La route goudronnée de 90 km qui relie le nord de la ville pétrolière ougandaise de Hoima, dans l'ouest du pays, à Buliisa, sur la rive est du lac Albert, a été baptisée par la population locale « route du pétrole ».
Au lever du jour, à la mi-juillet, nous sommes accueillis à l’approche du village de Kasinyi par une armée de babouins à l'air inquiet. Certains portent leurs petits sur le dos ou sous le ventre pendant qu'ils cherchent de la nourriture. D'autres portent leur butin de maïs chapardé dans les jardins potagers des habitations aux toits de chaume, alors qu'ils traversent le hameau pour se rendre dans la réserve de Buliisa, dans la région d'Albertine.
Les babouins gardent une distance respectueuse des fermiers locaux qui se rendent dans leurs jardins. Certains sont habillés en haillons et portent des houes à la main. La plupart d'entre eux, ainsi que les écoliers, marchent pieds nus sur la nouvelle route goudronnée.
Comme convenu avec nos guides, nous devions être dans le village de Kasinyi avant que le tout-puissant et très redouté président du village, Gilbert Barikurungi, ne se réveille pour son travail quotidien, qui est de vérifier si des visiteurs, des médias ou autres "indésirables" ont visité la communauté à la faveur de l'obscurité ou lorsqu'il a baissé sa garde.
Barikurungi, chef de la plus petite des entités du gouvernement local est l'un des membres officiellement connus, selon les habitants, pour servir d'informateur pour le conglomérat français Total Energies et le gouvernement ougandais, qui se sont jurés de faire aboutir le projet pétrolier Tilenga à tout prix, malgré les préoccupations locales et internationales concernant les violations des droits humains, les compensations financières inadéquates, la destruction de l'environnement, les déplacements massifs de population, l'intimidation et le harcèlement de la population locale.
1 milliard de barils de pétrole
Le projet Tilenga, d'un coût de 9 milliards d'euros et dont l'exploitation devrait commencer en 2025, vise à extraire environ 1 milliard de barils de pétrole du sous-sol du lac Albert et de ses rives. Au cours de ce processus, environ 100 000 personnes doivent être déplacées de leurs foyers. Dans le seul district de Buliisa, cela représentera un tiers de sa population.
La zone, verrouillée, ne peut être visitée qu’avec une autorisation gouvernementale de haut niveau pour les médias ou les groupes de défense des droits intéressés par le projet pétrolier. « Vous devez quitter cet endroit avant que le président [du village] ne se réveille. S'il remarque un étranger, il alerte la police et l'armée, et ce n'est pas bon pour nous », me prévient l'un de mes guides locaux d'un ton autoritaire. « Il est dangereux », ajoute-t-il.
« Donnez-moi d'abord les noms des personnes qui se plaignent de moi. Au moins quelques noms avant que je puisse vous donner un commentaire », a exigé Barikurungi lorsque Justice Info l'a sollicité par téléphone. « Les questions liées au pétrole ici sont très sensibles. Vous devez révéler qui s'est plaint à vous et je dois obtenir leurs détails. Si vous ne me donnez pas les noms, je ne peux pas commenter », a-t-il ajouté, avant de raccrocher.
Le 9 novembre 2021, une mission diplomatique de l'Union européenne a reçu l'ordre de quitter immédiatement la zone et a été escortée par la police, malgré l'autorisation qu’elle avait reçue du ministère ougandais des Affaires étrangères, nous a confirmé un membre de la délégation européenne à Kampala. La même année, Maxwell Atuhura, un défenseur des droits humains dont l'organisation Afiego avait aidé des membres de la population locale à saisir la justice pour contester les montants des compensations versées, et Federica Marsi, une journaliste indépendante, ont été arrêtés par le commissaire résident du district et le commandant de la police du district de Buliisa dans un hôtel où ils séjournaient alors qu'ils interviewaient des personnes affectées par le projet.
« Nous considérons le pétrole comme une malédiction »
Le village de Kasenyi, où une installation centrale de traitement du pétrole a été mise en place, se trouve à environ 1,5 kilomètre de la propriété de Jealousy Mugisha. Mugisha, 50 ans, est père de sept enfants. Sa famille fait partie des sept toujours accusées devant un tribunal ougandais d’avoir fait obstacle à un programme gouvernemental après avoir protesté contre une compensation insuffisante pour le rachat de leurs terres. « Ma maison était considérée comme secondaire. Au début, nous n'avons pas compris la différence entre résidence secondaire et principale, jusqu'à ce que nous allions demander expressément que l’on nous dise à quel prix notre propriété serait achetée par le projet pétrolier », nous précise Mugisha.
