Le haut fonctionnaire qui exprime cette conclusion grinçante a occupé des postes sensibles dans plusieurs tribunaux créés par l’Onu et n’est pas un cynique. La justice pénale internationale, confie-t-il pourtant en privé, compte deux principaux bénéficiaires : les juristes internationaux, qui s’y forgent des carrières prestigieuses avec des salaires très confortables ; et les commandants de rang intermédiaire qui servent d’informateurs et de témoins clés pour le procureur, permettant d’obtenir la condamnation de leurs anciens frères d’armes en échange de leur liberté et de leur impunité.
En 2002, l’ancien commandant rebelle sierra léonais Gibril Massaquoi a décidé de figurer parmi les bénéficiaires. Sachant qu’il serait une cible potentielle du procureur du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL), qui s’installait alors à Freetown au lendemain d’une cruelle guerre civile, Massaquoi, ancien porte-parole de la rébellion du Front révolutionnaire uni (RUF), s’est présenté de lui-même au directeur des enquêtes, Alan White. Il lui a offert sa collaboration. Cela lui a permis de bénéficier de la protection du tribunal de l’Onu et de ne pas être poursuivi. Puis d’obtenir, en 2008, une « relocalisation » a priori paisible, dans la ville de Tampere, en Finlande.
La stratégie de Massaquoi a payé. Jusqu’à ce 10 mars 2020, où la police finlandaise est venue l’arrêter et lui signifier qu’il était désormais poursuivi pour des crimes contre l’humanité commis au Libéria, entre 1999 et 2003. L’affaire n’a pas de précédent connu. Jamais un ancien « indic » d’un tribunal international – au TSSL, Massaquoi est considéré par White comme « probablement le plus important de tous » – n’avait été ensuite arrêté et mis en accusation par une justice nationale, sans l’accord de l’institution avec laquelle il avait collaboré.
Tel est le marché, dans cette affaire : il aurait pu être poursuivi et il ne l’a pas été. Il y avait un accord implicite qu’il ne le serait pas. Cela peut tourner en dérision tout programme de protection des témoins.
La protection des témoins tournée en dérision ?
Depuis, l’affaire Massaquoi sème la zizanie dans le milieu de la justice internationale et, notamment, entre les anciens membres du TSSL. « Voici une personne qui a été relocalisée à cause d’une menace et, après quelques années, le voici maintenant poursuivi. C’est une situation très étrange et cela n’est jamais arrivé », souligne le même ex-haut fonctionnaire des tribunaux de l’Onu, sous couvert d’anonymat. « Qu’on ne s’y trompe pas : nous traitons avec des criminels, personne n’est un ange. Mais tel est le marché, dans cette affaire : il aurait pu être poursuivi et il ne l’a pas été. Il y avait un accord implicite qu’il ne le serait pas. Cela peut tourner en dérision tout programme de protection des témoins. »
Deux camps s’affrontent avec vigueur dans ce dossier. Le premier est constitué autour de David Crane, procureur général du TSSL de 2002 à 2005, Alan White et son adjoint Gilbert Morissette. Crane a des allures de télévangéliste justicier. Il a le physique sec et sportif, et le goût de l’emphase messianique. Convaincu d’être en mission contre le Mal, ce chevalier blanc aime dire que, pour cela, il faut savoir « danser avec le diable ». Il aime les histoires en noir et blanc. Les nuances d’une guerre civile dans un pays qui lui est parfaitement étranger l’impatientent. Mais c’est un chef qui impose la discipline et le goût du travail. Peu de procureurs internationaux ont défini aussi vite une stratégie de poursuites claire et serrée ; aucun de ses successeurs ne remettra en cause l’efficacité de celle-ci, et sa relative cohérence.
White, à l’époque, a la réputation de parcourir la sous-région en soutenant qu’al-Qaïda et les réseaux terroristes y prospèrent. Il aime magnifier son rôle et les risques encourus. Il n’est guère facile de lui trouver des admirateurs au tribunal. Morissette, cheveux clairsemés et mi-longs, moustache de bûcheron québécois et œil pétillant, est a contrario un policier chaleureux, brut de décoffrage, rieur, buveur et jureur devant l’Eternel. Il aime les descentes de police, la traque, et les relations à la fois musclées, loyales et assez affectueuses avec ses informateurs.
