En Ukraine, le grand nombre de victimes civiles résulte "d'attaques au cours desquelles des armes explosives à large spectre ont été utilisées", souligne un rapport de l'Onu publié le 27 septembre et couvrant la période du 1er février au 31 juillet. Il fait état d'abus tels que "la privation arbitraire de la vie, la détention arbitraire et la disparition forcée, la torture et les mauvais traitements, ainsi que les violences sexuelles liées au conflit". Ce rapport a été publié peu de temps après le rapport intermédiaire d'un autre organe désigné par les Nations unies, la Commission internationale indépendante d'enquête sur l'Ukraine, dont le président, le Norvégien Erik Møse, a déclaré que "des crimes de guerre ont été commis".
Ces deux organes fonctionnent séparément et ont des mandats différents, mais ils coopèrent selon le juge norvégien Møse, ancien président du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). La commission d'enquête de trois personnes qu'il dirige a été mise en place par le Conseil des droits de l'homme basé à Genève en mars 2022 pour enquêter sur les violations présumées des droits humains et du droit international humanitaire (DIH) en Ukraine et préserver les preuves en vue de "futures procédures judiciaires". La mission de surveillance des droits de l'homme de l'Onu en Ukraine a été créée en 2014, après l'annexion de la Crimée par la Russie. Elle "surveille, rapporte et défend la situation des droits de l'homme en Ukraine, en se concentrant particulièrement sur la zone de conflit de l'est de l'Ukraine et sur la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol, en Ukraine, temporairement occupées par la Fédération de Russie".
Verdicts de culpabilité
Le rapport de septembre de la Mission pour le Haut-Commissariat aux droits de l'homme (HCDH - également basé à Genève) pointe surtout les abus russes, mais dit en avoir également documenté du côté ukrainien, notamment contre des prisonniers de guerre. "Le HCDH salue les efforts déployés par le gouvernement ukrainien pour enquêter sur les violations graves du DIH et les violations flagrantes du droit international perpétrées dans le cadre de l'attaque armée de la Fédération de Russie et pour traduire les auteurs en justice", indique le rapport. "Il prend également note des efforts du gouvernement pour remédier aux violations perpétrées par ses propres agents et attend des progrès concrets à cet égard."
Il note que depuis le 24 février, date à laquelle la Russie a envahi l'Ukraine, "les tribunaux nationaux ukrainiens ont rendu des verdicts de culpabilité à l'encontre de six membres des forces armées russes et des groupes armés affiliés pour violations des règles et coutumes de la guerre. Un militaire russe a été reconnu coupable d'avoir tué un civil, et deux ont été reconnus coupables de bombardements indiscriminés ayant endommagé des biens civils. En outre, trois membres de groupes armés affiliés à la Russie ont été poursuivis et condamnés pour pillage." Justice Info couvre ces procès grâce à ses correspondants en Ukraine.
Le rapport du HCDH note que la Russie a elle aussi "l'obligation d'enquêter, de poursuivre et de punir les membres des forces armées et des groupes armés affiliés dont il est établi qu'ils ont commis des violations du DIH et du droit international des droits de l'homme", mais qu'il n'a "connaissance d'aucune mesure prise au sein de la Fédération de Russie pour faire en sorte que ses combattants ou ceux qui commandent répondent de ces violations".
L'Ukraine a pris clairement le dessus en matière de justice. Le HCDH indique qu'au cours de la période considérée, il a suivi 14 procédures et analysé 344 verdicts, dont 190 pour des crimes commis après l'invasion russe du 24 février [voir graphique]. Le rapport souligne les violations du droit à un procès équitable dans les régions séparatistes, notamment à Donetsk, où un tribunal a prononcé des condamnations à mort à l'encontre de trois non-ressortissants qui étaient membres des forces armées ukrainiennes [libérés par la suite lors d'un échange de prisonniers]. Mais il indique que le HCDH est également "préoccupé par les violations récurrentes des droits de l'homme et du DIH dans les procès contre les membres des forces armées russes et des groupes armés affiliés" par les tribunaux ukrainiens.
"Aveux sous la contrainte"
Il s'agit notamment de "violations du droit de ne pas témoigner contre soi-même ou d'admettre sa culpabilité, et du droit de préparer sa défense", selon le rapport, qui ne précise pas les affaires concernées. Dans ces dossiers, poursuit le rapport, les procureurs et les enquêteurs ont offert aux accusés la possibilité d'être libérés dans le cadre d'un échange de prisonniers, en échange d'aveux. Le HCDH se dit "préoccupé par le fait que cette pratique exerce une pression psychologique indue sur les accusés pour qu'ils acceptent une offre arbitraire et avouent, indépendamment de leur innocence ou de leur culpabilité".
Elle note qu'avant le mois de juillet, il n'existait aucune base juridique pour proposer l'échange de prévenus et que "même après l'établissement officiel de la procédure, il n'y avait aucune garantie qu'un prévenu particulier serait inclus dans un échange". Elle a également documenté "19 cas" dans lesquels, selon elle, les défendeurs n'ont pas eu la possibilité de consulter l’avocat qui leur a été désigné avant le procès.
