir le retour à de telles pratiques puisque l’établissement des faits est interdit : la commission de la conciliation travaillera sans rendre publics ses actes. L’initiative présidentielle valide et reconduit le mode de gouvernance autoritaire et mafieux d’avant le 14 janvier 2011! », s’exclame Sihem Bensedrine.
« L’IVD incarnera désormais uniquement un mur de lamentations »
La présidente de l’IVD ne décolère pas. Elle estime que le projet annule au moins 16 articles de la loi organique relative à la justice transitionnelle et confisque plusieurs mandats de son instance, dont l’arbitrage et la conciliation, le dévoilement de la vérité, la réforme institutionnelle, la vérification fonctionnelle, la conservation de la mémoire collective, la recherche et l’investigation, la réparation et la réhabilitation.
« L’IVD incarnera désormais uniquement un mur de lamentations pour ceux qui nous ont présenté par exemple des dossiers de spoliation de leurs biens fonciers au bénéfice des proches de l’ex président Ben Ali, avec notamment la complicité d’organes de l’Etat : la justice, le fisc, les banques, la Caisse nationale de sécurité sociale et l’Agence foncière de l’Habitat. Très souvent, pour avoir protesté, ces gens-là ont été emprisonnés, torturés et leurs familles harcelées », accuse S. Bensedrine.
Elle n’est pas la seule à soutenir que la machine dictatoriale tunisienne n’était pas guidée par une quelconque idéologie, comme d’autres régimes autoritaires, mais s’articulait particulièrement autour de la corruption. Droits de l’homme et prédation étaient intimement liés. Alors comment les traiter dans deux structures séparées et différentes en tous points de vue ? La commission de réconciliation d’une part, qui jugera les nantis dans le confort d’un huis clos et d’une opacité totale et la commission vérité d’autre part à qui recourront les victimes des violences de l’Etat, connus pour appartenir, dans leur majorité, à la société des pauvres ?
Les prémisses d’un climat favorables aux affaires, comme le prône le président Béji Caied Essebsi réside-t-il vraiment dans l’impunité ? « Tourner la page des poursuites », comme il ne cesse de le préconiser peut-il vraiment rassurer les investisseurs locaux et étrangers ?
Une révolution surgie suite aux revendications de justice sociale
« Tunisiens ! Etes-vous devenus amnésiques ? Voilà que ceux guidés par le sens de la justice et de l’intégrité transformés désormais en inquisiteurs et les voleurs d’hier devenus les victimes de la République. Ceux-là sont sensés sauver aujourd’hui l’économie du pays en y injectant leur argent douteux. Un jour peut-être faudra-t-il que nous leur présentions nos excuses ! », s’écrie le très populaire juge Ahmed Souab, qui a démissionné le 20 juillet dernier de la commission de confiscation des biens mal acquis. Le projet de loi sur la réconciliation économique et financière et particulièrement son article 12 qui arrête les poursuites et les procès contre les fonctionnaires publics et assimilé ayant commis des malversations financières et des détournements de deniers publics dépouille, à son avis, cette structure crée en mars 2011 de toutes ses prérogatives.
Ce cri est une manière également pour le magistrat de convoquer l’écho des revendications d’ordre économique et de justice sociale et régionale soulevées au sein de ce puissant mouvement protestataire, qui a bouleversé l’histoire du pays et fait fuir un dictateur vers l’Arabie Saoudite le 14 janvier 2011. Un mouvement né au cœur de la Tunisie des exclus et des oubliés, au centre-ouest du pays le 17 décembre 2010 suite à l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur ambulant souffrant de précarité.
« La tyrannie dans toutes ses formes était au service de la prédation. Les slogans de la révolution dénonçant du nord au sud du pays « les bandes de voleurs », « isabat assourak» en arabe, le prouvent bien », rappelle l’historien Amira Aleya Sghaier.
Quand l’Etat redevient juge et partie
Dans les bureaux feutrés du service juridique du palais de Carthage, tout en remettant en question l’association de la thématique de la corruption aux atteintes des droits de l’homme contenue dans la loi organique de décembre 2013 relative à la justice transitionnelle tunisienne, « plaquée artificiellement sur le texte comme un principe bâtard par rapport aux autres juridictions de JT », nous dit-on, on se défend de vouloir affaiblir ce processus, ni de consacrer l’impunité.
Lotfi Dammak, juge administratif, conseiller auprès du président de la République est l’un des architectes de l’initiative législative portant sur la réconciliation économique et financière : « Notre projet se propose de faire une justice transitionnelle accélérée, spécifique et appropriée aux dossiers économiques. Pourquoi une affaire de malversation financière ou d’infraction de change doit-elle croupir cinq ans à l’IVD alors qu’on peut la résoudre en quelques mois ? Cette commission administrative que le projet de loi se propose d’introduire me semble la meilleure solution parce que l’Etat qui est lésé dans ces cas là va traiter lui même son contentieux, reconquérir ses avoirs, les injecter dans une caisse pour le développement et instaurer directement une réconciliation avec les hommes d’affaire ».
Ajouté au fait que la commission de la réconciliation est dominée par le pouvoir exécutif, comme du temps de l’ancien régime -la révolution ayant ancré dans le premier pays du « printemps arabe »le principe des instances indépendantes, tel celles consacrées aux élections, aux médias audiovisuels, aux droits de l’homme … - elle ne prévoit face aux déclarations des bénéficiaires des deniers publics, qui demanderont à être blanchis de leurs crimes et infractions économiques et financières « aucun mécanisme robuste pour vérifier l'étendue de leur corruption ou des gains illicites », écrit récemment dans un long communiqué David Tolbert, président du Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ).
« Une enquête peut durer deux ans et plus alors que nous cherchons à clore rapidement les dossiers », réplique tout de go le conseiller juridique de BCE.
Nombreuses violations constitutionnelles
Si comme le dénonce la présidente du Bureau de Human Rights Watch à Tunis, Amna Guellati, le projet du président rompt avec les fondamentaux de la JT, à savoir la transparence, le dévoilement de la vérité et la redevabilité, il bafoue selon des juristes constitutionnalistes de nombreux articles de la nouvelle loi fondamentale tunisienne adoptée par l’Assemblée nationale constituante le 26 janvier 2014 et saluée par plusieurs pays du monde.
Dès son préambule, le texte fondamental, où se reflètent beaucoup des traumatismes et des rêves des Tunisiens sortis de plus de 50 ans de dictature, évoque la volonté solennelle des constituants pour « mettre fin à l’injustice et à la corruption ».
Professeur de droit public et activiste de la société civile Jawhar Ben Mbarek, énumère les violations du projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière par rapport à la Constitution : « Selon l’article 148 « L’Etat s’engage à appliquer le système de la justice transitionnelle dans l’ensemble de ses domaines et dans la période fixée par la législation qui y est relative », cite-t-il. « L’initiative présidentielle tourne le dos à cet engagement constitutionnel. D’autre part ce texte contredit le principe de la bonne gouvernance contenu dans l’article 10 de la Constitution. Avec cette idée d’amnistie de change, très spéciale, à l’encontre des fraudeurs l’initiative du président est à l’antipode du principe d’égalité (article 20). L’équité fiscale est ainsi remise en question. Le principe de la transparence évoqué dans l’article 15 de la loi fondamentale est également bafoué », ajoute J. Ben Mbarek.
Ces violations constitutionnelles, un sujet de débat qui met sens dessus dessous la société civile tunisienne aujourd’hui, représentent peut-être la seule chance de faire capoter ce projet…