Un quart de siècle après son arrivée en France, Laurent Bucyibaruta, 78 ans, a dû se plier à une nouvelle routine. Chaque matin il entre dans l’ancien Palais de Justice de Paris, progresse lentement sur les vieux pavés, entre dans la même salle d’assises où trois procès ‘rwandais’ se sont tenus avant le sien, pose sa canne et s’assoit sur son fauteuil. Ses notes et son bras gauche posés sur la table de ses avocats, l’ancien préfet étend ses longues jambes revêtues de pantalons de toile. Il est 9 h 30, sa journée commence, son corps frêle et son visage creusé se tournent vers les neuf hommes et femmes français - trois magistrats professionnels et six jurés - qui le jugent depuis le 9 mai pour génocide, complicité de génocide et complicité de crimes contre l'humanité.
Dans sa préfecture de Gikongoro, au sud du Rwanda, il aurait participé aux massacres de dizaines de milliers de Tutsis survenus dès les premières semaines du génocide, en avril 1994. Accusations qu’il conteste.
A la huitième semaine du procès, la fatigue de la Cour d’assises se lit sur les visages et dans les énervements du président, le juge Jean-Marc Lavergne, qui jongle avec les changements de calendrier des témoins et ne parvient pas à respecter les durées d’audience conseillées par les médecins du fait des pathologies du vieil homme qu’il doit juger. « Je n’ai pas le choix, je dois libérer la salle d’audience le 12 juillet au soir, il nous faut continuer ! » lâche-t-il, un soir après 19 h, quand l’avocat de la défense Jean-Marie Biju-Duval s’agace de sa décision d’entamer, là, la lecture de procès-verbaux d’audition de témoins décédés. Un exercice scolaire mais nécessaire, dans cette procédure où la première plainte a été déposée vingt-deux ans plus tôt. Quelques jurés, le nez dans leurs smartphones, relèvent la tête à l’éclat de voix.
Le poids des ans
Dans ce procès, le poids du temps, des ans, et du nombre de dépositions effectuées par les témoins sur ce génocide le plus jugé de l’histoire se font sentir. Mais il pèse de façon inégale. Ainsi en va-t-il pour Juvénal Rutebeka, 84 ans, qui témoigne en visioconférence du Rwanda à la demande de la défense, le 28 juin. L’ancien secrétaire de commune situe une réunion à laquelle a participé le préfet « en 1996 ou 1997 ». « Cela ne se serait pas plutôt passé en 1994 ? », le reprend doucement le président. Le témoin soutient que non, ce n’était pas en 1994, « car les Français étaient là » faisant référence à l’opération militaire Turquoise organisée par la France dans l’ouest du Rwanda en… 1994.
Me Biju-Duval l’interroge :
- Vous avez dit aux enquêteurs français, « il n’a rien fait », que vouliez-vous dire ?
- J’ai entendu parler de Bucyibaruta à Cyanika, Murambi, Kaduha [lieux de massacres, NDLR] mais moi je n’étais pas là, répond Rutebeka.
- Mais vous avez été entendu par les enquêteurs en 2013. Vous leur dites « pour moi, il n’a rien fait », est-ce que l’on peut conclure que ces informations [sur sa présence sur des lieux de massacres] vous en avez eu connaissance après 2013 ? reprend l’avocat.
- Oui, j’ai entendu cela après 2013.
- Je n’ai pas d’autres questions.
Un préfet resté vivant peut-il être innocent ?
La question de fond qui sous-tend ce procès est de savoir si un préfet resté en poste durant le génocide et qui n’a pas été victime des tueurs, peut être innocent. Dans les débuts du procès, le 16 mai, François-Xavier Nsanzuwera, ancien procureur de Kigali et ex-avocat général au Tribunal pénal international pour le Rwanda, a voulu trancher : « Ceux qui sont restés en fonction étaient d’accord avec la politique du gouvernement, qui était l'extermination des Tutsis. » Il précise cependant que, « dans le cas concret de Gikongoro, le commandant de gendarmerie Christophe Bizimungu ne participait pas ». N’est-il pas vrai que Bucyibaruta a demandé plus de gendarmes loyaux au président de la République et que celui-ci lui a dit non ?, l’interpelle Me Biju-Duval. « C’est toute l’ambiguïté de l’époque », rétorque Nsanzuwera, pour qui Bucyibaruta était cynique. « On ne se mouille pas trop, on pratique le double langage, on paraît respectable et en même temps on laisse faire. »
Le nom du major Bizimungu a souvent été cité dans ce procès. C’est lui qui, selon une Rwandaise réfugiée aux États-Unis entendue le 27 juin, va la sauver, elle et ses enfants, « à la demande de Bucyibaruta », qui connaissait son mari depuis de longues années. « Je suis Tutsie, mon mari est Hutu. Bucyibaruta est Hutu, sa femme est Tutsie. On était des familles mixtes », décrit Xavera Iyakaremye. « Tout le monde devait y passer. Bucyibaruta a décidé d’agir, de nous envoyer des hommes de bonne moralité » qui, selon son récit, lui ont permis de passer avec ses enfants une barrière meurtrière et de restée ensuite cachée à Gikongoro jusqu’à l’arrivée des militaires français de Turquoise.
