Le 22 juillet, par quinze voix contre une, la Cour internationale de justice (CIJ) s’est déclarée compétente pour juger des allégations de génocide à l’encontre de la minorité birmane des Rohingyas. Les juges ont rejeté les arguments présentés par les représentants de Myanmar qui contestaient l’admissibilité du dossier déposé par la Gambie en novembre 2019. Le petit pays d’Afrique de l’Ouest accuse Myanmar d’avoir violé la Convention pour la prévention et la répression du génocide dans ses attaques contre la minorité des Rohingyas, notamment lors d’opérations militaires en 2016 et 2017 qui ont conduit à un exode massif de cette population à majorité musulmane vers le Bangladesh voisin. La CIJ se donne donc ainsi le droit de juger désormais l’affaire au fond.
Myanmar contestait notamment que la Gambie soit le vrai plaignant dans cette affaire, affirmant qu’elle agissait en réalité par procuration au nom d’une organisation internationale, l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Rangoun avançait également qu’il n’existait pas de dispute entre leurs deux pays et que la Gambie n’était pas affectée directement par les faits allégués – deux autres éléments qui, selon le gouvernement birman, rendaient inadmissibles l’action légale de la Gambie sur ce dossier.
Pour la CIJ, "la question de savoir ce qui a pu motiver un État tel que la Gambie à engager une procédure n'est pas pertinente pour établir la compétence de la Cour" et "aucune preuve ne lui a été présentée montrant que le comportement de la Gambie s'apparente à un abus de procédure". La cour réaffirme que "tous les États parties à la Convention sur le génocide ont donc un intérêt commun à assurer la prévention, la répression et la punition du génocide, en s'engageant à remplir les obligations contenues dans la Convention."
La dissidence chinoise
Une voix discordante est néanmoins venue de la juge chinoise Hanqin Xue. Pour elle, les éléments du dossier démontrent que "la Gambie a été chargée et désignée par l'OCI pour engager la procédure contre Myanmar devant la Cour" et que, d'autre part, "la Gambie ne revendique aucun lien avec les actes allégués au Myanmar". Dès lors, "l'action en justice de la Gambie, que ce soit dans l'intérêt commun des États membres de l'OCI ou dans l'intérêt commun des États parties à la Convention sur le génocide, équivaut sans doute à un litige d'intérêt public", écrit la juge chinoise. "Les allégations de génocide ou d'autres actes génocidaires nécessitent une enquête et des preuves sérieuses. Lorsque le requérant n'a aucun lien, quel qu'il soit, avec les actes allégués, il lui est apparemment difficile, voire impossible, de recueillir des preuves et de mener une enquête par ses propres moyens. Le fait de s'appuyer entièrement sur les preuves et les sources matérielles recueillies par des tiers, par exemple des organes des Nations unies, des organismes de défense des droits de l'homme ou l'État concerné, ne fait que renforcer l'argument selon lequel l'affaire est une action d'intérêt public, actio popularis. Une telle action, même sous la forme d'un litige bilatéral, peut effectivement permettre aux organisations internationales d'avoir accès à la Cour dans le futur."
En somme, pour la juge chinoise, "le requérant doit avoir un lien territorial, national ou de quelque autre nature avec les actes allégués" alors que, dans sa majorité, la Cour a jugé qu'aucun intérêt particulier d'un État n'était nécessaire pour invoquer la responsabilité d'un autre État face à la Convention sur le génocide.
Il est loin d’être inhabituel que le positionnement des juges de la CIJ reflète plus ou moins discrètement le positionnement politique de leur pays d’origine (la Chine est un des rares pays à entretenir des relations avec la junte birmane). Cela s’est, par exemple, récemment vu dans la plainte déposée par l’Ukraine après l’invasion par la Russie.
Dans son opinion dissidente, la juge Xue estime que "lorsque le requérant agit en fait pour le compte d'une organisation internationale, bien qu'en son propre nom, le défendeur peut être placé dans une position désavantageuse devant la Cour. Cela est particulièrement vrai si plusieurs juges du siège sont des ressortissants d'États membres de l'organisation internationale concernée". Or, au moins quatre juges de la CIJ sont originaires d’Etats membres de l’OCI.
Les changements politiques au Myanmar
La décision de la Cour n’est pas une surprise. En janvier 2020, les juges avaient ordonné aux autorités birmanes de prendre des mesures provisoires d’urgence pour empêcher les violences contre les Rohingyas. Elle avait alors déjà donné des indications sur sa position au sujet de sa compétence. Le rythme de la procédure confirme surtout que des années devraient s’écouler avant que la cour rende son jugement sur le fond.
Pendant ce temps, les soubresauts de l’histoire continuent de secouer Myanmar. Ironiquement, c’est d’ailleurs le juge ad hoc désigné par Myanmar, l’Allemand Claus Kress, qui a courtoisement bousculé la cour à ce sujet dans une déclaration jointe à l’arrêt de la Cour.
Car les choses ont beaucoup changé depuis que l’ancienne icône des droits de l’homme et lauréate du Prix Nobel de la Paix, Aung San Suu Kyi, était venue représenter et défendre son pays devant la CIJ, en décembre 2019. Depuis, l’armée birmane a repris tout le pouvoir à l’issue d’un coup d’État, en février 2021. Aung San Suu Kyi a été arrêtée et condamnée à 11 ans de prison. Et ce sont deux membres de cette junte non reconnue par l’Onu qui représentent désormais Myanmar devant la CIJ. "Malgré ces faits profondément troublants, le tribunal a commodément traité les personnes que le régime militaire a envoyées à La Haye en tant qu'agents du Myanmar (ou représentants légaux du Myanmar) comme s'il s'agissait de véritables représentants de l'État - et, bien entendu, du peuple du Myanmar", écrit Maung Zarni, militant birman des droits de l’homme et membre de l’ONG Genocide Watch.
Le juge Kress a tenu à rappeler que l’Onu s’est officiellement inquiétée de la nouvelle répression politique au Myanmar, passée sous silence dans le jugement de la Cour. Il a souligné que le « gouvernement d’unité nationale » en exil, qui représente officiellement le pays à l’Onu, avait désigné ses propres agents pour défendre le dossier devant la CIJ. Selon le juge Kress, "dans de telles circonstances, le fait que la Cour ait procédé comme elle l'a fait est moins que satisfaisant".
Premières exécutions depuis 1988
Selon l’ONG Human Rights Watch, "depuis le coup d'État de février 2021, la junte militaire a imposé des restrictions de mouvement encore plus importantes et des sanctions plus sévères aux Rohingyas qui tentent de quitter l'État de Rakhine". Dans un communiqué de presse, l’ONG américaine espère que "en obligeant les militaires à rendre compte des atrocités commises contre les Rohingyas, la Cour mondiale pourrait donner l'impulsion nécessaire à une action internationale plus importante en vue de rendre justice à toutes les victimes des crimes commis par les forces de sécurité du Myanmar".
La junte militaire de Myanmar ne s’est apparemment pas montrée très sensible à la pression. Le 25 juillet, elle a annoncé avoir procédé aux premières exécutions d’opposants politiques depuis 1988. Selon l’Onu, 114 Birmans ont été condamnés à mort depuis le coup d’état militaire de février 2021.