Dans ce nouveau procès ouvert en septembre par la Cour pénale internationale (CPI), Mahamat Said est accusé de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Le Centrafricain, remis à la Cour par son pays en janvier 2021, est accusé par le procureur Karim Khan d'avoir été « un colonel de haut rang de la Seleka opérant dans [la capitale] Bangui » et le chef "de facto de l'Office central de répression du banditisme, l'OCRB, le plaçant de fait à la tête de cette unité de police, et de tous Seleka qui y était stationné".
L’accusation a soutenu que l'opposition au président François Bozizé a formé une coalition de "plusieurs factions politiques jusqu'alors non coordonnées", connue sous le nom de Seleka, et qu'elle possédait "des caractéristiques suffisantes pour établir qu'il s'agissait d'un groupe armé organisé, notamment la capacité de mener des opérations militaires et de s'emparer de territoires entiers, et une importante capacité logistique." En 2013, "la Seleka a perpétré une attaque généralisée et systématique contre ceux parmi la population civile de Bangui qui étaient perçus comme étant des partisans de Bozizé. La Seleka s'est livrée à (...) de multiples actes de meurtre, de viol, de torture, d'emprisonnement, de persécution et d'autres actes inhumains", peut-on lire dans l'acte d'accusation.
« Le trou » de la terreur, à l'OCRB
À l'ouverture du procès le 26 septembre, Khan a expliqué que la Seleka contrôlait Bangui de mars à novembre 2013 "par la dictature, la peur, la terreur, et qu'elle a pris pour cible des individus qu'elle percevait comme étant de l'autre côté, non pas parce qu'ils étaient des combattants, mais parce qu'ils présumaient qu'ils étaient du côté de l'ancien président Bozizé" et que "M. Said exerçait un pouvoir immense", en tant que responsable de l'OCRB.
Selon Khan, Said contrôlait l’institution et à l'intérieur de son bureau « littéralement sous ses pieds », « il mettait les civils dans un espace appelé ‘le trou’. Dans ce trou, les civils étaient maintenus dans des conditions putrides, littéralement dans la crasse, celle de leurs propres excréments, de l'air vicié, du manque de ventilation ; ils n'étaient pas traités comme des humains, pas même comme des animaux, une classe en dessous. »
« Les uns après les autres, les témoins témoigneront qu'ils sortaient de ces cellules, non pas pour respirer de l'air frais, mais pour être battus, battus avec toutes sortes d'instruments, des crosses de fusils, des fouets », a poursuivi Khan lors de la séance d'ouverture du procès. Il a mis l'accent sur la méthode de torture de l'« arbatachar », qui consiste à attacher les mains, les coudes et les pieds d'une personne derrière son dos de manière à étirer tous les ligaments. Un témoin protégé sous le code « P-3338 » témoignera que Saïd lui a dit : « La méthode d'arbatachar était la meilleure façon d'obtenir des aveux », a indiqué Khan.
« Une réalité fantasmée »
Mais à l'ouverture, la défense de Said a décrit l'affaire comme étant construite sur un « narratif biaisé, parcellaire, éloigné de la réalité de ce qui s’est passé en RCA à l’époque ».
Lors des audiences de confirmation des charges, puis à l'ouverture du procès en septembre, la défense a contesté chaque élément de la thèse de l'accusation. Elle a affirmé qu'il n'y avait pas de conflit armé non international, après la prise de pouvoir de Djotodia, mais plutôt un « chaos » et une « situation de criminalité, de droit commun, extrême », selon l'avocate principale Jennifer Naouri qui décrit l'alliance Seleka comme un ensemble de groupes « opportunistes », et qui interpelle la Cour : « Pourquoi l'accusation n'explique pas ce que serait sa structure, comment et à qui les ordres seraient communiqués ? Comment les présupposées chaînes de commandement fonctionneraient ? »
Elle suggère qu’« en choisissant d'ignorer ces éléments, l'accusation peut ignorer (...) les luttes internes au sein de ces groupes. Elle n'a pas besoin de se confronter au fait que ces groupes constituent, au mieux, une nébuleuse de mécontents. »
Quant à l'OCRB, il s'agissait d'un simple commissariat de police, « extrêmement réduit en personnel » où Saïd travaillait sous les ordres d'un supérieur, essentiellement avec des volontaires pour « qui l’assistaient dans une situation de chaos et de banditisme ». « L'OCRB était un lieu dysfonctionnel, sans structure et, par conséquent, il n’est pas possible de présupposer que Mr Said serait de facto responsable de tout ce qui s’y déroulait. Surtout que la preuve révèle que de nombreux individus y agissaient à titre personnel », dit-elle.
