Plus de six longues années après l'arrestation en Suisse de l'ancien ministre de l'intérieur gambien Ousman Sonko, celui-ci a finalement été inculpé le 17 avril pour crimes contre l'humanité. Cette affaire est considérée comme importante tant pour la Gambie que pour la Suisse. Aucune date n'a encore été fixée pour le procès de Sonko devant le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone.
"C'est un moment attendu depuis longtemps par les victimes et un pas important vers la justice", déclare Benoit Meystre, conseiller juridique dans ce dossier pour l'ONG suisse TRIAL International qui a porté la plainte initiale devant le Bureau du procureur général suisse, en 2017.
Dans un communiqué de presse publié le 18 avril, TRIAL déclare qu'il s'agit d'une "étape cruciale" pour le processus de justice transitionnelle en Gambie, qui a commencé à traiter les atrocités commises pendant les deux décennies de règne (juillet 1994-Janvier 2017) de l'ancien dictateur Yahya Jammeh. "Il s'agit également d'une affaire historique pour la Suisse, car c'est seulement la deuxième affaire de compétence universelle à être jugée par le Tribunal pénal fédéral", poursuit TRIAL, qui souligne que Sonko est la personne la plus haut placée à être poursuivie en Europe en vertu du principe de la compétence universelle.
L'Allemagne et les États-Unis ont également engagé des poursuites pénales au titre de la compétence universelle en rapport avec les atrocités commises en Gambie sous l'ère Jammeh. La Commission nationale gambienne pour la vérité, la réconciliation et les réparations, qui a publié son rapport en décembre 2021, a notamment recommandé l'ouverture de poursuites. Mais la Gambie n'a mené jusqu'à présent que deux procès connexes, qui ont abouti à des condamnations pour meurtre (et non pour crimes internationaux). L'ancien dictateur Jammeh lui-même est toujours en exil en Guinée équatoriale, où il s'est réfugié après avoir été chassé du pouvoir.
Assassinats, tortures, viols et détentions illégales
"Sonko sera jugé devant un tribunal impartial et indépendant et nous pensons que cela contribuera à faire pression sur la Guinée équatoriale pour qu'elle extrade [Jammeh] et que cela soutiendra l'élan autour de la justice transitionnelle en Gambie", assure Meystre dans un entretien à Justice Info. Un élan qui s'est, en réalité, largement arrêté avec la fin des auditions devant la Commission vérité, l'alliance politique entre le président Barrow et le parti de Jammeh, et la réticence manifeste du gouvernement à aller de l'avant avec les procès nationaux et les réparations.
Mais l'avocat de Sonko, Philippe Currat, estime que les longues procédures du Ministère public de la Confédération ont été "globalement injustes et, dans une certaine mesure, irrégulières", et que son client a l'intention de contester les accusations pour de multiples raisons. Currat décrit les accusations comme se rapportant à "cinq séries d'événements distincts et non liés". Il confirme que Sonko plaidera non coupable pour tous les chefs d'accusation. Selon l’avocat, Sonko n'a pas encore pris connaissance de l'acte d'accusation, car il attend sa traduction officielle de l'allemand vers l'anglais.
Annonçant l'acte d'accusation (qu'il n'a pas publié) le 17 avril, le bureau du procureur général a déclaré dans un communiqué de presse que "le prévenu est accusé, dans ses différentes capacités et positions, d'avoir soutenu, participé et omis d'empêcher des attaques systématiques et généralisées dans le cadre de la répression menée par les forces de sécurité gambiennes contre tous les opposants au régime du président Yahya Jammeh. Les accusations couvrent une période allant de 2000 à 2016 et constituent dans certains cas des crimes contre l'humanité", au sens du code pénal suisse.
Le Bureau du Procureur général déclare qu'il "accuse [Sonko] en particulier d'avoir, dans le contexte de cinq événements survenus entre 2000 et 2016, participé, ordonné, facilité et/ou omis d'empêcher des meurtres, des actes de torture, des viols et de nombreuses détentions illégales". Tous les chefs d'accusation ne sont pas des crimes contre l'humanité.
Responsabilité hiérarchique
Né en janvier 1969, Ousman Sonko a rejoint l'armée gambienne en 1988. En 1995, un an après l'arrivée au pouvoir de Jammeh à la suite d'un coup d'État militaire, Sonko rejoint la Garde d'État, chargée de la protection du président, de sa résidence privée et de sa résidence officielle. En mai 2003, il devient commandant adjoint de cette Garde, puis commandant deux mois plus tard. En décembre 2003, il devient directeur des communications et est affecté au quartier général de l'armée gambienne. Sa carrière militaire s'achève avec sa promotion à la tête de la police gambienne en tant qu'inspecteur général (IGP), en février 2005. De novembre 2006 à février 2012 et de mai 2012 à septembre 2016, Sonko occupe le poste de ministre de l'Intérieur de la Gambie. À ce titre, il était membre du Conseil national de sécurité, un organe de haut niveau chargé des questions de sécurité. Le Conseil était présidé par le vice-président. Outre le ministre de l'Intérieur, les autres membres en étaient le chef des forces armées, le directeur de l'agence nationale de renseignement (NIA) et l'IGP.
