Le 23 novembre 1998, les quatre principales firmes étasuniennes du tabac signaient le Tobacco Master Settlement Agreement avec les procureurs généraux de 46 États et 6 territoires des États-Unis. Par cet accord, le « Big Tobacco » acceptait de débourser sur 25 ans la somme gigantesque de 206 milliards de dollars (soit 2,3 % du PIB du pays à l’époque) pour compenser les dépenses publiques de santé engagées par ces États en raison des maladies dues au tabagisme, et pour financer de vastes campagnes de communication destinées à alerter sur les dangers du tabac. L’accord est signé suite à une série d’actions en justice des États pour exiger des entreprises le remboursement de leurs dépenses de santé.
Face aux immenses conséquences humanitaires du changement climatique - des centaines de milliers de morts et des dizaines de millions de déplacements forcés chaque année -, face à l’immensité des besoins financiers pour l’adaptation des pays et territoires les plus vulnérables, les entreprises productrices d’énergies fossiles commencent à se voir attaquées en justice par les pouvoirs publics, locaux ou d’État, comme les firmes du tabac il y a trente ans.
Carbon Majors, étude majeure
En 2017 l’étude Carbon Majors, publiée par l’organisation scientifique étasunienne Climate Accountability Institute et l’ONG britannique Carbon Disclosure Project, avait fait grand bruit en révélant que 100 entreprises productrices d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) étaient responsables de 71 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) depuis 1988. Et que les 25 premières entreprises de ce classement avaient à elles seules généré plus de la moitié des GES émis dans l’atmosphère depuis cette date.
Avec cette étude, les activistes juridiques du climat qui avaient réussi à faire condamner des États pour inaction climatique – la fondation Urgenda face à l’État néerlandais en 2015, l’association Notre Affaire à Tous face à l’État français en 2021 – ont trouvé un argument de poids pour tenter de contraindre juridiquement des grandes entreprises pétrolières à réduire leurs émissions. C’est-à-dire somme toute à réduire leur production. En avril 2019 l’association Milieudefensie / Les Amis de la Terre Pays-Bas, a ainsi déposé une action auprès de la cour de district de La Haye pour enjoindre le pétrolier anglo-néerlandais Shell, responsable de 1,5 % des émissions mondiales selon l’étude Carbon Majors, à réduire ses émissions de GES de 45 % en 2030 par rapport à leur niveau de 2019. En mai 2021, la justice néerlandaise lui a donné raison, dans un jugement pour lequel Shell a fait appel en mars 2022.
En janvier 2020, la plainte déposée par Notre Affaire à tous devant le tribunal judiciaire de Nanterre contre le pétrolier français TotalEnergies, responsable de 1 % des émissions mondiales selon l’étude Carbon Majors, est allée plus loin : elle a associé à son recours 14 collectivités locales françaises représentant près de 4 millions d’habitants. Notre Affaire à tous précise que, en septembre 2022, de nouvelles collectivités locales, et non des moindres, se sont jointes à la plainte : Paris, Poitiers et New York (États-Unis). L’argument des plaignants porte principalement sur l’obligation des entreprises françaises de respecter les droits humains, rappelant les références répétées du GIEC aux violations du droit à la vie ou du droit à la propriété privée induites par un réchauffement climatique non-contrôlé. Les plaignants soulèvent également « des risques d’atteinte grave à la santé, à la sécurité des personnes et à l’environnement » dus aux émissions de GES indirectes de TotalEnergies.
Dan Lert, adjoint à la maire de Paris en charge de la transition écologique, ajoute un argument économique : « Les effets du dérèglement climatique ont un coût exorbitant pour la ville », explique-t-il dans un entretien au quotidien 20 Minutes. « On a investi 10 milliards d’euros [soit l’équivalent de son budget annuel, NDLR] depuis 2014 dans la transition écologique. Il faut nommer les responsables du péril climatique. Le but de ce recours, c’est de contraindre le premier pollueur français à réduire ses émissions. »
Aux États-Unis, depuis l’affaire initiale lancée en 2017 par les villes de San Francisco et Oakland (Californie) contre cinq majors du pétrole - Chevron, ConocoPhillips, Exxon Mobil, BP et Royal Dutch Shell -, les plaintes de collectivités locales contre les firmes pétrolières se multiplient, l’une d’entre elles opposant la ville de Baltimore aux entreprises Chevron, Exxon et BP. Si l’on se réfère au précédent du tabac, une étape importante a été franchie depuis que deux États - Rhode Island en 2018 puis le Minnesota en 2020 – ont pris le relais des municipalités.
« Rendre les pollueurs responsables »
« Au vu de l’aggravation des effets du changement climatique à laquelle elles doivent faire face, les autorités publiques, collectivités locales ou États, sont amenées à multiplier ce type de recours pour rendre les pollueurs responsables », résume Filippo P. Fantozzi, conseiller juridique à Urgenda. Encore faut-il constater que ces affaires sont limitées aux pays du Nord. Dans les pays émergents, dont les exploitants d’énergies fossiles sont les plus polluants du monde selon l’étude Carbon Majors mais où ils sont souvent détenus par un État autoritaire ou par des oligarques proches du pouvoir, ces recours sont improbables.
Sur cette question, fondamentale pour la justice climatique, la déclaration finale de la COP27, qui s’est conclue à Charm el-Cheikh (Égypte) le 20 novembre dernier, ne dit rien. Elle prévoit certes la création d’un fonds pour compenser les « dommages et pertes » subis par les pays les plus pauvres en raison du changement climatique, mais ce fonds sera abondé par les États les plus riches et non par les entreprises productrices d’énergies fossiles. « Au strict minimum, un impôt exceptionnel sur les profits cumulés des plus importantes entreprises pétrolières et gazières – estimés à presque 100 milliards de dollars dans les trois premiers mois de l’année 2022 – doit être mis en place », prônait pourtant un texte lancé par le quotidien britannique The Guardian et signé par 30 médias de 20 pays du Nord et du Sud durant la COP.
Quant à l’objectif de réduction des émissions de GES, il reste certes tendu vers un réchauffement global moyen de 1,5° C comme dans l’accord de Paris de 2015 (COP21), mais le texte final de la COP27 ne prévoit aucune accélération en ce sens ni aucun horizon de sortie des énergies fossiles. Ce texte « protège clairement les pétro-États et les industries des combustibles fossiles », conclut Laurence Tubiana, directrice de la Fondation européenne pour le climat et ancienne négociatrice en chef pour la France à la COP21.
BENJAMIN BIBAS
Journaliste et militant écologiste basé à Paris (France), Benjamin Bibas fonde Radiofonies Europe / La Fabrique documentaire en 2005. Il s’intéresse dès le début des années 2000 aux processus judiciaires portant sur les violations graves des droits humains, puis à l’économie extractive qui leur est liée. Il explore à cette fin plusieurs pays d’Afrique dont notamment la République démocratique du Congo. Depuis 2015, il documente la façon dont la crise écosystémique mondiale infléchit conjointement le droit environnemental et le champ des droits humains.