Plusieurs épisodes historiques ont récemment été au centre du débat public au Groenland et au Danemark, notamment les adoptions d'enfants groenlandais par des familles danoises dans les années 60 et 70 et les "orphelins judiciaires" : le fait que les Groenlandais nés de femmes groenlandaises non mariées à des hommes danois ont été privés de droits de succession. Un podcast d'investigation vient de révéler un autre exemple de la problématique tutelle des autorités danoises au Groenland : dans les années 1960 et 1970, les autorités sanitaires danoises ont posé des milliers de stérilets aux femmes et filles groenlandaises afin de réduire la croissance démographique.
Contrairement aux années précédentes, le gouvernement danois se montre pourtant aujourd'hui plus ouvert à l’idée d’ouvrir des enquêtes sur le passé colonial du Danemark au Groenland. La campagne de distribution de stérilets s'intègre ainsi à une enquête plus large sur les relations entre le Danemark et le Groenland, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à aujourd'hui.
La campagne de stérilets (1966-1974)
En 1953, le Groenland, ancienne colonie, est devenu une partie intégrante du Royaume du Danemark. Il est alors administré par le ministère du Groenland, sous l'égide du gouvernement danois, et un processus de modernisation efficace transforme rapidement le pays. Le taux de mortalité chute. En 15 ans, le taux de natalité augmente de près de 80 %. Dans les années 1960, le Groenland a le taux de natalité le plus élevé du monde et environ 50 % de la population a moins de 16 ans. Environ 25 % des enfants sont nés hors mariage. Le boom de la construction attire un grand nombre de travailleurs danois, entraînant une augmentation des grossesses chez les jeunes filles groenlandaises. En 1965, quelque 500 enfants naissent de femmes non mariées, dont un tiers ont moins de 20 ans. Dans la capitale, Nuuk, 50 % des enfants sont nés de mères célibataires.
Ces jeunes mères posent un problème pour le processus de modernisation : ces filles étaient destinées à être éduquées et à y participer. Les autorités danoises craignent également que la modernisation du Groenland ne soit plus coûteuse en raison de la croissance démographique. C'est pourquoi une campagne de planning familial est lancée en 1966. Un programme de stérilets est mis en place dans 17 districts médicaux. Entre 1966 et 1970, la moitié des femmes fertiles du Groenland, soit environ 4 500, en reçoivent un, ce qui entraîne une chute spectaculaire du taux de natalité. La campagne de pose de stérilets se poursuit jusqu'en 1974, mais le nombre de stérilets posés dans les années 70 n'est pas enregistré, de sorte que le nombre total est inconnu.
Réduire le coût de la modernisation
C'est cette campagne de stérilets qui a fait l'objet du podcast d'investigation Spiralkampagnen ("La campagne de stérilets") par deux journalistes de la Danish Broadcasting Corporation (DR), Celine Klint et Anne Pilegaard Petersen. Le podcast, diffusé en mai, révèle que certaines des 4500 femmes et jeunes filles groenlandaises n'ont jamais donné leur consentement éclairé, et que certaines femmes ont même reçu un stérilet après l'accouchement sans le savoir. Un ancien médecin groenlandais, Hans Jørgen Fenger, y explique que son supérieur à l'hôpital lui a dit que, pendant une certaine période, des stérilets avaient été posés systématiquement sur des patientes sans qu'elles le sachent ou y consentent. Une autre source décrit comment les médecins du Groenland plaisantaient en disant que lorsqu'une femme consultait un médecin pour un doigt enflé, elle repartait de la consultation avec un stérilet.
Après la publication du podcast, un gynécologue de Nuuk a déclaré à la Greenland's Broadcasting Corporation qu'ils trouvent encore aujourd'hui des stérilets chez des femmes qui ne savaient pas qu'ils étaient là. "Seules quelques femmes venant d’accoucher quittaient l'hôpital sans stérilet, et il en allait de même pour les femmes ayant subi un avortement", affirmait Jens Misfeldt, ancien médecin au Groenland, dans un article de 1977.