Me Naouri signale un témoin en particulier, protégé pour sa part sous le nom de code « P-0234 », qui a été rayé de la liste du procureur et qui était "quelqu'un de très bien placé et tout à fait en mesure de savoir. Il a dit ceci : 'Vous me demandez qui était à la tête de l’OCRB ? C’est difficile à dire comme ça changeait tout le temps’. La réalité est que l'OCRB était complètement désorganisé », a-t-elle décrit lors de la séance d'ouverture du procès.
Elle dresse le portrait d'une alliance qui s'est effondrée après la prise du pouvoir, sans que rien ne prouve l'existence d'une politique étatique de persécution. « La réalité telle qu’elle nous a été dépeinte est une réalité fantasmée ».
« Témoins dans l'ombre »
Co-conseil de la défense, Dov Jacobs, a voulu insister sur le manque de preuves documentaires et le recours à des témoins par ouï-dire. Selon lui, l’« accusation espère masquer la faiblesse de ses preuves en tenant un procès opaque ». Il ajoute : « 75 % d'entre eux seront entendus par vidéo et non en personne » et « 80 % d'entre eux bénéficieront de mesures de protection ayant vocation à cacher leur identité et à les anonymiser ».
L'accusation prévoyait au début du procès de présenter les preuves de 102 témoins, dont 30 comparaîtraient "viva voce" devant le tribunal. Cela rendra "impossible à suivre pour les observateurs extérieurs", "un procès où la preuve serait prise pour argent comptant et les témoins crus sur parole, et qui échappe au débat contradictoire, à l’abri des regards et dans l’ombre", a-t-il dénoncé.
Sur les 12 premiers témoins, 10 ont déjà témoigné à huis clos. Cependant, deux ressortissants centrafricains, décrits par le procureur Khan comme des "insiders", ont témoigné en public. Jean-Claude Sophil, ancien fonctionnaire de l'OCRB, a parlé de la structure de l'OCRB, de la façon dont la police devait suivre les ordres de Said et des mauvais traitements présumés infligés aux prisonniers. Benjamin Malo, un subordonné de Said, a décrit comment Said collaborait avec d'autres membres de la Seleka et comment Said décidait qui devait faire l'objet d'une enquête et qui devait être présenté au procureur.
De l'affaire Gbagbo à l’affaire Said
Le fait que la CPI juge un membre de la Seleka a été un énorme soulagement pour les militants des droits humains en RCA, après que La Haye ait commencé en 2021 avec deux membres du camp adverse, les représentants Anti-balaka Alfred Yekatom et Patrice-Edouard Ngaïssona.
Saïd a été transféré à La Haye par les autorités de Bangui. Même si les dirigeants politiques locaux ont fait de nombreuses promesses concernant la nécessité de rendre justice aux victimes et de mettre fin au cycle de l'impunité, « il peut y avoir une certaine réticence à agir », déclare Alice Banens, qui suit les travaux de la Cour pénale spéciale, un tribunal hybride basé à Bangui, pour l'ONG Amnesty International.
L'équipe de défense de Saïd bénéficie déjà de l'expérience acquise lors du procès de l'ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, où le président du tribunal a reproché à l'accusation de « s'appuyer sur des bases fragiles et douteuses, inspirées par un récit manichéen et simpliste d'une Côte d'Ivoire dépeinte comme une société ‘polarisée’ où l'on pourrait tracer une ligne de démarcation nette entre les ‘pro-Gbagbo’, d'une part, et les "pro-Ouattara", d'autre part".
Ayant remporté l'un des dossiers les plus importants de la CPI, Naouri et Jacobs semblent déterminés à utiliser des arguments en miroir, pour faire également échouer le dossier Said.