Sur le papier, la justice transitionnelle est bien au menu au Tchad, après l’investiture officielle, le 10 octobre, du président de la « transition » Mahamat Idriss Déby, chef de la junte militaire qui a succédé à son père, lui-même arrivé au pouvoir par un coup d’État militaire en renversant Hissène Habré, en décembre 1990. Déby fils vient ainsi de se donner deux ans de plus pour « rétablir l’ordre constitutionnel » et, sans l’annoncer, dans une logique dynastique dénoncée par l’opposition, se préparer à des élections présidentielles.
Ce faisant, Déby a dû s’engager à mettre en œuvre les recommandations du « dialogue national », le processus de concertation « inclusif et souverain » qui l’a désigné pour assurer la continuité du pouvoir. Le fils d’Idriss Déby – décédé en 2021 après trente ans à la tête de l’État – devrait, selon les conclusions dudit dialogue, enclencher une « réflexion sur la création d’une Commission vérité, pardon, réparation, réconciliation » ; engager la « mise en place d’une Commission d’enquête chargée d’élucider les cas de disparitions », sans précision sur les périodes à considérer dans l’éventualité où elles seraient créées.
Indemniser les victimes et ramener le corps d’Habré
Plus concrètement, l’« héritier » devrait, s’il suit ces mêmes recommandations, « exécuter les décisions de justice relatives à l’indemnisation des victimes du régime de l’ancien président Hissène Habré », au pouvoir de 1982 à 1990. Il devrait aussi, dans l’autre sens, examiner les « modalités de rapatriement de la dépouille » d’Habré, décédé au Sénégal en 2021, et de faire un geste de réconciliation envers son ethnie, les Goranes. Après sa chute, le « lion du Tchad » s’était exilé à Dakar, la capitale du Sénégal, où vingt-cinq ans plus tard un tribunal spécial l’avait condamné à la prison à perpétuité.
A l’issue de ce procès devant les Chambres africaines extraordinaires (CAE), ses victimes avaient obtenu d’importantes réparations, chiffrées à 82,290 milliards de francs CFA (124 millions d’euros) mais restées lettre morte. Il y a un an encore, la villa d’Habré saisie à Dakar n’était pas vendue, et le Fonds d’indemnisation pour les victimes, dont la gestion a été confiée à l’Union africaine (UA), restait une coquille vide. Mais la mort d’Habré, le 24 août 2021, avait relancé le combat des victimes, qui appelaient à une « conférence des bailleurs », à Addis Abeba au siège de l’UA. C’est en effet l’UA qui avait demandé au Sénégal de juger Hissène Habré « au nom de l’Afrique » et l’organisation panafricaine effectuait peu après une mission au Tchad pour y préparer l’installation du Fonds.
Depuis, rien n’a bougé. A part l’administration du Fonds s’installant dans la capitale Ndjamena et la nomination d’un conseil d’administration composé de représentants de victimes. Jusqu’à ce courrier à entête de la présidence qui, le 19 septembre, annonce au Fonds que le président du Conseil militaire de transition – Déby fils – lui alloue 10 milliards de FCFA (15,2 millions d’euros), demande « ses coordonnées bancaires » et assure que le chef de l’État, « dans le cadre du processus de réconciliation nationale (…), tient à ce que l’indemnisation des victimes démarre le plus rapidement possible ».
« Cela s’inscrit surtout dans les efforts du nouveau jeune président de solder le passé, d’essayer de tourner la page sur certains dossiers et de faire ce qui n’avait pas été fait par son père », explique Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales et spécialiste de l’Afrique centrale. Pour lui, « dans le cadre de cette politique, ils peuvent en effet faire les deux, indemniser et ramener le corps, pour satisfaire la famille de Hissène Habré et en même temps les victimes. Mais il faut que les deux soit liés, et cela va dépendre essentiellement des fonds disponibles dans un État qui est en permanence en crise financière. »
Clément Abaïfouta : « C’est du sérieux »
L’un des principaux représentants des victimes et membre du conseil d’administration du Fonds, Clément Abaïfouta, raconte qu’il a été menacé en septembre par un partisan d’Habré dans l’enceinte du dialogue national. Pour autant, celui qui, au procès Habré, avait fait le récit de son arrestation en 1985 par la police politique, croit à la promesse de réparations.
