« Le matin du 28 septembre [2009], vous avez trouvé un Dadis surexcité ? » demande le procureur. A la barre, Aboubacar Sidiki Diakité, dit « Toumba », répond en se lançant dans une imitation de l’ex-chef d’État guinéen Moussa Dadis Camara, marchant nerveusement au milieu de la salle d’audience et suscitant des rires dans le public. Dadis « n’était plus le même » ce jour-là, dit Toumba, qui est aujourd’hui accusé dans le même procès que son ancien chef. En apprenant que l’opposition a décidé d’organiser son meeting coûte que coûte, raconte-t-il, Dadis est entré dans une colère noire. « Ils vont le regretter, le pouvoir est dans la rue, il faut les mater ! » aurait lâché celui qui est alors depuis seulement neuf mois à la tête d’une junte militaire, donnant ainsi le signal, selon Toumba, de la répression sanglante.
Personnage clé du massacre qui a endeuillé et choqué la Guinée - plus de 150 morts et une centaine de femmes violées lors d’un rassemblement d’opposants au grand stade de Conakry -, la comparution de Toumba était très attendue dans ce procès ouvert le 28 septembre dernier dans la capitale guinéenne, treize ans après le drame. Lorsqu’il s’avance à la barre pour la première fois, mercredi 19 octobre, la salle bruisse soudain de conversations. Son interrogatoire va-t-il tenir toutes ses promesses ? Certains témoins affirment avoir vu Toumba frapper des manifestants et même tirer sur des personnes dans les tribunes couvertes, mais il plaide non coupable et rejette toutes les accusations portées contre lui.
D’emblée, il promet de dire « sa part de vérité » et se met à narrer en détail une histoire jusqu’ici inconnue des Guinéens. Durant plus d’une heure, il raconte la prise de pouvoir du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD), en décembre 2008. L’assistance est captivée. Toumba décrit comment une poignée de militaires, réunis autour de Dadis Camara, ont manœuvré pour s’emparer de l’État à la mort du général-président Lansana Conté, au pouvoir depuis 24 ans. Par la violence, l’intimidation et un habile jeu d’influence, le petit capitaine devient alors le chef d’une junte régie par la brutalité, l’humiliation et le népotisme. Marcel Guilavogui, le neveu de Dadis aujourd’hui parmi les accusés, en serait l’illustration parfaite. Sans attribution officielle, il pouvait faire ce qu’il voulait, estime Toumba, qui le présente comme « un électron libre ».
Le système Dadis
Au sein de l’armée et de la junte existait un organigramme officieux, raconte Toumba. La puissance des uns et des autres se mesure à leur proximité avec son chef colérique et imprévisible. Toumba dit avoir été écarté après cent jours de pouvoir. Certes, il reste auprès du chef de l’État, veille sur lui en tant qu’aide de camp, mais il n’est plus associé à toutes les prises de décision, dit-il.
Avant leur coup d’État, les deux hommes auraient scellé un pacte de fidélité lors d’une cérémonie mystique. « Le capitaine Dadis a fait venir un grand féticheur de Guinée forestière. Ce dernier a déclaré que celui qui trahirait l’autre recevrait une balle », raconte Toumba. Quelques mois plus tard, Toumba tire sur Dadis et le blesse à la tête. Evacué au Maroc pour y être soigné, le chef putschiste est définitivement écarté du pouvoir en janvier 2010. A la barre, Toumba se défend, assure que Dadis fomentait un complot contre lui : « Ils ont voulu m'utiliser, en finir avec moi. Il fallait trouver un bouc-émissaire. »
Personnage complexe et même étrange, Toumba se présente comme le « conseiller spirituel » de Dadis Camara, soutient avoir « prédit » tout ce qui allait se passer. Au fil de son récit, il cite des versets du Coran, multiplie les références religieuses. Dans un style très théâtral, le militaire cherche des yeux le président du tribunal, les avocats, le public, se tourne parfois même vers le box pour indexer ses co-accusés, invitant Dadis, assis au premier rang, à reconnaître sa responsabilité dans « ce qui s’est passé ». Parce qu’il était le président de la transition, le président de la République, le commandant en chef des forces armées, « il doit demander pardon au peuple de Guinée ».
Toumba donne à son interrogatoire une physionomie spectaculaire. Entre les murs solennels de cette cour spécialement créée pour ce procès, il apparaît très à l’aise, arbore continuellement un léger sourire, trouve un malin plaisir à ridiculiser les avocats. Si une question ne lui plaît pas, il marque son étonnement par un cri suraigu, déclenchant l’hilarité du public. « C’est une intonation propre à l’Afrique de l’ouest, mais qui tranche avec le sérieux du procès », décrit une Guinéenne qui regarde les rediffusions des débats à la télévision nationale, tous les soirs, après le travail.
