Depuis que la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) – organe d'enquête ayant examiné pendant trois ans les violations des droits de l'homme et les abus commis sous le régime de l'ancien président Yahya Jammeh (1994-2017) – a publié ses recommandations en novembre 2021, l'espoir de leur mise en œuvre est resté suspendu. Moins d'un an plus tard, le gouvernement gambien a publié son livre blanc, acceptant la plupart des recommandations de la commission. Cependant, le gouvernement a déclaré qu'il ne disposait pas des ressources financières nécessaires pour les mettre en œuvre, même si certaines d'entre elles ne nécessitent que très peu ou pas de fonds, comme l'interdiction d'exercer une fonction publique pour certains individus qui ont seulement été mis en congé administratif, les réformes institutionnelles ou le projet de loi sur la réparation des victimes, qui a été soumis au cabinet au début de l'année et n'a toujours pas été approuvé.
Le 12 mai, lors d'une conférence avec des partenaires et des donateurs au cours de laquelle le gouvernement a présenté son plan tant attendu de mise en œuvre du Livre blanc, la présidence a annoncé que l'Union européenne s'était engagée à verser 9 millions d'euros dans ce processus. Cela signifie-t-il que la justice transitionnelle post-TRRC est enfin en vue ?
Dans son rapport final, la TRRC avait formulé 265 recommandations sur les poursuites, les réparations, la réconciliation et les réformes. Le plan de mise en œuvre du gouvernement reprend les 22 domaines thématiques du rapport de la Commission. Il est censé se dérouler de 2023 à 2027 pour un budget total de 148 850 555 dollars américains répartis comme suit :
Le plan gouvernemental de mise en œuvre (2023-2027)
La question est de savoir d'où viendrait le reste d'un budget aussi ambitieux. "Je crois qu'en 2021, [le gouvernement] a dit qu'il [inscrirait] 115 millions de dalasis (1,8 million d'euros) au budget, mais je ne suis pas sûr qu'ils aient été dépensés ou qu'ils aient même été inscrits", explique Madi Jobarteh, militant gambien des droits de l'homme. "Cela signifie qu'ils doivent se lancer dans une solide campagne de collecte de fonds. Ils peuvent avoir une stratégie qui inclurait également une contribution de la société civile en espèces ou en nature, car ils peuvent compter sur la société civile pour la mise en œuvre de certaines recommandations - par exemple, les initiatives de consolidation de la paix, la sensibilisation, les activités de réconciliation - mais aussi sur le secteur privé." Cependant, pour Jobarteh, "le gouvernement gambien devrait être le principal financeur des recommandations de la commission vérité parce que cela touche à l'âme même de la nation : il s'agit de nos concitoyens ayant agi les uns contre les autres, et où l'État a fondamentalement été le véhicule portant atteinte à ces vies."
L'Union européenne et le gouvernement gambien se sont mis d'accord sur une série d'objectifs visant à garantir l'utilisation efficace des fonds pour la justice transitionnelle. "En d'autres termes, pour obtenir 100 % d'une tranche donnée, le gouvernement devra atteindre 100 % des indicateurs de performance correspondants", déclare à Justice Info Raphaël Brigandi, conseiller politique de la délégation de l'Union européenne en Gambie, sans donner plus de détails.
Pour l'UE, cependant, une nouvelle Constitution est la "mère de toutes les réformes", souligne Brigandi. Les espoirs de la Gambie de se doter d'une nouvelle Constitution se sont effondrés en septembre 2020, lorsque les législateurs ont rejeté le projet de constitution qui était censé remplacer celle de 1997. À l'heure actuelle, les lois répressives qui ont permis à Yahya Jammeh de se perpétuer au pouvoir sont toujours en vigueur en Gambie. Des lois archaïques comme la règlementation pénitentiaires, dont la Commission des droits de l'homme a recommandé l'abrogation, n'ont toujours pas été amendées.