« On m'a dit qu'en tant que propriétaire d'une maison secondaire, je devais recevoir une compensation en espèces, tandis que les propriétaires de résidences principales devaient recevoir des terres pour s'installer », explique-t-il. « Ma femme et moi leur avons répondu que le projet nous avait trouvés sur nos terres, que nous avons vécu dans cette maison toute notre vie et que nous ne prenions pas d'argent liquide. Puis j'ai été convoqué au tribunal à Masindi par le procureur général. D'autres membres de notre famille ont reçu l'ordre d'accepter une compensation pour leur terrain de 13,5 acres chacun, à hauteur de 3,5 millions de shillings ougandais (environ 950 USD), plus une indemnité de perturbation de 30 % », ajoute-t-il. « Pour moi, je ne demande pas une maison mais un foyer parce que j'avais ma maison, et j'avais construit une autre maison pour les garçons plus âgés et une autre pour les filles. »
Le 30 avril 2021, Mugisha et quelques autres plaignants ont perdu le procès. Les résidents rebelles ont fait appel et quinze mois plus tard, leur affaire n'a toujours pas été entendue. « En tant que communauté, nous avons le sentiment que le gouvernement ne nous a pas aidés mais qu'il nous a plutôt opprimés », déclare Mugisha. « Lorsque nous exposons nos problèmes, le commissaire résident du district (représentant du président de la République dans la région), le commandant de la police du district, la sécurité intérieure, l'armée viennent nous harceler en disant que nous nous battons contre un projet gouvernemental », a-t-il ajouté. « Nous considérons le pétrole comme une malédiction et non comme un avantage. Ils savent que le peu qu'ils nous donnent en compensation ne suffit pas à nous acheter une autre parcelle de terre. Nous sommes dans une situation similaire à celle de Ken Saro-Wiwa, du moins d'après ce que nous avons entendu et regardé sur les vidéos, et nous allons poursuivre ce voyage pour que nos enfants n'aient pas ce terrible héritage de ne pas avoir de terre », a-t-il ajouté, en référence à l'écrivain nigérian et militant de premier plan qui a été exécuté en 1985 après avoir exposé le sort de sa communauté Ogoni dans la région du delta pétrolier du Nigeria. La femme de Mugisha ajoute qu'ils s'occupent aussi de sa belle-mère de 78 ans, femme au foyer et veuve ayant trois autres personnes à charge.
Lutte pour l'indemnisation
Geoffrey Byakagaba, agriculteur de 43 ans et père de 10 enfants, est l'un des rares qui se battent encore devant les tribunaux. Il réside lui aussi à Kasenyi, près de l'installation de traitement. En 2017, Total lui a proposé 2,1 millions de shillings ougandais par acre (environ 560 USD), mais il a rejeté l'offre au motif qu'elle est insuffisante. Une délégation de 16 ministres dirigée par le ministre des Terres de l'époque, Betty Amongi, a par la suite renchérit à 3,5 millions par acre [demi-hectare, NDLR] l’offre de compensation en espèces, dit-il. « Mais nous ne voulons pas recevoir de compensation en nature, car nous pouvons prouver qu’il y a eu des achats de terres entre 10 et 15 millions de shillings [par acre] dans la même zone », précise Byakagaba. Une offre alternative de terres a été identifiée à Nyakatokye, dans le comté voisin de Kigorobya, et certaines des personnes affectées par le projet l'ont acceptée. « Mais ces mêmes terres de Nyakatokye ont été vendues à 7 millions par acre, alors que Total a insisté pour ne nous donner que 3,5 millions. Tout en, dans le même temps, nous donnant un ultimatum pour quitter notre terre ancestrale », s’indigne Byakagaba.