Si vous voulez toucher les plus hauts responsables, vous avez besoin de quelqu’un pour les atteindre. Il n’est pas inhabituel d’offrir l’immunité ou de ne pas poursuivre des insiders qui fournissent une information cruciale.
Massaquoi est le premier « insider » à se remettre aux mains de ces hommes. Malin et instruit, il se forge vite un statut à part auprès de White et Morissette. L’ancien rebelle obtient protection et privilèges. Il est cajolé comme aucun autre informateur et, dans un premier temps, son récit de la guerre influence lourdement l’accusation. Les indices ne manquent pas sur la responsabilité personnelle de Massaquoi dans les crimes commis par le RUF. Mais Crane tranche : il n’y aura aucune poursuite contre lui. Le procureur ne vise que la poignée d’individus les plus responsables à ses yeux. Massaquoi ne sera pas de ceux-là.
« Si vous voulez toucher les plus hauts responsables, vous avez besoin de quelqu’un pour les atteindre », explique White à Justice Info. « Il n’est pas inhabituel d’offrir l’immunité ou de ne pas poursuivre des insiders qui fournissent une information cruciale et un témoignage crédible menant au succès des poursuites. »
On parle de crime organisé. La seule manière d’enquêter avec succès est de l’intérieur. Quand on a des insiders, ils sont les yeux et les oreilles de la police.
« Les insiders sont nos yeux et nos oreilles »
Luc Côté a travaillé quatre ans comme procureur attaché auprès des enquêteurs du tribunal de l’Onu pour le Rwanda. De 2003 à 2005, il a été chef des poursuites au TSSL. « Partout, les « insiders » sont importants », appuie-t-il. « En Sierra Leone, ils étaient sans doute nécessaires. Je ne me rappelle pas avoir vu de la preuve très incriminante contre [Massaquoi]. Cela a peut-être joué » dans la bonne fortune de l’ex-rebelle. « Tout n’est pas toujours dit entre les services des enquêtes et les juristes », poursuit Côté. Un enquêteur ne déclenchera pas forcément une investigation approfondie sur un collaborateur, pour ne pas le « brûler ». Dans les tribunaux internationaux, cette pratique est renforcée par le fait, dit Côté, que pour l’équipe de la défense, « il sera plus difficile de faire l’enquête, elle en a moins les moyens ».
Par nécessité professionnelle, l’enquêteur développe une relation particulière avec son « indic ». « L’enquêteur connaît sa famille, il le chouchoute pendant des années », ajoute Côté. « Gibril avait la personnalité pour s’attirer cela. Il passait bien. »
Morissette redouble de jurons quand on l’interroge sur la réalité de telles enquêtes. « On parle de crime organisé. La seule manière d’enquêter avec succès est de l’intérieur. Quand on a des insiders, ils sont les yeux et les oreilles de la police. On établit un niveau de confiance, on teste la source, on développe une relation, qui reste toujours professionnelle. You scratch my back, I’ll scratch yours. » C’est donnant-donnant. Et on met les mains dans le cambouis. « Il faut prendre les mesures nécessaires, sinon, on regarde passer les trains. De l’argent est donné aux sources pour la valeur du renseignement ou pour le transport et les communications, par exemple. C’est une pratique tout à fait normale, très bien reconnue au Canada et aux Etats-Unis, moralement acceptée par les tribunaux. On n’a pas de boule de cristal ! Comment faire autrement ? Ce n’est pas pour nos beaux yeux bleus qu’ils collaborent. »
Entamer des poursuites douze ans plus tard est un acte politiquement préjudiciable qui aura un impact sur les futures poursuites pour crimes de guerre.
