Avec un ruban bordeaux symbole de protestation sur sa robe d'avocate, Mylène Dimitri, conseil principal d'Alfred Yekatom dans l'une des affaires centrafricaine de la Cour pénale internationale (CPI), s'est adressée cette semaine au président de la chambre de première instance, le juge Bertram Schmitt, en lui demandant d'intervenir en faveur du "respect et du traitement équitable" des équipes de défense.
Par rapport au salaire et aux conditions de travail du personnel des tribunaux, nous travaillons « en fait, à 30% gratuitement », a-t-elle déclaré. Dans une requête urgente déposée le 1er décembre, l'avocate de la défense a demandé rien de moins que la suspension des audiences du procès Yekatom, faute de moyens pour la défense.
Alors que les États se retrouvent la semaine prochaine pour leur caucus annuel afin de décider du budget de l'année 2023, la défense est un des nombreux groupes de pression qui demandent plus d'argent, plaidant pour une augmentation d'un budget d’environ 150 millions d'euros. "Notre rémunération n'a pas été réévaluée depuis 2013. Le principe de l'égalité des armes est aujourd'hui mis en péril à la CPI", proteste également Jennifer Naouri, présidente sortante de l'Association du barreau de la Cour pénale internationale.
Mais il faut compter aussi avec le lobbying de la société civile, qui milite pour un meilleur accès à la justice pour les victimes : "Vous pouvez repérer les conséquences du sous-financement chronique", déclare Maria Elena Vignoli de Human Rights Watch. "L'examen préliminaire du Nigeria a été conclu il y a deux ans", note-t-elle, "mais Bensouda a décidé de le mettre en veilleuse en partie à cause du manque de ressources adéquates. Et la situation reste dans les limbes depuis lors".
Et rien dans les propositions budgétaires du procureur pour l'année prochaine ne laisse présager "un quelconque changement de perspective". Même "la dépriorisation de l'enquête sur les crimes prétendument commis par les forces américaines et l'ancien gouvernement afghan a été justifiée par l'actuel procureur, en partie, par un effort de gestion des ressources limitées qui sont à sa disposition", affirme Vignoli.
30 millions d'euros de plus
Cette année, le bureau du procureur (BdP) se présente tête haute avec une demande d'augmentation substantielle de 26,6 %. Il dit avoir déjà ressenti les pressions inflationnistes et que des missions de fin d'année ont été annulées.
Il semble compter sur le fait que beaucoup de choses impossibles auparavant ont été rendues possibles cette année. Au cours de la dernière décennie, les discussions sur le budget de la CPI subissaient une forte pression en faveur d'une croissance nominale zéro. Les limitations de budget et les négociations menées à reculons symbolisaient le manque de confiance des États dans l'efficacité et l'efficience de la Cour. Mais cette année, après avoir accepté des changements majeurs suite à un examen d’experts indépendants, les responsables de la cour ont des attentes.
Après une année d'activités à un "niveau sans précédent", comme le souligne le rapport d'activité de la Cour, comprenant l'ouverture de trois procès et la poursuite de deux autres, l'émission de trois nouveaux mandats d'arrêt et la levée des scellés d'un quatrième, le transfert d'un suspect, l'ouverture de deux nouvelles enquêtes, ce qui porte à 17 le nombre de situations ouvertes, et la conclusion de quatre examens préliminaires, la Cour prévoit quatre nouvelles enquêtes actives et au moins trois procès simultanés en 2023.
Cette année, le tribunal dans son ensemble demande une augmentation de 20,6 %, soit quelque 30 millions d'euros supplémentaires.
Ukraine : les effets du renvoi collectif des États
L'Ukraine est la deuxième clé pour expliquer ces nouvelles attentes. Depuis le renvoi sans précédent de la situation par 43 États, la Cour est au cœur de la coordination des enquêtes sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité présumés commis dans ce pays.