Il s’explique : « J’ai fait passer un projet de résolution lors du dialogue, pour dire que tant que les victimes ne seront pas indemnisées, nous n’accepterons pas que le corps d’Habré soit rapatrié. Ça a fait des étincelles. Toute l’ethnie Zaghawa [dont fait partie Déby] s’est rangée de notre côté, avec par contre les officiers les plus radicaux qui ne veulent pas même en entendre parler. De l’autre côté, il y a les partisans de Mahamat Noury, chef rebelle et cousin direct de Habré, qui l’avait demandé comme préalable à l’accord de paix de Doha [signé le 8 août dernier]. Donc je ne suis pas contre le rapatriement du corps mais si d’aventure les victimes ne sont pas indemnisées, ils vont nous trouver sur le chemin. »
Abaïfouta rappelle qu’outre l’argent promis maintenant par le Tchad, l’UA « a déjà affecté 5 millions de dollars à ce Fonds et qu’il y a un reliquat de budget des CAE ». « C’est du sérieux, estime-t-il. Le conseil national de transition nous en parle depuis le début de l’année. Ils ont besoin de notoriété, les pressions viennent de partout : de nous à l’intérieur et à l’international. » Abaïfouta mentionne le rôle joué, selon lui, par le président sénégalais Macky Sall, venu en septembre à Ndjamena en tant que président de l’UA et qui avait pris la décision historique de juger Habré. « J’ai dit à Macky Sall, c’est Dakar qui a été notre champ de bataille, c’est Dakar qui a pris des engagements [en jugeant Hissène Habré], donc moi je crois que le Sénégal a intérêt à finir ce verre à moitié plein », ajoute Abaïfouta.
Montants limités
« Il y a un an, je ne donnais pas beaucoup de chance à cela. Mais tout de même, c’est grâce à la ténacité et à la persévérance des victimes, elles sont dans la rue, elles sont là avec des casseroles, elles manifestent, elles sont toujours mobilisées », admire Reed Brody, avocat américain qui s’est battu auprès des victimes tchadiennes pour que Hissène Habré soit jugé. Il rappelle toutefois que le Tchad a été condamné à des réparations dans un procès national des anciens membres de la DDS, la police politique de Habré, et qu’il n’a jamais payé.
Et que les montants restent limités. Selon ses calculs, si l’on additionne les Fonds promis par le Tchad à ceux de l’UA, ils se limitent à environ 2 700 euros par victime, soit un sixième des réparations attribuées par les CAE. Et la question de savoir comment l’argent va être distribué reste entière, faute de transparence du Fonds, et potentiellement explosive au Tchad. « Est-ce qu’un Fonds peut le faire ? Oui. Est-ce qu’ils s’en sont donné les moyens et est-ce que les personnes qui le gèrent le peuvent ? Cela reste à démontrer », prévient Brody.
Joint par téléphone à Addis Abeba, Alexandre Ratebaye, directeur de cabinet adjoint du président de la Commission de l’UA Moussa Faki, un Tchadien, n’a pas souhaité préciser la composition de l’équipe travaillant pour le Fonds, dont l’accord de siège précise-t-il a été signé en 2019. « Ce sont des membres détachés de l’Union africaine, dit-il, qui travaillent dans sa représentation à Ndjamena, en attendant que le bâtiment mis à disposition par le Tchad soit meublé, équipé, connecté. » « Beaucoup de travail a été fait », assure-t-il. « On va essayer d’accélérer le processus. »
« D’ici quelques semaines », Ratebaye prévoit de convoquer à Ndjamena une réunion du Fonds, dont il préside le Conseil d’administration, « pour statuer sur la contribution de la République du Tchad et sur la contribution déjà existante de l’Union africaine ». « Ces deux contributions ne suffisent pas, dit-il, nous devrons décider des modalités d’allocation aux victimes et plus important encore travailler à une conférence des donateurs internationaux, d’ici la fin de l’année », dit-il, sans vouloir se prononcer sur la disponibilité de l’argent du Tchad. « Une annonce a été faite, nous prenons des dispositions pour le rendre effectif ».