« Un acte politiquement préjudiciable »
Alors quand White et Morissette ont appris l’arrestation de Massaquoi, ils ont vu rouge. « Le fait que le gouvernement finlandais entame des poursuites contre Gibril douze ans après l’avoir accepté chez eux en connaissance de son passé me préoccupe », déclare White. « Il est de notoriété publique que le RUF était directement soutenu par l’ancien président libérien Charles Taylor, criminel de guerre condamné, et qu’il transitait fréquemment vers le Liberia pour se fournir en armes et munitions. A l’évidence, en tant que membre du RUF, Gibril et d’autres rebelles se sont rendus de Sierra Leone au Liberia voisin pour rencontrer Taylor et ses rebelles. Accepter un témoin relocalisé, en connaissant son passé, et entamer des poursuites douze ans plus tard est un acte politiquement préjudiciable qui aura un impact sur les futures poursuites pour crimes de guerre. Je suis profondément inquiet sur les motifs et les raisons de cette enquête et de ces poursuites. »
Le soutien de White ne sera pas de trop pour Massaquoi. Car ce ne sont pas les responsables actuels du Tribunal spécial, transformé après sa fermeture en « cour résiduelle », qui bougeront le petit doigt. Tant la greffière Binta Mansaray, qui a compétence sur la protection des témoins, que le procureur James Johnson, qui a abondamment utilisé les insiders entre 2003 et 2012 quand il était avocat général puis chef des poursuites au TSSL, refusent de s’exprimer sur ce dossier qui met pourtant en cause l’autorité, les intérêts et la réputation du tribunal de l’Onu et du bureau du procureur en particulier.
Pour dire les choses sèchement, et en dépit des affirmations contraires, Massaquoi a, au bout du compte, été d’une valeur très limitée pour les procureurs devant la cour
Massaquoi, témoin de peu de valeur aux procès
White s’interroge sur de possibles motivations politiques derrière l’arrestation de Massaquoi, ou sur l’envie de certains individus de se faire de la publicité. Cela vise en particulier Alain Werner, jeune procureur au TSSL entre 2003 et 2008, fondateur et directeur de l’ONG Civitas Maxima, dont les recherches sont à l’origine de la décision de la justice finlandaise d’ouvrir une enquête sur Massaquoi.
L’autre camp de la controverse soutient manifestement l’initiative de Werner. Il s’agit essentiellement des procureurs qui ont travaillé sur le fond des dossiers et mené les procès devant le TSSL. Dans ces années 2000, au sein du bureau du procureur à Freetown, ils ont cohabité avec peine avec le camp de Crane. Publiquement ou sous couvert d’anonymat, ils expriment aujourd’hui le fossé qui les sépare.
« Contrairement au chef des enquêtes et son adjoint, je suis parfaitement au courant de la valeur juridique de la preuve fournie par les premiers « collaborateurs » et de leur valeur finale », avance Christopher Santora, membre du bureau du procureur du TSSL de 2002 à 2010. Santora a travaillé sur trois des quatre procès du TSSL : celui des membres de la junte militaire du Conseil révolutionnaire des forces armées (AFRC) ; celui du RUF ; et celui de l’ancien président du Liberia, Charles Taylor, qui a constitué le trophée de ce tribunal. « Pour dire les choses sèchement, et en dépit des affirmations contraires, Massaquoi a, au bout du compte, été d’une valeur très limitée pour les procureurs devant la cour et on ne l’a même pas pris en considération pour le procès de Taylor. »
Massaquoi n’a pas du tout été le plus important des insiders, comme White et Morissette le soutiennent. Certains vont même plus loin : à leurs yeux, Massaquoi leur a fait perdre du temps, des témoins et de l’argent.
Mensonges et discrédit
Les juristes interrogés insistent sur deux points. Premièrement, Massaquoi n’a jamais reconnu la moindre responsabilité dans les crimes commis alors qu’il avait dirigé des troupes et été l’un des dix membres du haut commandement du RUF. « Il a menti sur sa propre responsabilité. Cela a gravement sapé sa crédibilité. Cela contamine tout », affirme Santora. Deuxièmement, Massaquoi aurait erronément minimisé le rôle du RUF et notamment trompé le procureur sur le rôle des rebelles dans l’invasion meurtrière de la capitale sierra léonaise, Freetown, en janvier 1999. Un événement central des procès et de l’histoire de la guerre civile.