C'est dans ses fonctions successives de membre de l'armée, d'inspecteur général de la police et de ministre de l'Intérieur qu'il aurait commis les crimes.
Une caractéristique particulière de cette affaire, selon le parquet général, est que "la responsabilité pénale de l'accusé (...) ne résulte pas seulement de sa participation directe aux infractions alléguées, mais aussi des responsabilités qu'il avait en sa qualité de ministre de l'Intérieur, puisqu'il était directement en charge de la police et de l'administration pénitentiaire". L'accusé aurait commis les crimes en partie seul mais principalement avec un groupe d'auteurs composé de Jammeh et de membres éminents des forces de sécurité et de l'administration pénitentiaire de la Gambie. Le parquet affirme qu'il s'agit d'une attaque généralisée et systématique contre la population civile de la Gambie, c'est-à-dire un crime contre l'humanité.
L'enquête a comporté "de nombreux entretiens avec l'accusé, une quarantaine d'entretiens avec des plaignants, des personnes fournissant des informations et des témoins, ainsi que six voyages en Gambie" dans le cadre d'un accord d'assistance mutuelle avec les autorités gambiennes.
Différents types de crimes
Les crimes allégués comprennent le meurtre en 2000 d'Almamo Manneh, un soldat soupçonné d'avoir participé à un coup d'État, et le viol répété de sa veuve sur différentes périodes en 2000-2002 et 2005 ; la détention illégale et la torture de diverses personnes en relation avec une tentative de coup d'État en mars 2006, des membres de l'armée, des politiciens et des journalistes ; l'assassinat en octobre 2011 de Baba Jobe, ancien membre de l'Assemblée nationale ; la répression violente d'un rassemblement politique à Banjul en avril 2016, y compris le meurtre prémédité d'Ebrima Solo Sandeng, l'un des organisateurs de la manifestation, et la détention illégale et la torture de plusieurs membres de l'opposition.
Les méthodes de torture utilisées comprennent le tabassage, les brûlures, y compris avec du plastique fondu, les chocs électriques, la suffocation en plaçant des sacs en plastique sur les victimes ou en les enterrant vivantes, l'empoisonnement et les violences sexuelles.
Selon l'acte d'accusation, Sonko aurait eu plusieurs conversations téléphoniques avec l'IGP, qui lui était directement subordonné, au cours des événements de 2016, et il était informé quotidiennement de ce qui se passait dans les prisons par le directeur des prisons, qui lui était directement subordonné.
Lignes de défense
L'avocat de Sonko soutient, lui, que les procédures d'audition des témoins n'ont pas été transparentes, certains témoins ayant probablement pu être préparés à l'avance, ce qui jette un doute sur leur crédibilité. Pour certains des faits allégués dans l'acte d'accusation, il affirme que son client dispose d'un alibi basé sur des documents recueillis par l'enquête des procureurs suisses auprès des Nations unies, qui démontrent son absence du pays.
En outre, il contestera la responsabilité hiérarchique de Sonko, notamment dans la répression de la manifestation d'avril 2016 et la mort du leader de l'opposition Solo Sandeng. Les responsables étaient la NIA et le commando de choc "Junglers", qui étaient directement sous le commandement du président, et "sur lesquels Sonko n'a jamais eu de contrôle ou d'autorité", explique Me Currat à Justice Info. L'accusation selon laquelle Sonko, en tant que ministre de l'Intérieur, aurait dû utiliser son autorité de commandement sur la police pour empêcher la NIA et les Junglers de commettre des crimes est "juridiquement une absurdité", déclare l’avocat.
En outre, Me Currat soulève l'applicabilité du droit suisse pour certains des crimes allégués, étant donné que les crimes internationaux (génocide, crimes contre l'humanité, crimes de guerre) n'ont été intégrés dans la législation nationale suisse qu'en 2011. L’avocat indique qu'il soulèvera également la question de la proportionnalité et des conditions de détention de Sonko. "Je sais bien qu'on est dans des procédures internationales avec des difficultés liées justement à la coopération avec la Gambie et que cela peut expliquer une longueur particulière. Mais cela a été quand même très long et cela pose évidemment la question de la proportionnalité de la détention préventive", dit-il.
Après plus de six ans d'attente d'un acte d'accusation, la date du procès se fait toujours attendre. Meystre pense qu'il faudra plusieurs mois avant que le procès ne puisse commencer, étant donné que l'enquête a pris beaucoup de temps et que le tribunal doit étudier de nombreux documents en vue de sa préparation. Me Currat ne s'attend pas non plus à ce que le procès commence avant octobre ou novembre prochain. La détention provisoire de Sonko a été prolongée jusqu'au 17 octobre 2023.