Au terme de deux années à auditionner une fois par semaine des historiens, des politologues, des juristes et des membres des diasporas congolaise, rwandaise et burundaise, les parlementaires belges membres de la commission sur le passé colonial n'ont pas réussi à s'entendre sur la toute première des recommandations qui ressort de leurs travaux : formuler des excuses officielles pour les actes de violence et de spoliation qui ont été commis durant la colonisation. C'était fin 2022 et cette annonce avait créé l'émoi en Belgique.
Lorsqu'elle a été mise sur pied en 2020, cette commission était une première en Europe. Elle avait l’objectif ambitieux de faire toute la lumière sur la domination belge en Afrique centrale, en vue de réparer des crimes dont l'existence n'était pratiquement plus à démontrer. L'État belge a permis l'exploitation des populations de ses colonies, la ségrégation des enfants métis, et a mis en place un racisme structurel au sein de l'administration et de l'enseignement notamment. Les attentes étaient donc importantes, notamment pour les descendants des Congolais, Rwandais et Burundais qui ont subi cette domination. Et le sentiment de déception est bien perceptible parmi ceux qui ont été sollicités par cette commission parlementaire.
Des excuses officielles, une évidence hors de Belgique
« La question des excuses est tellement essentielle qu'elle ne se pose pas pour nous », confie Geneviève Kaninda, du Collectif mémoire coloniale et lutte contre les discriminations. Elle avait été entendue en décembre 2021 devant la commission. « Une centaine de personnes issues d'associations et de collectifs comme le mien, mais aussi des experts de l'histoire coloniale, sont venus dire globalement la même chose aux politiques, à savoir que l'administration coloniale belge était un système éminemment et foncièrement déshumanisant, qu'il y a eu une violation systémique des droits humains d'une population, de sa culture, de ses spiritualités. Le fait que c'était légal à l'époque ne veut pas dire qu'on ne peut pas condamner cela aujourd'hui », souligne-t-elle.
Patrick Balemba, de l'association Justice & Paix, est du même avis. Il avait été entendu par la commission en juillet 2022. « Le droit international a évolué. Il faut voir les choses autrement aujourd'hui », dit-il. « Le roi Philippe avait déjà formulé des regrets pour la colonisation belge du Congo, en juin 2020 [réaffirmés en juin 2022], pour les 60 ans de l'indépendance de ce pays. Regrets ou excuses, c'est la même chose, et voir qu'il y a encore débat là-dessus maintenant, ça fait mal. Si les autorités belges d'aujourd'hui n'ont pas la responsabilité de ce qui s'est passé à l'époque, il y a néanmoins lieu de faire mémoire. Si l'on veut construire le futur ensemble, si l'on veut tourner la page, ça commence par des excuses. »
La crainte de réparations financières, un faux prétexte
Pourquoi certains commissaires ont-ils refusé de voter le rapport final, contenant toutes les recommandations en vue de réparer les erreurs du passé, parmi lesquelles les excuses officielles ? Parce que, selon les prises de position de responsables politiques des partis libéraux flamands et francophones ainsi que du parti des Chrétiens démocrates flamands, c’est-à-dire une frange politique plutôt de droite, le risque de devoir assumer des réparations financières immenses était jugé trop élevé. Un faux prétexte, selon Patrick Balemba. « J'avais été invité pour parler des réparations symboliques éventuelles. J'avais bien senti cette crainte de devoir faire face aux multiples revendications relatives à l'aspect pécuniaire. Mais j'avais rassuré, en expliquant bien que la meilleure réparation est morale, comme soutenir le système éducatif en Afrique centrale, en passant par exemple par des échanges d'universitaires, etc. », explique-t-il.
« Nous, nous n'avons pas mis en avant la question des réparations », appuie Liberat Ntibashirakandi, entendu par les commissaires en décembre 2021, en tant que membre d'un collectif d'intellectuels burundais. « Ce qu'on voulait, c'est que la vérité soit dite et que les responsabilités soient établies. Le Burundi aurait profité de ce travail pour sortir du cycle de violence sur base ethnique dans lequel il est actuellement embourbé. Une idéologie de haine a été véhiculée dans la région et elle prend source dans le passé colonial. Bref, c'était une occasion en or pour refonder la population burundaise », assure-t-il.