"Nous avons observé qu'au moins 13 procès ont été menés dans ce qui semblait être des procédures "accélérées", a déclaré la Mission à Justice Info dans des réponses écrites à nos questions. « Nous avons noté que les organisations nationales de défense des droits de l'homme ont décrit ces procès comme une « justice à la chaîne ». Dans ces affaires, les accusés ont participé par vidéoconférence. Les audiences préparatoires et les audiences sur le fond se sont déroulées dans certains cas en une seule journée, et les verdicts basés principalement sur des aveux de culpabilité faits pendant le procès ont été rendus le même jour ou le suivant. Ces procédures soulèvent des inquiétudes quant à l'équité générale du procès, notamment au vu du fait que les aveux ont été fournis sous la contrainte."
Le parlement ukrainien a adopté une procédure d’échanges de prisonniers de guerre le 28 juillet, explique le rapport. Les amendements prévoient que même les prisonniers de guerre accusés de crimes internationaux tels que les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité peuvent être libérés et échangés, et que la procédure pénale à leur encontre se poursuit par contumace. Mais le HCDH s'inquiète du fait que cela pourrait équivaloir à une amnistie de facto et rappelle que les États "doivent enquêter sur les crimes internationaux présumés commis sur leur territoire et, le cas échéant, poursuivre les suspects".
Libération du co-accusé de Shishimarin
Bien que le rapport ne soit en général pas spécifique, il mentionne des préoccupations concernant un cas identifiable couvert par Justice Info : celui du militaire russe capturé Vadim Shishimarin, qui a été condamné en mai à la prison à vie après avoir plaidé coupable du meurtre d'un civil - et a finalement vu sa peine réduite à 15 ans en appel en juillet.
Dans cette affaire, le SBU [services de sécurité de l'État ukrainien] a publié en ligne les aveux de l’accusé avant son procès, selon le rapport. Cet accusé a été jugé pour avoir tué un civil, alors que ses collègues militaires, qui avaient peut-être donné l'ordre de tuer le civil, ont été libérés lors d'un "échange de prisonniers de guerre", poursuit le rapport. "Cela peut constituer une violation de l'obligation de l'Ukraine d'enquêter sur les crimes de guerre et de les poursuivre, le cas échéant. En outre, l'avocat de la défense s'est vu refuser sa demande d'interroger les militaires libérés, ce qui a pu compromettre l'égalité des armes. Enfin, la libération et l'échange des militaires peuvent également compromettre la réalisation des droits des victimes à la vérité et aux réparations."
"Nous avons documenté des cas où les autorités ont publié les aveux de prévenus avant le procès, ce qui viole la présomption d'innocence", a souligné la Mission dans ses réponses écrites à Justice Info. "En outre, des accusés ont été détenus dans des cages en métal et en verre pendant le procès, ce qui, selon la jurisprudence internationale en matière de droits de l'homme, peut être considéré comme une violation de la présomption d'innocence."
Procès pour trahison et procès de civils
Le HCDH "met en garde contre le fait que poursuivre pour trahison d'État des personnes servant dans des groupes armés affiliés à la Russie et ayant droit au statut de prisonnier de guerre est incompatible avec le principe de l'immunité du combattant".
L'organe des Nations unies indique qu'il a également suivi les procédures pénales engagées contre des civils ukrainiens poursuivis pour des crimes liés au conflit. Au cours de la période du rapport, les tribunaux ukrainiens ont rendu 260 verdicts dans de telles affaires, contre 261 personnes (194 hommes et 67 femmes), a-t-il comptabilisé. Le HCDH dit avoir documenté "27 cas de détention arbitraire, de disparition forcée, de torture, de mauvais traitements infligés à des accusés et à des suspects afin de les contraindre à témoigner, de violations liées à des perquisitions ou des arrestations à domicile, et de manque d'accès à un avocat pendant la période initiale de détention et d'interrogatoire".
Les accusés appartenant à des groupes armés affiliés à la Russie capturés après le 24 février ont été condamnés à des peines de prison allant de 11 à 15 ans pour atteinte à l'intégrité territoriale, trahison d'État, appartenance à une organisation terroriste, appartenance à des formations armées illégales et détention illégale d'armes à feu. "Le DIH n'interdit pas explicitement de poursuivre pour trahison d'État des combattants ayant fait défection. Toutefois, le fait de condamner des membres de groupes armés affiliés à la Russie dans les hostilités pour les crimes énumérés ci-dessus pour des actes qui constituent une simple participation au conflit armé viole leur privilège de combattant", souligne la Mission.
Coopération avec la CPI
En plus d'enquêter sur les crimes et de les poursuivre au niveau national, le rapport note que le gouvernement ukrainien coopère avec divers organismes internationaux qui peuvent contribuer à l'établissement des responsabilités, notamment la Cour pénale internationale (CPI).
Toutefois, le HCDH écrit que la loi sur la coopération avec la CPI, adoptée par le Parlement ukrainien le 3 mai, limite son champ d'application aux seules enquêtes et poursuites concernant les personnes combattant pour les forces armées russes ou les groupes armés affiliés. "Par conséquent, la coopération de la Cour pénale internationale avec les autorités judiciaires ukrainiennes dans les cas de crimes présumés commis par des personnes combattant aux côtés de l'Ukraine reste en dehors du champ d'application de la loi et non réglementée", indique le rapport. "Cela peut avoir un impact sérieux sur le droit à un recours effectif pour toutes les victimes de crimes internationaux, quel qu'en soit l'auteur."