Dans une réponse écrite à Justice Info, Gloria Sebikari, porte-parole de l’Autorité du Pétrole d’Ouganda, un organisme gouvernemental, affirme que « l'acquisition et/ou l'utilisation de terres pour les opérations pétrolières respecte dûment les droits des propriétaires fonciers et les obligations prévues par les lois du pays. Les taux d'indemnisation pour les cultures, les arbres et autres biens non permanents sont déterminés par le(s) conseil(s) foncier(s) de district sur une base annuelle et approuvés par l’évaluateur en chef du ministère des Terres, du Logement et du Développement urbain. Ces taux sont révisés afin de garantir l'équité et de s'assurer qu'ils sont conformes au prix du marché. » Elle ajoute qu’une "décision d'augmenter les taux de compensation foncière a été prise à la suite d'une réunion consultative ministérielle conjointe qui s'est tenue avec les personnes affectées par le projet à Buliisa en 2018." Selon elle, « le développeur du projet [Total] ainsi que les communautés affectées et leurs dirigeants avaient identifié plusieurs terrains à la fois dans les districts de Hoima et de Buliisa, et Nyakatokye était l'une des nombreuses options, que les PAPs [Personnes affectées par le projet] ont toujours refusé d'accepter ».
Elle affirme également que certaines des personnes affectées par le projet choisissent de quitter les zones rurales pour des zones urbaines ou pour des endroits où la productivité et le niveau de développement sont plus élevés et où elles ne trouvent pas les mêmes valeurs marchandes. « Aucun PAP n'est forcé d'accepter des valeurs de compensation contre sa volonté et chaque compensation n’est effectuée qu'après un accord mutuel entre les développeurs de projet(s) et les PAPs à la suite d'un processus très rigoureux auquel assistent toutes les parties concernées, y compris les PAPs, les fonctionnaires du gouvernement, les développeurs de projet(s), les chargés de gestion de la compensation et l'évaluateur en chef du gouvernement, entre autres. »
Présence militaire et astuces du gouvernement
Des avis d’expulsion sont plantés à l’attention des résidents dans les zones où passeront les pipelines. De nombreux militaires sont positionnés sous le dense couvert forestier, hors de la vue des visiteurs. Une importante caserne militaire se trouve à Butyaba, le long du lac Albert qui fait frontière avec la République démocratique du Congo. De loin, nous avons vu plusieurs véhicules amphibies, un hélicoptère de combat et des batteries d'artillerie. Des patrouilles à pied et plusieurs barrages routiers militaires sont positionnés à des endroits stratégiques et nous avons vu une fois des soldats au sommet d'un rocher avec des jumelles alors que notre véhicule entrait dans la gorge de Biso sur le chemin de Buliisa à Hoima.
Selon Byakagaba, deux réunions ont eu lieu avec l’Autorité du Pétrole d’Ouganda dans la capitale administrative d'Entebbe, à environ 400 km de là. Un accord a été conclu pour une transaction de terre à terre pour les personnes affectées par le projet, mais ce projet d’accord s’est vite dégonflé. "Au début, ils nous ont donné le transport jusqu'à la réunion d'Entebbe, puis ils ont dit que l'argent n'était pas là, mais c'était dans le but de nous épuiser. Ils savaient que nous n'avions pas d'argent pour couvrir ce voyage lorsqu'on nous appelait", indique Byakagaba. « Le dernier clou dans le cercueil a été planté avec la décision du 30 avril [2021]. Seuls deux d'entre nous étaient au tribunal, les autres n'ayant pas réussi à financer les frais de transport. Deux jours après le jugement, les engins de construction de Total étaient sur le site, ce qui signifie que tout était prévu. Le juge a dit qu'il nous donnait 60 jours pour accepter l'argent de l'indemnisation ou pour déposer un appel… mais c'est à ce moment-là que le pays s'est confiné du fait de l’épidémie de Covid-19. »
Aucune preuve, selon Total
Dans une réponse écrite à Justice Info, Total Energies affirme qu’« aucune preuve n'a été trouvée que la société ou son sous-contractant Atacam, avec le soutien d'agents de l'État, ait exercé une quelconque pression sur les PAPs dans le processus de réinstallation volontaire, ni communiqué de manière agressive ou trompeuse pour convaincre les PAPs de signer des accords de compensation ». L'entreprise explique « qu'en l'absence de conclusion du processus de réinstallation sur une base volontaire, comme c'est le cas dans de nombreux autres pays du monde, la législation locale prévoit la mise en œuvre d'une réinstallation obligatoire dans le cadre d'une procédure judiciaire » et « qu'il est possible que certains PAPs, informés de la perspective d'une telle procédure judiciaire, aient été déstabilisés ou aient ressenti des pressions ». Elle souligne « que la grande majorité des griefs portent sur des questions liées à l’évaluation des cultures en cours et à la caractérisation de la maturité des cultures » et que « beaucoup de ces griefs ont été résolus en faveur des PAPs ».