Les campagnes en faveur du stérilet et du planning familial ont-elles été motivées par la volonté de protéger les jeunes filles non mariées de tomber enceintes ? Ou ont-elles eu un motif économique ? L'administration danoise au Groenland souhaitait-elle limiter la croissance explosive de la population pour réduire le coût de la modernisation du Groenland ? Un discours prononcé en 1970 au Parlement danois par le ministre du Groenland A.C. Normann semble indiquer cette dernière hypothèse. "L'augmentation virulente de la population a signifié que nous devions redoubler d'efforts si nous voulions obtenir une amélioration des conditions de vie", déclarait-il, notant que la campagne du stérilet avait contribué à la baisse de la natalité.
"L'État a pris ma virginité"
Naja Lyberth est une thérapeute spécialisée dans les traumatismes et une voix importante dans le débat sur les stérilets. À 14 ans, elle a fait partie des milliers de jeunes filles et femmes du Groenland qui ont reçu un stérilet. À l'époque, elle n'était pas encore sexuellement active. Elle se souvient que le médecin de l'école a dit à toutes les filles de sa classe d'aller à l'hôpital pour se faire poser un stérilet. "Ils ne l'ont jamais présenté comme un choix", dit-elle. Le lendemain, une par une, elles ont reçu le dispositif. Lyberth est certaine que ses parents n'ont jamais autorisé la procédure et que, s’il l’avait su, son père s’y serait opposé. "L'État a pris ma virginité", dit-elle. Après l'intervention, Lyberth, comme beaucoup d'autres femmes groenlandaises qui se sont manifestées, a souffert de graves crampes menstruelles et de saignements abondants. Certaines ont souffert de complications liées à des infections utérines.
Lyberth a créé un groupe sur Facebook pour les femmes traumatisées qui souhaitent partager leur histoire de stérilet. Elle a appris que nombre d'entre elles n'ont pas pu tomber enceintes en raison de complications après avoir reçu le stérilet. "Il semble que plus elles étaient jeunes, plus les complications et le risque d'infertilité étaient élevés", dit-elle. Certaines des femmes du groupe avaient 12 ans lorsqu'elles ont reçu le moyen de contraception.
Les dispositifs contraceptifs utilisés au Groenland avant la campagne de pose de stérilets étaient les diaphragmes et les préservatifs. Bien que la pilule contraceptive ait été commercialisée en 1960 aux États-Unis et en 1966 au Danemark, elle n'a pas été jugée appropriée au Groenland. En 1966, une étude sur les méthodes contraceptives y a été menée. Elle faisait valoir que, puisque la pilule doit être prise quotidiennement et qu'au nord du Groenland le soleil ne se couche pas en été, les femmes seraient incapables de se souvenir de prendre leur pilule. Elle concluait que l'activité estivale des Groenlandais, qui aimaient passer deux à trois mois sous la tente sur des lieux de pêche, n'était pas compatible avec la prise régulière de la pilule.
"Acceptation silencieuse"
La campagne en faveur du stérilet n'a jamais été présentée au Conseil national groenlandais (Landsrådet), qui était à l'époque la plus haute instance politique représentative du Groenland. Le Conseil n'avait aucun pouvoir formel mais fonctionnait comme un comité consultatif auprès des autorités danoises au Groenland. Le podcast documente la façon dont les fonctionnaires danois ont préparé des notes pour une réunion aux Nations Unies, en 1974, visant à défendre la campagne de planning familial au Groenland. Dans ces notes, les fonctionnaires danois tentaient de faire valoir que, puisque le Conseil national n'avait pas pris de mesures contre la campagne de stérilets, leur passivité équivalait à une acceptation silencieuse.
À l'issue de la réunion, l’Onu a recommandé à tous les pays de veiller à respecter le droit des individus à déterminer leur propre planning familial. Elle a souligné que le planning familial systématisé ne devait pas être utilisé comme moteur d’un processus de développement.
Aujourd'hui, il peut être difficile de comprendre pourquoi personne au Groenland n'a critiqué publiquement cette pratique qui affectait tant de femmes. Peut-être faut-il chercher une explication dans la composition du Conseil national, qui ne comptait qu'une seule femme sur 13 membres. Ou peut-être que la contraception et l'utérus de la femme n'étaient tout simplement pas un sujet de conversation. Les femmes qui ont souffert de complications dues au stérilet l'ont gardé pour elles.
