Le procès de Salih Mustafa, un ancien commandant de 50 ans de l'Armée de libération du Kosovo (UCK), un groupe séparatiste luttant pour l'indépendance du Kosovo vis-à-vis de la Serbie, s'est achevé devant les Chambres spécialisées du Kosovo (CSK), le 15 septembre. Il a marqué la fin du premier procès pour crimes de guerre devant ce tribunal spécial basé à La Haye et créé par l'Union européenne en 2015.
Le bureau du procureur accuse Mustafa de détentions arbitraires, traitements cruels, tortures et meurtres de civils pendant les 14 mois de lutte pour l'indépendance du Kosovo, à la fin des années 1990. Selon le procureur, il était le commandant de la zone d'opération de Llap, dans le nord-est du Kosovo, et ses forces dirigeaient le centre de détention de Zllash, où étaient détenus la plupart des Albanais du Kosovo accusés de collaborer avec les forces serbes. "Rien ne prouve que l'unité n'était pas sous son contrôle ou qu'elle ne faisait pas ce qu'il ne voulait pas qu'elle fasse", déclare le procureur Cezary Michalczuk dans son réquisitoire, le 13 septembre.
Pendant 49 jours d’audience, la Cour a entendu 29 témoins, dont huit rescapés de la prison. Selon ces derniers, les prisonniers étaient détenus dans des installations de fortune, parfois décrites comme une étable, sans nourriture, eau, literie, soins médicaux ou toilettes adéquats. Ils ont décrit avoir été battus, soumis à des chocs électriques et brûlés à la bougie, tant par Mustafa que par ses hommes. "Vous attendiez juste la mort, quand elle arriverait. Aujourd'hui, demain, vous attendiez d'être tué", a déclaré un témoin, sous couvert d'anonymat.
"L'accusé était un commandant respecté et doté d'autorité", affirme le procureur Jack Smith, qui décrit à la cour comment Mustafa était en contact fréquent avec les hommes de la prison, via un téléphone satellite. Un témoin protégé a déclaré que le "commandant Cali", comme était connu Mustafa, lui criait dessus et le battait, avant de le laisser avec des soldats qui les battaient jusqu'à ce qu'ils perdent connaissance.
"Tous ces témoignages ne peuvent pas être vrais"
Mustafa a nié les accusations à l'ouverture de son procès, l'année dernière. "Je ne suis coupable d'aucun des chefs d'accusation qui me sont présentés ici", a-t-il déclaré. Il a assisté au procès par intermittence, comparaissant parfois devant le tribunal et regardant parfois les débats en direct depuis le centre de détention. Bien qu'il ait renoncé à son droit d'avoir le dernier mot le dernier jour de son procès, il a maintenu son innocence.
La défense conteste de nombreuses déclarations de témoins, soulignant les incohérences des témoignages, notamment le manque de clarté quant au nombre de bâtiments sur le site ou au nombre de nuits passées en détention. "Tous ces témoignages ne peuvent pas être vrais sur tous les points", soutient l’avocat Julius von Bone. L'avocat néerlandais affirme que si Mustafa faisait partie de l'Agence d'information de sécurité, ou BIA, il ne commandait aucune force armée. Il n'y avait "pas d'inscription, pas de grades, pas d'uniforme, pas de structure de commandement", déclare Me von Bone, s'opposant à la thèse de l'accusation selon laquelle l'UCK s'apparentait à un commandement militaire. "Il n'a jamais commis aucun crime", plaide von Bone au dernier jour du procès, demandant à la cour d'acquitter son client de toutes les charges.
Par moments, von Bone a semblé se débattre avec les complications d'une procédure judiciaire internationale. Après qu'il ait révélé à plusieurs reprises des informations confidentielles au cours de sa plaidoirie, la juge Mappie Veldt-Foglia a montré son exaspération. "Je ne sais pas comment être plus claire", dit-elle à von Bone, après lui avoir demandé à plusieurs reprises d'arrêter de lire en audience publique les dates de certains événements.
Un tribunal controversé
En 2010, le procureur suisse et rapporteur du Conseil de l'Europe, Dick Marty, a publié un rapport mettant en lumière de graves délits commis par les membres de l'UCK pendant la guerre du Kosovo. Le rapport lui-même était controversé. Il alléguait notamment que l'UCK se livrait à des prélèvements d'organes mais ne fournissait aucune preuve concrète. Cependant, il contenait des allégations selon lesquelles d'éminents dirigeants de l'UCK étaient liés à des crimes de guerre et à des crimes contre l'humanité, notamment Hashim Thaci - qui allait devenir président du Kosovo en 2016 - et l'un des fondateurs du groupe, Kadri Veseli, futur président de l'Assemblée nationale.