Les conséquences combinées de la guerre en Ukraine et de la mobilisation des États ont apporté "à la fois des défis et des opportunités" dit Vignoli, à une cour qui voudrait avoir les moyens de jouer son rôle de "pierre angulaire de l'écosystème de la justice internationale", tout en mettant ainsi "vraiment en évidence les inégalités d'accès des victimes à la justice".
Dans les semaines qui ont suivi le 24 février, la Cour a été inondée d'argent et de détachements de personnels. Cet argent a été versé dans un fonds d'affectation spéciale et réparti dans trois domaines spécifiques : le développement technologique, le travail sur les crimes sexuels et genrés et la meilleure prise en compte du trauma dans les enquêtes. Le total actuel du fonds s'élève à environ 15 millions d'euros. Et les 74 détachements fournis par les États parties sont répartis entre les différentes équipes du bureau du procureur.
La générosité ne remplace pas un financement adéquat
Mais il a fallu dire aux États parties, dans la perspective de l'Assemblée de cette année, que leur générosité (liée à l’Ukraine) ne saurait se substituer à un financement adéquat du budget général, comme l'a déclaré le greffier de la CPI aux diplomates lors d'une réunion en novembre. La présidente de la CPI - lui-même ex-juge et président de la Cour - a été "assez catégorique" pour souligner "une injection de ressources dans le bureau du procureur génère du travail en aval, dans tous les autres organes de la Cour", dit Vignoli.
Ce n'est cependant pas le seul danger collatéral du soutien à l'Ukraine. Le Comité du budget et des finances des États membres a en effet souligné le risque que "les fonds volontaires puissent également entraîner une croissance asymétrique si le BdP est le seul à disposer de ressources supplémentaires". Il est décrit comme devenant plus "efficace et agile" grâce à ses financements supplémentaires, mais soulignent que "cela pourrait entraîner une augmentation générale de la charge de travail de la Cour". À long terme, concluent-ils, les contributions volontaires ne constituent pas un modèle de financement durable.
"Perception de la politisation"
L'aspect le plus problématique est le risque "de perception de politisation", s’inquiète Vignoli. "Dans les messages annonçant leurs promesses de don, les États n'ont pas toujours été prudents, et ils ont souvent fait le lien entre leur contribution et l'Ukraine, créant ainsi cette perception de politisation ou de sélectivité dans le travail de la Cour".
Human Rights Watch souhaite "un rejet ferme de l'utilisation des contributions volontaires comme modèle de financement, car nous avons peur que nous nous dirigions, vous savez, vers une sorte de pente glissante où l’on y aurait recours de manière plus régulière", dit-elle.
Des sources internes à la CPI estiment que l'augmentation de 16 % recommandée in fine par la commission du budget et des finances est déjà à moitié absorbée par l'inflation. De nombreux fonctionnaires aimeraient que les États s'engagent sur plusieurs années, ce qui permettrait d'éliminer une partie de l'imprévisibilité du processus annuel. Sur fond d'inflation et de nombreuses autres pressions budgétaires, il est difficile de prédire comment les négociations budgétaires vont finalement se terminer.
"Je suis très inquiète, déclare Naouri, parce que la Cour ouvre de plus en plus de dossiers. Il est extrêmement inquiétant que nous perdions de vue qu'il s'agit d'une cour de justice et qu'une cour de justice doit faire des procès. Et ces procès les avocats, les avocats du BdP, les avocats des accusés et les avocats des victimes. Ceux-ci doivent être la priorité dans le budget d'une cour. C'est cela qui est inquiétant. Très, très inquiétant."
Des sources diplomatiques suggèrent qu'il existe une pression tellement forte actuellement pour que justice soit rendue pour les crimes de guerre, au moins dans le cas de l'Ukraine, que malgré les circonstances économiques difficiles, le tribunal obtiendra une augmentation. C’est son montant qui est en ce moment en négociation dans les couloirs de La Haye.