L’ombre de la violente crise de 2010-2011 plane toujours sur la Côte d’Ivoire. La question de l’indemnisation des victimes est l’une des plus épineuses, près de dix ans après la fin de la guerre civile qui a causé la mort d’environ trois mille personnes, nonobstant la remise de chèques à des victimes et ayant-droits et les déclarations des plus hautes autorités. En avril dernier, le président de la République Alassane Ouattara avait ainsi affirmé que « s’il n’y a pas d’indemnisation des victimes, il ne peut pas y avoir de réconciliation ».
Il n’y a pas de chiffres récents, mais l’archevêque de Bouaké, Mgr Paul-Siméon Ahouanan Djro, président de la Commission nationale pour la réconciliation et l’indemnisation des victimes (Conariv), avait indiqué le 19 avril 2016, que sur 874 056 dossiers réceptionnés, seuls 316 954 ont été validés, soit 36 %. Des centaines de personnes crient leur indignation.
À Abidjan, Dominique Oula, chargé des programmes au sein du Collectif des victimes de Côte d’Ivoire (Covici) fait partie des indignés. Selon lui, des personnes auraient été « retirées » de la liste des victimes à indemniser. « Au moment de la vérification des dossiers, certains numéros de téléphone étaient injoignables, par conséquent ces derniers ont été simplement retirés », a-t-il expliqué. Certains rejets, notamment ceux dus aux erreurs sur les formulaires, a-t-il poursuivi, seraient le fait d’agents de la Conariv. « Les formulaires étaient remplis par des agents de la Conariv et non par les victimes », souligne-t-il, amer.
Politisation des indemnisations
Outre cette question, Oula dit craindre encore davantage « la politisation du processus de restauration de la dignité des victimes ». Selon lui, les opérations d’indemnisation seraient associées à des politiques menées par les proches du chef de l’État. « À Abobo, en pleine campagne pour les élections municipales, le ministre Hamed Bakayoko, qui était candidat, était avec la ministre de la Solidarité pour distribuer des chèques », a déploré Oula. Le chargé de programmes du Covici cite d’autres cas, à Guiglo et à Guitrozon, où des chèques ont été distribués selon lui, à l’occasion de l’installation des bases du parti au pouvoir en Côte d’Ivoire. « C’est dommage de ruser ainsi avec la dignité des victimes », ajoute-t-il.
Un commentaire « totalement faux », selon les autorités. Xavier Effoue, responsable de la Communication du ministère en charge de la Solidarité et des victimes, joint par téléphone, estime que ce « sont des allégations faites par des personnes freinées dans leur élan de fraude ». « Nous ne répondons pas à ces allégations. Il y a une organisation qui est mise en place. L’indemnisation se poursuit tant qu’il y aura des victimes », a-t-il déclaré.
« Aujourd’hui des enfants vont à l’école grâce aux prises en charge. Des personnes ont bénéficié de fonds pour débuter des activités génératrices de revenus en plus de l’indemnisation. Est-ce que tout cela est lié à des activités politiques ? Beaucoup de choses se disent et la question est sensible. Mais, nous ne rentrons pas dans ces choses et nous continuons notre travail », a déclaré le collaborateur de la ministre Mariétou Koné.
Justice en campagne
L’indemnisation des victimes n’est pas seule en cause. La justice ivoirienne semble elle aussi peiner à en finir avec cette période noire de l’histoire. En l’espace de quelques semaines, ce sont deux affaires impliquant des opposants historiques au pouvoir en place, Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, qui sont réapparues sous les feux de l’actualité.
Les juges ont, d’abord, le mardi 29 octobre 2019, confirmé en appel la condamnation à vingt ans de prison de l’ancien président ivoirien dans l’affaire dite du casse de la Banque Centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO). La première condamnation date de 2018. Gbagbo et trois de ses anciens ministres, le Premier ministre Gilbert Aké N’Gbo, Désiré Dallo (Economie et Finances) et Justin Koné Katinan (Budget) sont condamnés pour avoir « frauduleusement » ouvert l’agence de la BCEAO en pleine crise post-électorale.
Quant à Blé Goudé, il est accusé de « crimes contre les prisonniers de guerre » et de « crimes contre des populations civiles ». Il est jugé par contumace depuis fin octobre et les audiences dans cette affaire se déroulent à huis clos. Il y a quelques jours, le Procureur de la République a annoncé le renvoi de ce procès devant un tribunal criminel, avec une requalification des faits, sans plus de précisions.
« Panique » à Abidjan ?
Pour les partisans de l’ancien président ivoirien, acquitté en janvier dernier par la Cour pénale internationale (CPI), cette condamnation en appel est un signe de « panique » du pouvoir d’Abidjan. « L’État ivoirien voyant que la mission confiée au procureur de la CPI s’est soldée par un cuisant échec, a décidé lui-même de monter au créneau », déclare Assoa Adou, Secrétaire général du parti de Gbagbo.
Les proches de l’ancien président ont dénoncé vivement la démarche de l’Etat ivoirien, qui a demandé dans un courrier en date du 25 octobre à la CPI de ne pas réviser les conditions de détention de l’ancien chef d’Etat. Pour les fidèles de Gbagbo, par cet acte, le gouvernement ivoirien démontre son « rejet de la réconciliation ». Cette démarche, selon Assoa Adou, est une « honteuse immixtion du gouvernement ivoirien dans le procès du président Gbagbo et du ministre Blé Goudé pour écarter un adversaire gênant ». Le gouvernement ivoirien de son côté a justifié cette requête, par la voix de son porte-parole Sidi Touré. « L’État de Côte d’Ivoire n’interfère pas dans les procédures judiciaires (mais) c’est dans l’ordre de la procédure que cette interférence a eu lieu », a-t-il indiqué.
« On nous a oublié »
La Côte d’Ivoire n’en a assurément pas terminé avec les affaires liées à la crise de 2010-2011. À un an de la prochaine élection présidentielle, ces dossiers, tant sur le plan politique que social devraient avoir un poids non négligeable dans la recomposition du puzzle politique ivoirien. En attendant, des victimes continuent de crier leur douleur. « J’étais sur la liste. Après on m’a informé que je n’y suis plus. Pourtant je suis une victime. J’ai perdu ma jambe droite. Est-ce que j’ai besoin d’un papier pour qu’on voit ça ? On est fatigués de dire qu’on nous a oublié. Chaque jour que Dieu fait, les gens viennent nous rencontrer, nous faire des photos, des journalistes viennent me voir mais rien ne change. Actuellement tout le monde pense à 2020. On nous a oublié », relate la gorge nouée Dembélé Aboubacary, jeune ivoirien installé dans la commune populaire de Yopougon.