Le 29 mai 2018, à Gabès, dans le sud de la Tunisie, s’ouvrait le procès dans l’affaire Kamel Matmati. Cet opposant islamiste à l’ancien président Ben Ali avait été victime de tortures, d’homicide volontaire et de disparition forcée en octobre 1991. Lors de cette première audience devant les chambres pénales spécialisées en justice transitionnelle, instaurées en Tunisie pour juger de certains crimes graves commis sous la dictature, un public nombreux, plein d’espoir et venu de tous les coins du pays avait investi le tribunal de première instance de Gabès.
Les chambres spécialisées viennent de passer le cap d’une année de fonctionnement. Et à cette occasion, les ONG de la Coalition pour la justice transitionnelle (un front de 22 associations nationales et internationales engagées dans la défense de ce processus national) ont organisé une série d’événements pour rappeler l’importance de cette date dans l’histoire de la Tunisie contemporaine. La réalisation de deux grandes fresques au centre-ville de Gabes et l’organisation d’un spectacle de slam dans la médina de Tunis ont figuré parmi les activités programmées à cette occasion. Tandis que les ONG Avocats sans frontières (ASF), Al Bawsala (Boussole) et le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), qui font partie de la Coalition, ont offert un bilan de l’avancement des procès, chiffres à l’appui.
20 % des affaires examinées
A ce jour, les 13 chambres spécialisées siégeant dans les tribunaux de première instance de Tunisie ont examiné 38 dossiers sur les 173 affaires (environ 20 %) qui leur ont été transférées par l’Instance vérité et dignité (IVD), une commission vérité qui a travaillé pendant quatre ans, jusqu’en décembre 2018. Ces 38 dossiers totalisent 108 audiences, soit en moyenne quatre à cinq audiences pour chaque affaire le long d’une année judiciaire.
Le spectre des affaires examinées semble assez large. Elles sont relatives à des violations contre les youssefistes, les mouvements de gauche, les mouvements syndicaux et estudiantins, le mouvement à tendance islamique, les émeutes du pain, l’affaire Barraket Essahel, et les événements de la Révolution de 2011. Le 11 Avril 2019 a été ouvert le premier dossier de corruption financière, reporté à une date ultérieure pour des raisons procédurales.
Pour Khayam Chemli, d’ASF, les difficultés rencontrées par les magistrats des chambres spécialisées expliquent la lenteur de l’évolution des affaires. « Les juges ne consacrent pas la totalité de leur temps à la justice transitionnelles. Ils continuent également à s’occuper d’affaires de la justice classique. Ce qui les surcharge de travail. On aurait dû penser à les détacher au profit des tribunaux spécialisés », analyse-t-il.
Hostilité des forces de l’ordre et du gouvernement
Selon les observations et statistiques des trois organisations, l’un des accusés a été au moins une fois présent dans seulement 9 des 38 affaires ouvertes. Dans 16 affaires, certains responsables présumés ont été représentés par leurs avocats. Dans 13 autres dossiers, les ONG notent « un boycott total des accusés et même de leurs avocats ». Cela rapproche un peu plus ces procès des auditions publiques de l’IVD, dominées par les voix et les larmes des victimes et de quelques témoins.
Dans un communiqué publié le 29 mai, les 22 ONG de la Coalition dénoncent ainsi « un refus de la part de certains agents du ministère de l’Intérieur d’exécuter les ordres des tribunaux relatifs aux convocations et aux mandats d’amener émis par les présidents des chambres spécialisées ». Elles épinglent également « des menaces grandissantes et publiques clamées par les syndicats des forces de l’ordre visant à ne plus garantir la sécurité dans les salles de procès et appelant les accusés à ne pas répondre aux convocations et mandats d’amener émis par les chambres spécialisées ».
Coordinateur des programmes à ASF, Halim Meddeb estime que les magistrats spécialisés en justice transitionnelle baignent dans un contexte politique très particulier, qui ne peut éviter de les affecter, « un contexte politique défavorable à la justice transitionnelle et surtout aux chambres spécialisées ». Un projet de loi visant l’annulation de ces chambres contre une « réconciliation globale » est d’ailleurs à l’étude au sein du gouvernement.
Quelques grands procès à venir
Président de l’Association tunisienne des magistrats (AMT), partie prenante de la Coalition, Anas Hmedi insiste sur le manque de protection des juges des chambres spécialisées et leur extrême vulnérabilité. « Certains ont reçu des lettres anonymes inquiétantes les visant directement », confie-t-il.
L’AMT cherche par tous les moyens à les soutenir, à les sensibiliser au rôle historique qu’ils sont en train de jouer et à inviter le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) à les motiver à travers l’avancement de leur carrière et la poursuite de leur formation continue, notamment sur les outils de l’instruction en matière de crimes de corruption. Un dispositif qu’ils ne semblent pas encore maitriser, ce qui explique le report de la seule affaire ouverte pour malversations économiques en avril dernier. Le CSM, le ministère de la Justice et le Programme des Nations unies pour le développement promettent également de combler les défaillances logistiques souvent relevées dans les salles d’audience, comme le manque de micros et d’appareils d’enregistrement.
Comme beaucoup d’autres observateurs du processus de justice transitionnelle, Khayam Chemli attend désormais impatiemment l’ouverture de quelques procès emblématiques à venir : l’affaire où le président Bourguiba a été assigné à résidence par Ben Ali en 1987 ; le dossier contre Ben Ali sur lequel pèsent des charges très lourdes de corruption ; et l’affaire de tentative de putsch, en 1962, où l’un des auteurs accusés de complicité de torture alors qu’il était directeur de la sûreté nationale dans les années 60, n’est autre que… Béji Caied Essebsi, aujourd’hui président de la République de Tunisie.