« Ce que les Congolais demandaient, je pense, ce ne sont pas des contreparties, mais qu'on reconnaisse les exactions, la ségrégation et la violence », affirme encore François Milliex. Cet homme, victime de la ségrégation des enfants métis au Congo, a été entendu par la commission en février 2022, en sa qualité de président de l'association Résolution Métis. « Il existe encore un racisme structurel à l'égard des métis. Il persiste dans l'administration notamment. Le plus important pour nous, c'est surtout de faire cesser ce comportement. Si la commission avait pu avancer sur les choses à faire pour rétablir la vérité, c'est évident qu'on aurait beaucoup plus de facilité dans nos démarches administratives. »
Pas de surprise
Si l'échec de la commission inspire une indéniable déception, voire de la colère ou un sentiment d'injustice, il ne semble pas si étonnant, aux yeux de ces représentants des anciens peuples colonisés, d’avoir vu ses travaux se terminer en eau de boudin. « Si le politique s'est bougé au départ, c'est parce que le rapport de force a été renversé par la mobilisation civile dans la rue, à la suite du meurtre de George Floyd aux États-Unis. Nous, on portait cette demande depuis 2012 ou 2013 déjà », rappelle Geneviève Kaninda. Autrement dit, il n'y avait pas de réelle volonté politique de s'attaquer aux responsabilités du passé colonial, lesquelles sont à l'origine d'un racisme systémique anti-noir dans la société belge d'aujourd'hui. « La commission nous a prouvés que c'est une question qui est avant tout politique, pas historique », conclut-elle.
Pour Ntibashirakandi aussi, les débuts de la commission laissaient entrevoir peu de chance d'aboutissement. « Ça transparaissait déjà dans la composition du groupe des experts [chargés de brosser le décor historique avant le travail des commissaires]. Pour le Burundi, il n'y avait aucun expert, et pour le Rwanda des experts contestables. Et soyons clairs, c'est le Congo qui a été traité. Il n'y a qu'un paragraphe qui parle du Burundi dans le rapport final », fustige-t-il. « Évoquer l'ensemble de l'histoire coloniale belge était une erreur. Il aurait fallu examiner les anciennes colonies séparément, car elles ont chacune leur histoire propre. C'est une déception pour nous, car on a travaillé. On est resté en contact avec la commission pour que le Burundi soit correctement associé. Il est évident que c'était uniquement diplomatique, politique. La Belgique a voulu montrer une volonté d'écouter, à un moment où la question du racisme était portée haut à la suite de la mort de George Floyd », mais sans ambition réelle de faire le travail minutieusement, selon ce mathématicien burundais.
Le changement, sans les politiques
Pour Kaninda, la Belgique ne pourra néanmoins pas éviter encore longtemps ce moment où elle devra faire face à ses responsabilités. « On est passé d'un contexte où on ne parlait pas du tout de la question coloniale à une époque on en parle sur les plateaux télé, dans les écoles, etc. On aurait voulu que ça avance plus que ça avec la commission, mais le débat s'installe malgré tout. Pour des réparations et une politique publique claire en termes de racisme, on ne pourra bientôt plus détourner le regard et se dire que ça va se tasser. Cette question va revenir et va s'imposer. C'est pour cela qu'on dit aux politiques : anticipez, prenez l'initiative, car vous ne pourrez plus revenir en arrière. »
Le changement, à défaut d’être officiel, semble d’ailleurs s’effectuer de facto. Peu après la clôture sans résultats des travaux de la commission, l'accès aux archives coloniales a été modifié. Fin février, la Chambre a ainsi adopté une proposition de loi facilitant l'accès à ces archives pour les quelque 20.000 métis nés durant la période coloniale d'un père belge et d'une mère africaine. Nombre d'entre eux avaient été arrachés à leur mère pour être placés dans des orphelinats et cherchent encore aujourd'hui à retrouver la trace de membres de leurs familles. La future nouvelle loi doit notamment leur permettre de ne plus avoir à recourir au consentement des personnes recherchées (parents, frères ou sœurs) avant d’accéder à des documents qui révèlent l’identité de celles-ci.