« Bucyibaruta, ce n’est pas moi seule qu’il a pu sauver. J’ai entendu dire qu’il a pu sauver beaucoup d’autres personnes. C’est un homme droit, bon, compréhensif et pacifique », remercie la femme qui s’est exilée en 2005 après que son mari, un ancien magistrat, ait été emprisonné au Rwanda. A l’issue de son témoignage, Bucyibaruta abonde : « J’ai exposé le cas au commandant de la gendarmerie, c’est lui qui a choisi les gendarmes qui devaient aider cette famille. Ils devaient négocier plus qu’user de la force. Ces gendarmes étaient de bonne volonté, ils ont accompli leur mission. » « Il y a eu d’autres missions délicates ? », questionne le président Lavergne. « J’ai donné l’exemple de l’évacuation d’orphelins de Kaduha, des religieuses de Mubuga, en avril », répond l’accusé de sa voix qui semble tenir à un fil.
« Les autorités n’avaient plus d’autorité »
Le lendemain, 28 juin, c’est le tour du pasteur Norman Kayumba, lui aussi entendu en visioconférence des États-Unis, à la demande de la défense. Les propos de l’homme d’église sont solidement posés. Évêque anglican du diocèse de Kigeme, dans la préfecture de Gikongoro, il assistait en 1994 l’hôpital de cette commune, où de nombreux blessés et les élèves de l’école affluaient. « Une quinzaine d’élèves Tutsis qui ne pouvaient pas rentrer chez eux. »
Puis un groupe de 250 réfugiés Tutsis est arrivé. « Les tueurs allaient nous attaquer, nous nous sommes sentis démunis. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’adresser aux autorités, au bourgmestre, au commandant de la gendarmerie et au préfet. » Le témoin, costume noir et pull rouge surmonté d’une croix imposante, se renverse en arrière sur son fauteuil, indique qu’il veut partager une réflexion. « En général, la conclusion que j’ai tirée, c’est la suivante : la peur que j’avais, les autorités avaient la même, elles craignaient d’être tuées, que l’on tue leurs gens, sachant qu’il y avait des autorités qui étaient plus impliquées que d’autres dans le génocide. » Il marque une pause. « A Gikongoro, je dirais que Bucyibaruta pouvait m’aider tout comme il pouvait périr. » « Monsieur le juge, ce que j’ai vu dans ce pays m’a stupéfait, dit-il. Au Rwanda, c’était devenu le chaos. Les autorités n’avaient plus d’autorité sauf celles qui ont accepté d’être avec les tueurs. »
L’homme revient sur son récit de l’attaque en préparation. On est fin mai, « le jour de la Pentecôte 1994 ». Les tueurs avaient encerclé l’hôpital, il envoie son chauffeur chercher Bizimungu, le commandant de la gendarmerie. Il l’avait connu avant la guerre. « Et le préfet est arrivé à Kigeme parce qu’il voulait faire soigner son enfant. J’avais de la chance, je me suis dit, parce que j’avais le préfet et le chef de la gendarmerie. Quand les chefs des tueurs sont venus, je pense qu’ils s’attendaient à ce qu’on leur accorde le droit d’aller tuer. Le préfet et moi-même leur avons dit que rien de bon n’allait sortir de cela. Alors j’ai vu que les choses étaient graves lorsqu’ils ont agressé le préfet. Il est possible qu’il cachait des Tutsis à leurs yeux, parce que sa femme l’était. J’ai vu qu’il n’avait pas de pouvoir sur eux. Il est possible qu’il était encore préfet dans d’autres décisions mais pas dans cette attaque. »
C’est alors que Bizimungu s’est approché. Il était venu avec quelques gendarmes en armes, « sept peut-être ». « Il a parlé sur un ton grave : ‘si vous voulez vous affronter à mes gendarmes, restez sur place. Sinon partez.’ Ils se sont retournés disant qu’ils allaient revenir. »
« Être une autorité au moment où le pays est un vrai chaos, c’est une épreuve. Pour ma part, Bucyibaruta a fait ce qu’il a pu, ponctue le pasteur anglican. Toutes les fois où j’ai eu besoin de lui, il était là. Les tueurs ne croyaient pas en lui parce que sa femme était Tutsie et sa belle-famille aussi. Comme préfet, il devait être prudent. Ce qu’il pouvait faire, il le faisait ; ce qu’il ne pouvait pas, il ne le faisait pas. »