Accusé superstar
Toumba a entrepris de redorer son blason. « Seule la vérité pourra l’affranchir », a déclaré son avocat, Maître Youmba Kourouma. « J’ai été trop caricaturé, peint en noir », dénonce l’accusé. Il raconte avoir été convoqué par le président le matin du 28 septembre 2009. Il dit avoir tenté de le dissuader de se rendre au stade avant d’apprendre, peu de temps après, que Dadis avait quitté sa résidence. Il part à sa recherche et prend rapidement la direction du meeting de l’opposition. Sur place, entre midi et treize heures, il découvre un grand « tumulte, un tohu-bohu ». Des gens s’enfuient, courent dans tous les sens. « J’ai vu des femmes qu’on traînait au sol », décrit Toumba qui dit être resté « 15 minutes ». « Vous avez vu ça mais vous n’êtes pas intervenu ? », demande un avocat de la défense. « A ce moment-là, j’étais préoccupé par les leaders » de l’opposition, réplique Toumba. A l’intérieur du complexe sportif, il repère ces derniers dans les gradins. Il n’aura alors plus qu’un seul objectif, assure-t-il : les mettre hors de danger.
Au stade, il croise Marcel Guolavogui à la tête d’une troupe issue du régiment présidentiel. Il aperçoit aussi des bérets rouges commandés par Moussa « Tiegboro » Camara, un colonel qui se trouve, lui aussi, dans le box des accusés. Il n’en dit pas plus. La suite du récit se déroule à la clinique Ambroise-Paré, où Toumba dit avoir conduit les dirigeants de l’opposition dans son véhicule personnel. Guolavogui les aurait alors rattrapés, brandissant « deux grenades » et menaçant de faire exploser l’établissement si les hommes politiques y étaient admis.
Mardi 25 octobre, Toumba est toujours à la barre, pour être interrogé par les avocats des parties civiles. L’un d’eux résume : « Vous avez donné beaucoup de détails sur l’accession au pouvoir du CNDD. Pourquoi, lors de votre interrogatoire ici, on n’a pas eu un tel récit, avec aplomb, pour les événements du stade ? On a senti une certaine hésitation, des oublis de votre part. » Poussé dans ses retranchements, l’accusé doit parfois botter en touche. Mais son opération séduction est une réussite. A Conakry, on ne parle que de lui. Sur les bancs des restaurants en plein air, au café, au bureau, tout le monde a les yeux rivés sur la comparution de Toumba. L’ancien aide de camp qui se contentait, à l’époque de la junte, d’apparaître en arrière-plan à la télévision, toujours derrière le président Dadis, est désormais sous le feu des projecteurs. « La logique dans laquelle il s’est lancé, celle de la vérité, est déjà en train de payer parce que l’opinion elle-même est en train d’adhérer », se réjouit Me Kourouma.
Un tournant
Au sein de la défense des onze co-accusés, rien ne va plus. « C’est le sauve-qui-peut général », lâche Maître David Béavogui, le conseil de Marcel Guilavogui. « [Toumba] cache son vrai visage. Sur le massacre du stade, il ne dit que ce qui l’arrange. Il ne veut pas répondre à toutes les questions alors qu’il a promis de dire la vérité à ce tribunal. »
Avant le procès, les avocats avaient conclu un accord : ils s’interdisaient d’interroger d’autres prévenus que leur client. Mais l’unité affichée a fini par voler en éclats. « Quand on met dans un même enclos les carnivores avec les herbivores, on ne peut proclamer la paix », métaphorise Me Kourouma.
Le 26 octobre, Toumba fait face à des avocats de la défense chauffés à blanc. « Vous avez présenté des excuses aux parties civiles, mais sans reconnaître les faits. Qui s'excuse s'accuse. Est-ce que vous êtes cohérent avec vous-même ? », interroge Maître Mohamed Sidiki Bérété, un autre conseil de Guilavogui, qui tente de disculper son client. Ce dernier a affirmé devant le tribunal qu’il était alité le jour du massacre, après avoir été blessé dans un accident de la route. « Avez-vous une preuve de la présence de Marcel au stade ? A part votre simple accusation », raille l’avocat. Au sein de la défense, ce coup de canif dans le pacte de non-agression a fait de Toumba la cible à abattre. Et il emballe le procès.
Les parties civiles, elles, s'en réjouissent. Me Halimatou Camara salue ainsi l’attitude de Toumba qui « a accepté de parler ». « Pour Monsieur Tiegboro Camara et Monsieur Marcel Guilavogui, c’était le black-out total. On n’a rien compris à leurs déclarations, ils ont pratiquement tout nié. Il faut avouer quand même qu’avec Monsieur Toumba Diakité on a eu quelques informations », confie-t-elle lors d’une suspension d’audience. « Aujourd’hui, on a quand même quelqu’un qui a déblayé un peu le chemin et je pense qu’on va aboutir à la vérité d’ici la fin de ce procès », assure l’avocate, tout en restant prudente. « On a le sentiment qu’il ne veut pas non plus s’auto-incriminer. Il l’a dit lui-même, ‘je vous livre ma part de vérité’. » Toumba n'a peut-être pas encore dit tout ce qu’il sait. Entendu pendant plus de trois jours, l’ancien membre de la junte sera de retour à la barre ce lundi 31 octobre.