La Cour pénale spéciale instaurée pour juger des crimes graves commis en République centrafricaine n’a pas encore déménagé dans ses locaux définitifs, mais ce 22 octobre, elle tient sa session inaugurale dans la capitale, Bangui. La CPS – tel est son acronyme – est le dernier né des tribunaux dits mixtes ou hybrides. Officiellement mise en place en juin 2017, cette cour est insérée dans l’appareil judiciaire centrafricain, tout en bénéficiant du soutien des Nations unies et de plusieurs pays occidentaux. Certains magistrats internationaux – comme le procureur général, deux juges d’instruction sur quatre, et plusieurs juges de siège – y travailleront aux côtés de leurs homologues centrafricains. L’ensemble des membres clés composant notamment le parquet et le bureau des juges d’instruction est désormais en poste. Ce sont ces magistrats qui éliront ce jour leur président.
Une justice pénale à trois étages
Le Centrafrique offre un tableau singulier en matière de justice pénale sur des violences de masse. Sur le papier, trois types de tribunaux – ou niveaux de juridiction – se partagent la tâche de poursuivre les crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre qui ont pu y être commis. La Cour pénale internationale, basée à La Haye, est saisie de ce dossier et peut agir sur des crimes commis depuis juillet 2002. En plus de onze années d’enquêtes, la CPI n’a poursuivi qu’une seule personne, l’ancien chef de guerre puis vice-président congolais Jean-Pierre Bemba, finalement acquitté en appel en juin 2018. Ses enquêtes sont toujours ouvertes, mais son intervention sera manifestement extrêmement limitée et symbolique.
La Cour pénale spéciale, elle, peut être saisie de faits intervenus depuis janvier 2003. Son mandat est prévu pour cinq ans renouvelables. Aucune indication n’a encore été donnée sur sa stratégie d’enquêtes et sur le nombre d’individus qu’elle pourrait être en mesure de juger. Enfin, les tribunaux ordinaires, appelés aussi cours criminelles, ont également compétence sur de tels crimes. Elles ont commencé cette année à organiser plusieurs procès. Elles sont à la fois les plus démunies et celles devant lesquelles le plus grand nombre de dossiers risque d’atterrir. Mais l’enjeu d’une justice nationale forte et indépendante se cristallise bien dans la CPS – son procureur général, un magistrat militaire congolais, ne répond d’aucune autorité politique –, dans un pays où le système judiciaire est sorti exsangue de décennies de pénurie, de pressions politiques et des violences de la guerre.
Nouveaux crimes de guerre dans le centre du pays
C’est également la situation sécuritaire qui rend périlleuse l’action de cette nouvelle cour. Le conflit civil est toujours en cours et le pouvoir central ne contrôle qu’une petite partie du territoire. La session inaugurale se déroule d’ailleurs quelques jours après la publication de nouveaux rapports de la Mission de l’Onu en Centrafrique (Minusca) et de l’organisation Human Rights Watch (HRW), sur des crimes graves récemment perpétrés par certains groupes armés. Plus précisément, des exécutions sommaires pouvant constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité auraient été commises, en août et septembre, dans la préfecture de la Haute-Kotto, au centre du pays.
Selon HRW, des rebelles de la Séléka, une des principales factions en conflit, ont capturé et exécuté au moins neuf civils, dont sept femmes, le 6 septembre, aux abords de la ville de Bria, dans la province de Haute-Kotto. Près de deux semaines plus tôt, au moins onze civils avaient été tués par le même groupe armé à l’issue d’un affrontement avec une milice rivale, selon l’organisation internationale. « Ces exécutions et assassinats sont des crimes de guerre flagrants, commis par des combattants qui se sentent libres de tuer à volonté, malgré la présence des soldats de la paix de l’Onu », a déclaré le 12 octobre, Lewis Mudge, chercheur sénior au sein de la division Afrique de HRW.
Ces exécutions et assassinats sont des crimes de guerre flagrants, commis par des combattants qui se sentent libres de tuer à volonté, malgré la présence des soldats de la paix de l’Onu
L’organisation américaine affirme, par ailleurs, disposer de preuves sur les meurtres d’au moins huit autres civils dans la même région depuis juin dernier, l’œuvre cette fois-ci des groupes anti-Balaka (milices d’auto-défense créées pour contrer l’ancienne coalition Séléka, après que celle-ci eut provisoirement conquis le pouvoir, en mars 2013). Le nombre total de victimes pourrait être plus élevé, certaines familles ayant confié à HRW que plusieurs de leurs proches étaient toujours portés disparus. « Les résidents des villages à proximité ont continué de signaler des meurtres de civils non armés, perpétrés dans des champs aux abords de Bria », indique l’ONG, qui reconnaît ne pas avoir été en mesure de confirmer toutes les allégations de meurtres, en raison d’un accès limité à la région et des problèmes de sécurité.
L’avertissement de la Minusca
De son côté, la Minusca a communiqué, le 15 octobre, au terme d’une enquête lancée huit jours plus tôt, avoir conclu qu’au moins trente personnes avaient été tuées et quatre autres blessées en août et septembre dans cette région du centre du pays. « Ces crimes, dont beaucoup pourraient constituer des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, sont imputables à la coalition ex-Seleka et aux anti-Balaka », indique le communiqué. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’Onu (OCHA), les violations commises par ces groupes armés – meurtres, atteintes à l’intégrité physique et mentale, attaques contre les civils et des sites protégés comme les hôpitaux et les écoles – ont forcé au moins 32 000 civils à se déplacer.
La Minusca assure qu’elle « ne ménagera aucun effort, en appui aux autorités centrafricaines, afin que les auteurs de ces crimes, leurs commanditaires et leurs complices soient poursuivis et traduits devant la justice car l’impunité est la cause principale de la récurrence des violences commises en RCA ». La Cour pénale spéciale peut déjà mesurer les attentes qui pèsent sur elle.
Article coécrit par Ephrem Rugiririza et Thierry Cruvellier