Dans la foulée du rapport, la mission "État de droit" de l'UE au Kosovo, EULEX, a ouvert une enquête criminelle sur les allégations de Marty. Trois ans plus tard, cette enquête a conclu qu'il y avait suffisamment de preuves pour inculper les dirigeants de l'UCK de crimes de guerre. En 2015, face à la pression internationale croissante, le Kosovo a adopté à contrecœur un amendement constitutionnel visant à créer un tribunal, établi à La Haye et doté de personnel international dans le but de prévenir la subornation de témoins. Avant le rapport de Marty, la tentative la plus visible de demander des comptes aux dirigeants de l'UCK - le procès de trois de ses principaux dirigeants devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie - s'était soldée par l'acquittement de deux d'entre eux, parmi des allégations d'intimidation de témoins.
Mais la défense de Mustafa a capitalisé sur le sentiment que ce tribunal s'en prend aux opprimés. Mustafa lui-même a exprimé son mépris pour les KSC à l'ouverture de son procès, les qualifiant de "bureau de la Gestapo". Depuis, les parlementaires au Kosovo ont tenté à deux reprises d'abroger la loi qui permet au tribunal de fonctionner. L'UCK est largement perçue dans le pays comme une force de libération qui a vaillamment combattu ses oppresseurs serbes. "Les gens s’étaient unis pour libérer leur pays de l'un des régimes les plus oppressifs de l'histoire moderne", soutient l'avocat de la défense von Bone.
Le conflit, qui a débuté en février 1998, a fait 13 000 morts. En juin 1999, les frappes aériennes de l'OTAN ont finalement chassé les forces du président serbe de l'époque, Slobodan Milošević, de la région séparatiste. Plus d'un million de personnes ont été déplacées pendant les combats et on estime que 6 000 personnes sont toujours portées disparues.
Autres procédures
Les KSC ont inculpé cinq autres hommes pour crimes de guerre, dont l'ancien président du Kosovo, Hashim Thaci. Tous sont en détention provisoire, mais à l'exception de Mustafa, les procédures en sont encore au stade de l’enquête. Le groupe est maintenant en détention depuis près de deux ans.
Ce retard a aggravé la situation difficile des victimes et de leurs proches. "Les victimes sont douloureusement conscientes des atrocités commises, dont on ne sait toujours rien à ce jour", déclare à l’audience Anni Pues, l'une des avocates représentant les victimes dans cette affaire.
Une partie du retard est liée à la logistique. L'enquête aurait accumulé des centaines de milliers de pages de documents et des milliers de fichiers vidéo, qui doivent tous être traduits dans les trois langues du tribunal : l'albanais, le serbe et l'anglais. L'un des membres de l'équipe juridique de Thaci a tweeté la semaine dernière que plus d'un million de pages de documents leur avaient été divulguées dans son seul dossier.
Thaci a plaidé non coupable de six chefs d'accusation de crimes de guerre et de quatre chefs d'accusation de crimes contre l'humanité en novembre 2020, déclarant au tribunal : "L'acte d'accusation est totalement dénué de fondement". L'ancien porte-parole de l'UCK, Jakup Krasniqi, qui est l'un des coaccusés de Thaci, a plaidé non coupable au cours de la même audience.
Le procureur demande 35 ans de prison
S'il est condamné, Mustafa ne sera pas le premier accusé reconnu coupable par les CSK. Cette distinction revient aux anciens président et vice-président de l'Organisation des anciens combattants de l'UCK, Hysni Gucati et Nasim Haradinaj, qui ont été reconnus coupables d'obstruction à la justice en mai. Les deux hommes avaient divulgué des informations confidentielles du tribunal, notamment sur des témoins protégés, lors d'une série de conférences de presse en septembre 2020. Les résultats d'une enquête interne sur cette fuite embarrassante au Bureau du procureur ne sont pas encore connus.
L'accusation a demandé une peine de 35 ans de prison pour Mustafa. "Le double rôle de l'accusé en tant que commandant et participant constitue une circonstance aggravante majeure pour sa condamnation", a déclaré le procureur Smith à la cour. Aucune date n'a été fixée pour le verdict mais il est attendu dans environ trois mois.