Le projet d'une cour hybride
La question des poursuites des crimes de l'ère Jammeh à la suite du travail de la TRRC a fait l'objet d'un incessant débat. En février, le ministère de la Justice a annoncé le recrutement d'un procureur spécial pour un "tribunal internationalisé" qui serait mis en place en Gambie pour juger les crimes commis sous le régime de Jammeh. "Après de remarquables débats publics devant la Commission des droits de l'homme, qui ont profondément marqué les Gambiens, il y avait une forte attente, à la fois dans le pays et à l'étranger, que le gouvernement rende justice - y compris par des procès pénaux - sans plus de retard pour les victimes qui ont déjà attendu depuis tant d'années. Le gouvernement a mis beaucoup de temps, beaucoup trop de temps, mais il semble maintenant pleinement engagé dans un plan très prometteur, avec la création du bureau d’un procureur spécial et d'un tribunal hybride avec la Cédéao [Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest]. Le modèle de tribunal hybride de la Cédéao présente de nombreux avantages. Il permettra de recourir au droit international et aux experts internationaux et la tenue de procès en dehors de la Gambie si nécessaire, comme peut-être pour Jammeh lui-même. Il pourrait donner aux victimes un rôle plus important que dans le système gambien", déclare Reed Brody, avocat américain spécialisé dans les droits de l'homme et l'un des principaux promoteurs de la campagne "Jammeh 2 Justice", qui vise à traduire en justice Jammeh - actuellement en exil en Guinée équatoriale - et d'autres auteurs présumés.
"Plus important encore", ajoute Brody, "un tribunal de la Cédéao bénéficiera du soutien de toute la région, y compris de pays comme le Ghana, le Nigeria et le Sénégal, dont des citoyens ont été tués sous Jammeh, ce qui rendra plus difficile pour la Guinée équatoriale de refuser de livrer Jammeh le moment venu. Mais il faudra encore des années pour mettre tout cela en place, il est donc important d'avancer rapidement."
Le gouvernement va-t-il s'en tenir à son plan ?
"Mon gouvernement s'engage pleinement à garantir un processus de mise en œuvre complet et efficace. Nous veillerons sans relâche à ce que la justice soit rendue et à ce que les droits et la dignité des victimes soient respectés", a déclaré le président Barrow lors de la conférence des donateurs qui s'est tenue ce mois-ci. Cependant, malgré les nombreuses assurances données par le gouvernement sur la mise en œuvre intégrale des recommandations de la Commission vérité, la volonté politique reste un problème, car "elle est susceptible de changer avec les nouveaux gouvernements ou les changements de priorités politiques", prévient le plan de mise en œuvre lui-même.
L'alliance politique entre le Parti national du peuple (NPP) au pouvoir et une faction de l'ancien parti de Jammeh, l'Alliance patriotique pour la réorientation et la construction (APRC), a été renforcée lorsque le président Barrow a élu Fabakary Tombong Jatta, le leader de l'APRC, au poste de président de l'Assemblée nationale, ce qui fait de lui le troisième personnage le plus puissant du pays. La nomination de Fabakary et de son adjoint a été accueillie par de vives critiques et condamnations.
"Il est établi que Fabakary a, depuis 2016, engagé l'APRC à rejeter, discréditer et ridiculiser activement et vigoureusement la TRRC et tout autre effort, institution ou individu, y compris votre ancien ministre, Abubacarr Tambadou, cherchant à rendre justice aux victimes de Yahya Jammeh", avait écrit le Centre gambien pour les victimes de violations des droits de l'homme, dans une lettre adressée au président à la suite de cette nomination. "Comment avez-vous pu nommer une telle personne à la tête de l'organe principal qui a la responsabilité première d'élaborer les lois, d'approuver les budgets et de contrôler les institutions responsables de la mise en œuvre du rapport de la Commission vérité et réconciliation ?"
Yahya Jammeh jouit toujours d'une forte popularité dans ce petit pays d'Afrique de l'Ouest et l'on s'attend à ce que la mise en œuvre des recommandations de la TRRC se heurte à une certaine résistance.
"J'étais à la conférence des donateurs, j'ai entendu les représentants du gouvernement s'exprimer et je ne pense pas qu'ils se paient juste de mots. J'ai bon espoir qu'ils tiendront leur promesse. Le président lui-même a déclaré que son gouvernement s’y engageait. Prenons donc cela comme une parole de sa part et voyons ce qui va se passer", explique pourtant Isatou Jammeh, une militante des droits humains.