Lorsque la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) s'est achevée en Gambie en novembre dernier, sa fin a été accueillie avec l'espoir d'une deuxième phase très attendue du processus de justice de l’après-dictature, notamment la justice pénale et les réparations. Ce qui signifiait mettre en œuvre les principales recommandations de la TRRC.
"Nous avons exécuté notre mandat presque sans faille, nous avons soumis notre rapport final et nos recommandations au gouvernement, et nous avons fermé boutique", explique l'ancien secrétaire exécutif de la Commission, Dr Baba Galleh Jallow, en revenant sur leur travail.
L'enquête de la TRRC a établi que l'ancien dictateur Yahya Jammeh était directement et indirectement responsable de la mort arbitraire d'au moins 232 personnes. L'une de ces victimes était le propre cousin de Jammeh, Haruna Jammeh, le père d'Isatou Jammeh. Haruna Jammeh a été tué par les sbires de l'ancien dirigeant, appelé "Junglers", selon l'un de ses membres Omar Jallow, qui a avoué devant la Commission vérité, en juin 2019, avoir participé à l'exécution. Mais comme de nombreuses autres victimes, Isatou Jammeh estime que "l'enthousiasme qui a accueilli le travail de la TRRC s'est estompé".
Pas de plan de mise en œuvre gouvernemental
Cela fait dix mois - du 25 novembre à ce jour - que le président gambien Adama Barrow a reçu le rapport final de la TRRC sur les violations des droits humains sous le régime de Jammeh, et neuf mois qu'il l'a officiellement accepté. En mai, le gouvernement a publié un livre blanc acceptant toutes les 265 recommandations de la Commission, sauf deux. Le ministre de la Justice, Dawda Jallow, a promis que des mesures seraient prises sur les crimes commis sous l'ère Jammeh, annonçant que des courriers avaient déjà été rédigés à l'intention des fonctionnaires dont la Commission recommandait le licenciement ou le bannissement pour leur implication dans des violations des droits de l'homme.
Mais quatre mois après cette promesse, aucun des fonctionnaires n'a été licencié. Ceux qui auraient dû être interdits d'exercer une fonction publique continuent à travailler ou sont envoyés en congé administratif.
"Chaque fois qu'ils participent à des ateliers, ils disent les mêmes choses. Nous sommes fatigués d'entendre ce que le ministère (de la Justice) a l'intention de faire. Faites que ces choses se voient pour que nous puissions croire que quelque chose se passe", déclare Isatou Jammeh.
La mise en œuvre des recommandations de la TRRC - telle qu'envisagée par l'ancien ministre de la Justice Abubakarr Tambadou - doit être contrôlée par la Commission nationale des droits de l'homme. Le problème, selon le président de cette commission, Emmanuel Joof, est que "le gouvernement n'a pas encore présenté de plan de mise en œuvre", qui pourrait servir de programme à suivre.
Manque de volonté politique ?
Les relations entre le président Barrow et les victimes de Jammeh ont été difficiles. Très souvent, Barrow a préféré l'opportunisme politique à la justice. C'est ainsi qu'il a tenté de forger une alliance avec Jammeh en vue des élections présidentielles de 2021 - une tentative refusée par l’autocrate en exil mais acceptée par la direction de son parti.
Le 22 septembre, Barrow a fait face aux parlementaires gambiens pour son discours sur l'état de la nation. Ce discours télévisé doit révéler ses projets législatifs et politiques pour l'année à venir. Il n’a eu qu’une phrase sur la TRRC. "Suite à la présentation du rapport de la TRRC l'année dernière, le Cabinet a approuvé le Livre blanc du gouvernement en mai 2022 pour sa mise en œuvre", a déclaré Barrow. Pas un mot sur la justice pour les crimes de l'ère Jammeh. Pas un mot sur les réparations. Pas un mot sur les efforts déployés pour mettre réellement en œuvre les recommandations.
Et la personne qui l'a accueilli au Parlement - leader de la Chambre et troisième responsable politique du pays - était Fabakary Tombong Jatta, le plus durable leader de la majorité au Parlement sous Jammeh qui, jusqu'à récemment, a fait campagne pour le rejet du rapport de la TRRC. Sans surprise, sa nomination par Barrow a été critiquée par les victimes.