Santora était présent quand Massaquoi s’est présenté aux enquêteurs du TSSL, en 2002, à Freetown. « On doit être très prudent avec le premier type qui se présente, pour qu’il n’impose pas le récit des événements », explique-t-il. « Quand on arrive, on doit faire preuve d’une humilité exceptionnelle », ajoute-t-il. « Il y avait le désir que Massaquoi soit le parfait collaborateur. Il y avait aussi un besoin de monter un dossier rapidement. »
Après son témoignage dans le procès de l’AFRC, Massaquoi va être écarté comme témoin dans les deux autres procès où il était prévu et attendu, celui du RUF et celui de Taylor. Dès lors, affirment haut et fort ces autres procureurs, Massaquoi n’a pas du tout été le plus important des insiders, comme White et Morissette le soutiennent. Certains vont même plus loin : à leurs yeux, Massaquoi leur a fait perdre du temps, des témoins et de l’argent. « Il méritait une protection mais je ne suis pas sûr jusqu’à quel point », appuie un autre ancien membre du bureau du procureur entre 2005 et 2008, qui a requis l’anonymat. « La protection des témoins dépend d’une coopération pleine et entière. Cela n’a pas été le cas » avec Massaquoi, précise Santora. « Il a fourni des éléments utiles. Mais cela devient inutile si vous ne parlez pas de vos [propres] actes. »
L’affaire Massaquoi expose les limites de la protection de ceux qui collaborent avec les tribunaux internationaux et des promesses d’impunité qui leur sont faites
Les promesses fragiles des tribunaux internationaux
Planté comme un échalas, Alain Werner est animé d’une énergie si intense et si permanente qu’on le croirait naturellement branché sur une génératrice. Quand il vous parle, il semble vouloir vous absorber physiquement. C’est un bourreau de travail, un idéaliste dont les convictions sont d’une sincérité rare. Accusé d’avoir en somme, trahi le traître, Werner se défend. « Je n’ai jamais été dans l’optique de casser le système. J’ai personnellement travaillé avec les insiders. J’ai la conviction que nous n’aurions pas gagné le procès contre Taylor sans eux. Je comprends cette préoccupation. Mais il faut que ce soit bien compris : Gibril Massaquoi n’est pas [accusé] pour ce qu’il a fait en Sierra Leone mais pour ce qu’il a fait dans un autre pays et dans une autre guerre, au Liberia. On n'aurait pas transmis à des autorités un dossier contre lui sur les crimes qu’il aurait commis en Sierra Leone. C’est ça, la vérité. »
L’affaire Massaquoi expose les limites de la protection de ceux qui collaborent avec les tribunaux internationaux et des promesses d’impunité qui leur sont faites, en général non écrites comme pour Massaquoi (voir encadré), auxquelles ne sont pas tenus les Etats qui acceptent de leur offrir l’asile. « Quelles promesses la Cour pénale internationale (CPI) ou tout tribunal international ou hybride peut-il vraiment offrir sur une absence de poursuite, ou une réduction des charges, sans la coopération des autorités nationales ? Et est-ce même autorisé ? Il est difficile d’avoir une politique standard sur ce plan. C’est une question immensément délicate », reconnaît Eric Witte, directeur du département des procès nationaux pour crimes graves à l’Open Society Justice Initiative (OSJI), une ONG. « Il est très possible qu’un insider puisse devenir un suspect devant une autre juridiction. Cela pourrait arriver en République centrafricaine ou en République démocratique du Congo » – deux pays où la CPI a des dossiers dont les tribunaux nationaux sont également saisis. « Une forme de coordination est nécessaire », conclut Witte.
Ce que certains questionnent est ceci : où se situe « le compas moral » du TSSL ? Où se situe le compas moral de l’Onu ?
Où se situe « le compas moral » de l’Onu ?
