Dans une salle pleine à craquer de militants du Parti des travailleurs, naguère appelé Parti ouvrier communiste tunisien (Poct), de dizaines de représentants de plusieurs familles politiques et d’activistes des droits de l’homme, s’est tenue le 3 janvier, devant la chambre spécialisée du Kef (175 km au nord-ouest de Tunis) la huitième audience dans l’affaire Nabil Barkati. Militant du Poct, le jeune homme de 26 ans est décédé à Gaâfour, sa ville natale, dans la nuit du 7 au 8 mai 1987, à la suite de son arrestation par les forces de l’ordre et de multiples tortures.
Malgré l’absence des accusés et de leurs avocats, le dossier Barkati, ouvert le 4 juillet 2018, est probablement le plus avancé de tous les procès qui se déroulent actuellement devant les treize chambres spécialisées ayant ouvert en mai 2018. Cela remplit d’espoir le frère de la victime, Ridha Barkati, qui préside l’association Mémoire et Fidélité, créée en l’honneur de Nabil. Ridha Barkati a déjà obtenu, en 2016, que la journée du 8 mai soit baptisée Journée nationale contre la torture. Il est aujourd’hui convaincu que toute la vérité éclatera sur la mort de son frère, devenu au gré des années un symbole, un mythe, le martyr du Parti des travailleurs. « La plupart des accusés et des témoins ont comparu devant le tribunal. Je pense que la prochaine séance sera dédiée aux plaidoiries des avocats », affirme-t-il, souriant et confiant.
Le supplice de Nabil Barkati et la révolte de Gaâfour
La date de cette dernière audience était chargée de symboles. C’est le 3 janvier 1984 qu’a eu lieu la Révolte du pain. Et c’est le 3 janvier 1986 que le Poct est né dans la clandestinité. Enseignant, syndicaliste et militant du Poct, Nabil Barkati a adhéré très tôt à une tradition de solidarité et de proximité avec les petites gens, les précaires et les oubliés du pays. Le 28 avril 1987, il est arrêté suite à la distribution d'un tract dénonçant l'affrontement entre le pouvoir du président Bourguiba et les islamistes. Le tract appelle également le peuple tunisien à se battre pour le « pain et la liberté ». Les agents du poste de police de Gaâfour lui font subir les pires exactions : position du poulet rôti, extirpation des ongles et des dents avec un arrache-clou, flagellation, tabassage jusqu’à ce que sa jambe soit fracassée. Mais il refuse de parler contre ses camarades et son parti.
Au cours d’une audition publique devant l’Instance vérité et dignité (IVD), le 18 novembre 2016, Ridha Barkati a témoigné de ce que les autorités sécuritaires de l’époque lui avaient déclaré : « Votre frère, malheureusement, n’est pas tombé sur un professionnel de la torture ! »
Nabil Barkati est retrouvé mort, à moitié nu, le 8 mai 1987, à quelques mètres du poste de police, près d’une voie ferrée, une balle dans la tête, un pistolet posé derrière sa jambe pour accréditer la thèse d’un suicide. La famille est alertée et Ridha est l’un des premiers à identifier le cadavre de son frère, « malgré les bleus parsemant tout son corps à l’aspect d’une saucisse, et le masque de la mort qui couvrait son visage d’une expression d’homme tétanisé par la terreur », se souvient-il.
Gaâfour va alors se soulever et la vague de protestations conduites par les voisins, les camarades et les proches de la victime poussera les autorités à instaurer un couvre-feu de quinze jours dans la région. Au 16e jour, pour calmer la colère populaire, le ministre de l'Intérieur de l'époque – le futur président Ben Ali, qui prendra le pouvoir le 7 novembre 1987 – ordonnera l'arrestation du commissaire du poste de police de Gaâfour. Ce dernier sera condamné en décembre 1991 à cinq ans de prison ferme pour mauvais traitements, après un procès que son avocat Habib Ziadi dénonce comme ayant été bâclé et inéquitable. Deux collègues du commissaire écoperont de trois ans de prison pour complicité. Les magistrats de l’époque refuseront de se départir de la thèse du suicide.
Précieux témoins
A la faveur de l’instruction menée par l’IVD avant le transfert du dossier à la chambre spécialisée du Kef, les chefs d’accusations ne sont plus les mêmes qu’il y a trente ans. Les charges sont désormais celles d’homicide volontaire, tortures, arrestation et détention sans ordre légal et dissimulation de preuves. Depuis les faits, le chef de poste est décédé, mais ses subalternes et présumés tortionnaires directs du jeune militant d’extrême gauche – les deux agents incarcérés en 1991 et qui font partie des sept personnes accusées du décès de Nabil Barkati – ont été interrogés par la présidente de la cour. Ils ont reconnu l’avoir torturé mais ont nié avoir participé à son assassinat.
« Ils continuent de prétendre que Nabil s’est enfui du poste de police en volant une arme, a ensuite escaladé une barrière malgré sa jambe cassée, puis s’est suicidé à près de 300 mètres de son lieu de détention. La dernière fois, la présidente de la chambre a demandé à l’un des accusés : ‘Et il a caché le pistolet dernière sa jambe ? Est-ce possible ?’ », relate Ridha Barkati.
Au cours des sept audiences précédentes, plusieurs témoins précieux ont défilé : le procureur de la République ayant dirigé l’enquête dès le 9 mai 1987 ; le médecin légiste, Moncef Hamdoun, qui après avoir nié l’hypothèse de l’assassinat l’a plus ou moins confirmée en diagnostiquant que la circonférence du trou relevé sur la tête de Nabil semblait trop petite pour un tir à bout portant, démolissant ainsi l’argument du suicide. L’ancien président de l’équipe de football de Gaâfour est aussi venu raconter avoir reçu dans un bar-restaurant qu’il possédait alors, des membres de corps sécuritaires qui, après quelques verres de vin, auraient parlé ouvertement de cette fameuse nuit de crime et de ses auteurs.
« Que plus aucune mère tunisienne n’endure mon calvaire ! »
Mokhtar Trifi avocat de la partie civile représentant de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) dans cette affaire et ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) n’est cependant pas aussi optimiste que Ridha Barkati sur l’issue rapide du procès. « Cinq autres prévenus, qui détiennent peut-être une part de la vérité, n’ont pas répondu à l’appel du tribunal », remarque-t-il. « Nous avons demandé à la présidente de la chambre d’émettre des mandats d’amener contre le reste des présumés responsables. Or deux problèmes persistent. D’une part, trente ans après les faits, certains prévenus sont décédés ou ont changé d’adresse. D’autre part, nous constatons l’absence de collaboration de la police judiciaire chaque fois qu’il s’agit de ramener par la force quelques-uns parmi leurs confrères. » Un point d’amertume dans la voix, l’avocat se dirige vers la voiture qui le ramènera à Tunis : « Le doute qui plane sur l’affaire profite, comme on dit, toujours aux accusés. »
Ridha Barkati a désormais 65 ans. Son souhait de transformer le poste de police de Gaâfour (dont une aile a été incendiée lors de la Révolution, il y a neuf ans) en un musée dénonçant la torture a été consigné dans le rapport final de la commission vérité. Ce cinéphile, homme de culture, défenseur des droits de l’homme et fervent militant contre la torture et la peine de mort ne cesse de le répéter : « Nous ne demandons pas d’indemnités financières. Tout ce que nous voulons, c’est que la vérité soit enfin dévoilée et que des excuses soient adressées à la famille et au parti de mon frère. Nous sommes capables de pardon. Ma mère a laissé en héritage un vœu : ‘que plus aucune mère tunisienne n’endure mon calvaire !’ »