"Il n'y a absolument aucune volonté politique, sinon il n'aurait pas fallu neuf mois depuis la présentation du rapport final et quatre mois depuis la publication du livre blanc, et il n'y a toujours pas d'action ni de direction", regrette Madi Jobarteh, l'un des principaux défenseurs des droits humains en Gambie. "Tout ce que nous entendons, c'est le ministre de la Justice qui déplore le manque de capacités et de ressources et qui affirme que le projet de loi sur les réparations arrivera en 2023."
"Pas d'argent"
À ce stade, le ministère de la Justice n'a pas non plus réussi à élaborer une stratégie de poursuite ni même à décider d'un modèle de tribunal pour traiter les affaires de crimes graves. Tout, à l'exception de la "mise en œuvre sélective" des recommandations de la Commission sur le limogeage et l'interdiction des fonctionnaires, est au point mort.
À la suite de la marche "Plus jamais ça" organisée par les victimes en octobre 2021, le ministère de la Justice avait publié une déclaration promettant d'allouer un budget de 150 millions de dalasis (environ 3 millions de dollars) à la mise en œuvre des recommandations de la TRRC pour 2022. Cette promesse n'a pas été tenue. Au lieu de cela, Jallow a confirmé à la commission des droits de l'homme de l'Assemblée nationale, en juin, qu'ils n'ont pas d'argent pour mettre en œuvre les recommandations pour cette année fiscale.
"Beaucoup de ces recommandations ne nécessitent que des réformes simples qui ne demandent pas beaucoup d'argent, voire pas du tout", affirme l'ancien conseil principal de la TRRC, Essa Faal. "Ces fruits à portée de main pourraient être récoltés. De telles mesures montreront un engagement et renforceront les espoirs et les aspirations de nombreux Gambiens à obtenir justice dans cette affaire. Cela pourrait être un bon début."
Retardement du projet de loi sur les réparations
Après la vente des biens de Jammeh, qui vit en Guinée équatoriale, le gouvernement gambien a promis de verser 100 millions de dalasis (1,8 million de dollars) au fonds de réparation de la TRRC. Seuls 50 millions de dollars ont été versés. En plus de cela, Tambadou avait annoncé en août 2019 que le Sénégal avait contribué à hauteur de 50 millions de dalasis au fonds fiduciaire de la TRRC. Selon une source qui a eu connaissance directe de ce don, cet argent provenait du produit de la vente de plus de 2000 tonnes de bois sénégalais confisquées en Gambie. Une fois vendues par les autorités gambiennes, elles ont envoyé 50 millions de dalasis au Sénégal en décembre 2019, qui ont été restitués comme contribution du Sénégal à la TRRC.
Mais on ne sait pas exactement où est allé l'argent de cette donation. "La vente de bois n'était pas encore terminée à l'époque et le gouvernement a décidé de distribuer les 50 millions de dalasis provenant des biens de Jammeh. Cela signifie que le don du Sénégal est toujours inutilisé", estime un haut fonctionnaire du ministère de la Justice qui ne souhaite pas être nommé.
En juillet 2021, la Commission vérité a déjà versé un montant important de réparations sur les 50 millions de dalasis qu'elle avait reçus. L'évaluation des réparations complètes de la TRRC nécessiterait un versement d'un peu plus de 4 millions de dollars, ont déclaré le président de la TRRC, Lamin Sise, et son adjointe, Adelaide Sosseh, lors d'une conférence de presse, le 16 juillet 2021. Cela laisse un manque à gagner de 3,3 millions de dollars, dont 625 610 dollars à verser aux familles des migrants ouest-africains tués en Gambie en 2005. Toutefois, le gouvernement a déclaré qu'il travaillait sur un projet de loi sur les réparations qui sera présenté l'année prochaine et qui prendra en charge les réparations restantes.
"Le ministère de la Justice aurait dû faire une évaluation afin de déterminer quelles capacités techniques sont nécessaires pour les enquêtes, les poursuites, les réparations et les autres aspects du processus de mise en œuvre", estime Jobarteh. "Ils devraient chiffrer l'ensemble des recommandations de la TRRC afin de disposer d'un chiffre indicatif. Cela permettra de déterminer ce que le gouvernement peut fournir et d'où doit provenir le reste de l'argent."