Certes, les malheurs de Massaquoi sont venus de l’organisation Civitas Maxima et de son partenaire libérien, le Global Justice and Research Project. Mais celui qui a agi de manière décisive est Thomas Elfgren, chef du Bureau national des enquêtes en Finlande. Là encore, on est un peu en famille : Elfgren a travaillé plusieurs années au bureau du procureur d’un autre tribunal de l’Onu, celui pour l’ex-Yougoslavie. Il se dit très familier des sources confidentielles, des informateurs, et des tribunaux internationaux. Pourtant, devant la preuve rassemblée, il n’a guère eu d’hésitation.
Dans une certaine mesure, l’affaire Massaquoi illustrerait un conflit entre cultures juridiques, entre des Nord-Américains – Crane et White sont Américains, Morissette est Canadien – et une tradition plus européenne – Werner est Suisse, Elfgren est Finlandais. Des pratiques qui semblent naturelles en Amérique du Nord ne s’appliquent pas dans d’autres pays. Dès lors, ce que certains questionnent est ceci : où se situe « le compas moral » du TSSL ? Où se situe le compas moral de l’Onu ?
Quand des milliers de combattants ont fait des dizaines de milliers de victimes et qu’on ne poursuit, au final, que treize individus, comme au TSSL, on est moins regardant sur ceux avec qui on collabore.
Realpolitik à l’échelle de la gravité des crimes
Santora tempère l’importance de ce clivage juridique : « Même dans la culture américaine, on a un degré de punition. On ne s’en sort pas à si bon compte. Telle devrait être l’approche. Au minimum, c’est l’ensemble de la conduite [de l’individu] qui devrait être sur la table. » Witte, de OSJI, a été l’assistant spécial et le conseiller politique du procureur Crane, entre 2003 et 2005. Il reconnaît que certains systèmes judiciaires « sont plus enclins à offrir des « deals », mais je pense qu’il s’agit surtout des individus impliqués. La section des enquêtes a beaucoup mis l’accent sur le développement des insiders et de nombreuses questions se posent sur la façon dont White et Morissette l’ont dirigée. Certains insiders ont reçu tellement d’argent qu’ils n’étaient plus crédibles au procès. »
Côté souligne également le rôle des individus. « Crane n’est pas un très grand juriste, il est très politique. Il était prêt à négocier avec Benjamin Yeaten », l’homme qui servait de lien entre le RUF et Taylor. « La realpolitik, c’est ça. L’échelle morale est plus élastique au niveau international parce qu’il y a une échelle de gravité » : quand des milliers de combattants ont fait des dizaines de milliers de victimes et qu’on ne poursuit, au final, que treize individus, comme au TSSL, on est moins regardant sur ceux avec qui on collabore.
Etait-ce alors une erreur d’envoyer Massaquoi se faire oublier en Finlande ? Oui, nous répond-on sans hésitation.
L’impunité généralisée des témoins du procureur
« Pourquoi menons-nous ces procès ? », s’inquiète le procureur ayant requis l’anonymat. « L’une des raisons est d’établir ce qui s’est passé historiquement. Repêcher des témoins comme Massaquoi entraîne une responsabilité morale. Nous devons nous assurer qu’on ne nous mène pas en bateau. Pourquoi n’a-t-il pas été poursuivi pour faux témoignage ? On parle ici de l’impunité des témoins qui mentent. C’est à cause de cela que les tribunaux fonctionnent mal. [Le problème] se voit partout et certainement à la CPI. » De fait, devant les tribunaux internationaux, le risque d’être poursuivi pour faux témoignage quand on est un témoin du procureur est nul. Depuis vingt-cinq ans, seuls des témoins de la défense ont été condamnés pour parjure.
Eric Witte ne pense pas, au final, que l’affaire Massaquoi menace le fonctionnement de la justice internationale. « C’est Massaquoi qui a décidé de rendre sa présence [en Finlande] publique [voir notre enquête, première partie], il est poursuivi pour d’autres crimes et on a eu [d’autres] témoins insiders qui ont honnêtement regretté leurs crimes. Massaquoi n’est pas le cas le plus compliqué. Je ne considère pas [cette] affaire comme le test. » Luc Côté approuve : « Cette affaire n’est pas une menace. Ce sera vite enterré et oublié. Ceux qui vont être échaudés, ce sont les Finlandais ! »
Etait-ce alors une erreur d’envoyer Massaquoi se faire oublier en Finlande ? Oui, nous répond-on sans hésitation. Pour l’ancien rebelle qui a traversé combats, prison, campements de brousse et purges internes, cela a été le risque de trop. Et l’un des rares qu’il ait sans doute pris sur le conseil des autres.