Total déclare également « ne pas avoir connaissance d'allégations de défenseurs des droits humains et de l'environnement faisant état de menaces ou de représailles de la part de sa filiale, de ses contractants ou de ses employés en Ouganda ou en Tanzanie ». A propos de l'arrestation d'Atuhura et de Marsi, Total affirme être « intervenu auprès des autorités ougandaises » et avoir « pris l'initiative d'informer le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, basé en Ouganda ».
Impact environnemental
Byakagaba ne fabriquait pas jusqu'ici de charbon de bois, une pratique qui, selon lui, dégrade la terre de ses ancêtres. Mais depuis qu’il a reçu l'ordre d'arrêter de cultiver et d'élever des animaux sur ses terres, il dit qu'il a été obligé de le faire pour gagner sa vie. « Avec moins de nourriture et une lourde charge de travail, la combustion du charbon de bois m'a causé des douleurs au dos. J'ai dû aller me faire soigner à grands frais », indique-t-il.
Les habitants de la région d'Albertine s'inquiètent également du fait que les inondations dues à la construction de parcs industriels ont détruit leurs jardins et provoqué une pollution de l'eau. Ils demandent également que le gouvernement les dédommage pour les 200 mètres de terrain - la distance exigée par le gouvernement comme zone tampon entre leurs terres et l'installation centrale de traitement, les puits de production de pétrole, l'oléoduc et les parcs industriels - qui n'ont pas été inclus dans le programme de compensation.
« Ils veulent que nous signions et donnions 200 mètres de nos terres aux projets pétroliers en tant que voisins, mais ils ne veulent pas payer pour cela ; pourtant, c'est bien l'empreinte du projet pétrolier », déclare Isaac Mugume, un agriculteur de 57 ans du district de Hoima. « Même lorsque nous signons des documents relatifs aux terres acquises par Total, ils ne nous donnent pas de copies », ajoute-t-il. (Total elle-même nie avoir retenu une quelconque copie de l'accord relatif aux terres expropriées).
Selon Sebikari, « la protection des droits humains fait partie intégrante de la mise en œuvre des projets dans le secteur pétrolier et gazier », et l’Autorité du Pétrole d’Ouganda, qui « n'a reçu aucun document attestant de violations des droits humains, reste ouverte à la réception d'informations et de preuves à ce sujet ». Sebikari affirme que le « gouvernement est attentif à tous les groupes vulnérables qui ont été touchés par le projet pétrolier en Ouganda » et au fait que « l’évaluation de l'impact environnemental et social, les processus d'acquisition de terres et les plans de gestion respectifs garantissent la documentation des groupes vulnérables et de leurs besoins uniques ».
Plainte contre Total en France
Lors de notre visite, nous avons vu des maisons constituées d'une seule pièce du plan de réinstallation de Total Energies abandonnées dans la jungle, les bénéficiaires potentiels affirmant qu'elles étaient trop petites pour de grandes familles africaines, très chaudes sous le soleil tropical et sombres à l'intérieur car la lumière ne pouvait pas pénétrer les lourdes portes et fenêtres métalliques installées et parce qu’il n'y avait pas d'électricité. Un fonctionnaire nous a expliqué que les portes et fenêtres métalliques étaient destinées à protéger les occupants des cambrioleurs qui s'étaient infiltrés dans la région en raison du boom pétrolier. Cependant, lors du lancement de la remise des maisons aux bénéficiaires, Pierre Jessua, alors directeur général de Total Energies Uganda, avait déclaré que « ce projet de réinstallation est un symbole important de notre engagement à entreprendre le projet de développement de Tilenga en respectant les normes les plus strictes en matière de droits humains ». Dans sa réponse écrite à Justice Info, Total assure ne pas avoir entendu parler de telles critiques, tout en précisant que « durant le déploiement, ces habitats ont été améliorés, en tenant compte des insuffisances des premiers logements construits ».
Cette situation a valu à Total un procès en France pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, adoptée en 2017. Selon cette nouvelle loi, les entreprises doivent s'assurer que les activités de leurs filiales à l'étranger respectent les normes sociales, environnementales et les droits humains. Une plainte a été déposée par quatre ONG ougandaises et deux ONG françaises en octobre 2019. Les recours de Total ayant été rejetés par la Cour de cassation en décembre 2021, l'affaire doit maintenant être entendue sur le fond.