La campagne pour le stérilet n'était pas inconnue des Groenlandais avant la diffusion du podcast. Le professeur Peter Bjerregaard, de l'Institut national danois de la santé publique, a brièvement mentionné cette campagne dans sa thèse de doctorat en 1991, où il établissait un lien entre la chute drastique du taux de natalité au Groenland dans les années 60 et les stérilets et la campagne de planning familial. En 2019, le journal groenlandais Atuagagdliutit a publié un article sur la campagne de stérilets, dans lequel Naja Lyberth apparaît. En 2021, dans un article que j'ai écrit dans le magazine groenlandais Arnanut - où Lyberth est également citée - Kathrine Bødker, présidente du Conseil pour l'égalité des sexes au Groenland, est citée disant qu'elle connaissait cette campagne, faisant elle-même partie de la génération très réduite qui a suivi la campagne. L'article a provoqué un tollé sur les médias sociaux parmi les jeunes Groenlandais qui n'avaient jamais entendu parler de la campagne du stérilet, et parmi plusieurs femmes plus âgées qui ont témoigné de cette histoire. Mais il n'a pas eu de répercussions politiques ; les politiciens groenlandais sont restés silencieux.
Il a en revanche inspiré les deux journalistes de DR dont le podcast a suscité un appel à agir - indiquant que les temps ont changé et que de nombreux Groenlandais considèrent qu'il est grand temps de se confronter aux pratiques coloniales antérieures et aux abus au Groenland.
Nouvelle enquête
Les réactions au podcast ont été sévères. "Cette affaire est complètement absurde et ne doit en aucun cas être ignorée ou camouflée. Appelez-la par son nom : un génocide", a déclaré Aki-Matilda Høegh-Dam, députée groenlandaise au Danemark, sur le site d'information groenlandais sermitsiaq.AG. Elle affirme que la campagne de pose de stérilets relève de la définition du génocide donnée par les Nations unies consistant à "imposer des mesures destinées à empêcher les naissances au sein du groupe". La députée groenlandaise Doris J. Jensen a déclaré que les révélations sont d'une gravité telle que les relations entre le Danemark et le Groenland devraient être reconsidérées, suggérant ainsi une future déclaration d'indépendance du Groenland.
Le gouvernement du Groenland, les deux députés groenlandais du parlement danois ainsi que le parlement groenlandais ont tous demandé une enquête historique sur la campagne du stérilet. "Les récits des femmes groenlandaises ont profondément marqué. La couverture par DR dépeint une pratique profondément problématique qui semble totalement incompréhensible aujourd'hui", a déclaré à DR le ministre danois de la Santé. Il a promis que son ministère allait mener une enquête.
Au printemps 2022, la première ministre danoise Mette Frederiksen avait officiellement présenté des excuses pour le retrait de 22 enfants groenlandais de leurs familles dans le cadre de ce qu’on a plus tard appelé "L'expérience" - une tentative ratée d'éduquer une nouvelle élite groenlandaise en retirant les enfants à leurs parents et en les amenant au Danemark pour qu'ils apprennent à parler danois et à comprendre la culture danoise.
Cela représente un changement spectaculaire par rapport à 2013, quand la première ministre danoise Helle Thorning Schmidt avait répondu "Nous n'avons pas besoin de réconciliation", à ma question de savoir si le Danemark participerait à la Commission de réconciliation groenlandaise.
Cette année, à l'Assemblée nationale, le Danemark et le Groenland se sont mis d'accord pour lancer une nouvelle enquête impartiale sur les relations historiques entre le Danemark et le Groenland, de la Seconde Guerre mondiale à aujourd'hui. Une recherche sur la campagne du stérilet sera désormais incluse dans cette enquête.
MARTINE LIND KREBS
Martine Lind Krebs est journaliste et anthropologue, spécialiste du Groenland, où elle a grandi. Elle a été rédactrice en chef des actualités radio et en ligne sur KNR, la Société de radiodiffusion groenlandaise, et du magazine groenlandais Arnanut. Aujourd'hui, elle travaille en tant que journaliste indépendante et productrice de matériel pédagogique sur le Groenland.