L’HISTOIRE DES SULFUREUX « INDICS » DU TRIBUNAL POUR LE RWANDA
« Ma conscience est tranquille. Je sais que je n’ai pas participé au génocide. » Ainsi s’exprime, en février 2002, Dieudonné Niyitegeka, le témoin le mieux protégé de l’histoire du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Des mots similaires à ceux prononcés par Gibril Massaquoi lorsque nous l’avions rencontré, à Freetown, en mars 2003.
Massaquoi et Niyitegeka ont quelques points communs. Tous deux furent la « balance en chef » au service d’un procureur international. Tous deux ont recruté d’autres « insiders », ont aidé à l’arrestation de certains de leurs anciens compagnons d’armes, ont témoigné contre eux, ont obtenu l’immunité des poursuites et ont nié toute responsabilité personnelle alors que de graves soupçons pesaient sur eux. Tous deux ont aussi eu comme « officier traitant » le policier canadien Gilbert Morissette.
En avril 1994, quand le génocide des Tutsis du Rwanda débute, Niyitegeka est trésorier des Interahamwe, la milice qui devient le fer de lance des massacres. Il est l’un des cinq membres de son comité national. Deux ans et demi plus tard, il devient le principal informateur des enquêteurs du TPIR. Il recrute comme « indic » un autre membre du comité national des Interahamwe, Phénéas Ruhumuliza, qui mourra en Côte d’Ivoire après avoir été « relocalisé » par les services de protection des témoins. Deux autres grands responsables Interahamwe se joindront à ce groupe de collaborateurs : Ephrem Nkezabera et Joseph Serugendo, deux des six présidents de commission de l’organisation centrale de la milice. Ainsi qu’un autre chef local de la milice, Omar Serushago.
Tous ont une responsabilité dans le génocide. Serugendo, Serushago et Nkezabera vont être contraints de le reconnaître, de plaider coupable et d’être jugés avant d’être présentés ensuite devant le TPIR comme des témoins crédibles. Les deux premiers seront condamnés par le TPIR, avec des peines réduites. Le procès de Nkezabera sera délégué à la justice belge, sur demande du procureur du TPIR, non sans que l’ex-chef milicien ait négocié le transport de sa famille dans un pays sûr.
Niyitegeka, lui, a échappé à tout procès. Il a posé comme condition à son témoignage qu’il ait la garantie écrite de ne pas être poursuivi. Le bureau du procureur ayant désespérément besoin de son témoignage dans le procès des anciens responsables de la fameuse Radio-télévision des mille collines (RTLM), la procureure Carla del Ponte accordera cette immunité par écrit, deux semaines avant que Niyitegeka ne témoigne. L’ancien trésorier des Interahamwe bénéficie d’une protection complète, sous une fausse identité, au Canada. Contrairement à Massaquoi, il ne fera jamais l’erreur de se faire voir, respectant scrupuleusement les règles et échappant à toute poursuite.
Sur le rôle des chefs Interahamwe devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda, lire « Le tribunal des vaincus – Un Nuremberg pour le Rwanda ? », Thierry Cruvellier, Calmann-Lévy, 2006.
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L’AFFAIRE MASSAQUOI : ENQUÊTE SUR LE JUDAS DE SIERRA LEONE (1ère PARTIE)
Gibril Massaquoi, principal informateur du procureur du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, a été arrêté en Finlande, le 10 mars. Douze ans après avoir bénéficié de l’asile et de mesures de protection, l’ancien commandant et porte-parole de la rébellion sierra léonaise est maintenant poursuivi pour des crimes commis au Liberia voisin. Un thriller judiciaire à l’impact international. Premier volet de cette enquête exclusive : comment Massaquoi s’est fait rattraper par son passé. [LIRE LA SUITE]