Enquêter sur les cas de disparition forcée était l'un des principaux objectifs de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie. La disparition de personnes a été retenue comme l'un des moyens utilisés par l'ancien président Yahya Jammeh pour réduire au silence les opposants ou toute personne qu'il considérait comme une cible pendant son règne, de 1994 à 2017. De 2018 à 2021, la TRRC a enquêté sur un certain nombre de ces cas. Dans son rapport final, elle a indiqué que le sort de toutes les victimes de disparitions forcées sur lesquelles elle avait enquêté avait été établi, à l'exception de quatre dossiers concernant cinq personnes que la commission a qualifiés de non résolus, tandis que d'autres doivent encore faire l'objet d'une enquête.
Les quatre dossiers que la commission n'a pas pu résoudre sont les suivants : Kanyiba Kanyi ; Buba (Bubai) Sangyang et Momodou Lamin Sangyang ; Chief Ebrima Manneh ; et Ceesay Bujiling.
Les cas non résolus
Kanyiba Kanyi était membre du Parti démocratique uni. Il a été illégalement arrêté à son domicile par des agents de la sûreté de l'État non identifiés le 18 septembre 2006, trois jours avant les élections présidentielles. Sa famille ne l'a jamais revu depuis. L'État a nié en savoir davantage. Des témoignages devant la TRRC indiquent qu'il a été vu à la prison Mile 2. Il a également été aperçu au Royal Victoria Teaching Hospital, le 14 mars 2008. On ne sait rien d'autre sur ce qu’il est devenu. Jusqu'au moment de sa disparition, Kanyi travaillait pour le Christian Children's Fund.
Buba (Bubai) Sangyang et Momodou Lamin Nyassi. Selon Ida Badjie, épouse de Nyassi, ces deux victimes, ainsi que Ndongo Mboob, ont été interceptées devant la maison des Nyassi par des inconnus qui seraient des membres de l’Agence nationale de renseignements (NIA), en 2006. Ils ont été embarqués dans un véhicule et emmenés. Malick Jatta, un ancien Jungler – les sicaires de Jammeh – a témoigné qu'il avait vu des individus en civil, présumés être des membres de la NIA, remettre les trois hommes à Sanna Manjang, un autre Jungler. Selon Jatta, Mboob a été exécuté par Manjang.
Chief Ebrima Manneh était journaliste au journal The Daily. Il a été arrêté à son bureau le 11 juillet 2006, après avoir voulu republier un reportage de la BBC critiquant Jammeh. Il aurait été vu à l'hôpital universitaire Royal Victoria, où il a été traité pour hypertension. Il aurait été tué et jeté dans un puits à Kanilai, le village natal de Jammeh. D'autres rapports indiquent qu'il a été enterré dans une fosse derrière le poste de police de Sare Ngai, à Fulladu West, dans l'extrême est de la Gambie. Selon le Jungler Bai Lowe, qui est actuellement jugé en Allemagne, Manneh a été tué le même jour que Daba Marenah, Ebou Lowe, Alieu Ceesay, Alpha Bah et Manlafi Corr. Bien que la Cour de justice de la Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ait ordonné, en 2008, au gouvernement gambien de le libérer et de l'indemniser pour détention illégale, le gouvernement a nié toute implication. Pourtant, Jammeh a reconnu que Manneh était mort en 2011, tout en maintenant que le gouvernement n'était pas impliqué. Bien que la commission vérité ait reçu une déclaration de Bai Lowe détaillant la façon dont Manneh a été exécuté, le lieu où il se trouve reste un mystère.
Le cas de Ceesay Bujiling n'a été mentionné que par un seul témoin devant la TRRC, Saihou Jallow, qui avait travaillé comme ordonnance auprès de Jammeh. Bujiling était un gardien. Selon Jallow, Jammeh lui a dit que Bujiling allait être couronné ¨roi des sorciers et des magiciens¨. Mais le chef de l’Etat pensait qu'une personne importante devait d’abord être sacrifiée, et que c’était lui la cible. Le corps de Bujiling a été retrouvé plus tard entre Kanilai et Nyeffi. Au moment de son exécution en 2009, les Junglers se trouvaient à Kanilai sous la direction de Nuha Badjie. Dans son témoignage, Jallow a mentionné qu'il y avait eu un appel téléphonique entre Jammeh et un Jungler, Solo Bojang, pour s'assurer que Ceesay Bujiling était enterré. Dans le rapport final de la TRRC, l'affaire est sans doute considérée comme non résolue parce qu'elle était basée sur un seul témoignage, que rien n'a jamais été vérifié et que la commission n'a pas eu le temps d'enquêter correctement sur l'affaire.
Les familles dans l'incertitude
En l'absence de leurs proches, les familles des victimes continuent de vivre dans l'incertitude, et certaines espèrent toujours leur retour après toutes ces années. Certaines familles ont organisé des funérailles sans le corps tandis que d'autres peinent à accepter leur sort. Bien que la commission ait entendu des témoignages sur ces dossiers, les auteurs du crime restent souvent inconnus, et aucune révélation n'a été faite sur leurs éventuels lieux de sépulture.
Le fils de Kanyiba Kanyi a aujourd'hui 16 ans. Le père et le fils ne se sont jamais connus car au moment de la disparition de Kanyiba, sa femme Isatou était encore enceinte. "Depuis sa disparition jusqu'à ce jour, on a dit beaucoup de choses. J'ai témoigné devant la Commission vérité et réconciliation, mais jusqu'à présent, on ne sait pas ce qu'il est advenu de mon mari ni où il se trouve", déclare Isatou Kanyi. "On ne sait rien dans l'affaire Kanyiba. Nous sommes troublés et inquiets. Nous voulons savoir qui l'a capturé et qui l'a fait disparaître. Personne ne sait s'il est mort ou non. La seule chose que nous pouvons dire, c'est qu'il a disparu parce que nous ne savons pas s'il est mort ou s'il s'est passé quelque chose. Si quelqu'un avait pu raconter ce qui s'est passé exactement, cela aurait été utile, mais jusqu'à présent, cette personne n'existe pas", ajoute-t-elle avant d'exprimer sa frustration. "Les personnes qui lui ont causé des ennuis, j'ai mentionné leurs noms à la TRRC, mais aucune d'entre elles n'a été appelée et interrogée au sujet de Kanyiba. Tout cela m'inquiète : ces personnes devraient aller expliquer pourquoi elles ont agi ainsi, mais rien de cela n’a eu lieu. Ils ont dit qu'une autre commission serait formée pour examiner son cas et celui de Chief Manneh. C'est ce que dit le rapport de la TRRC. A ce jour, nous n’en savons toujours rien."
Un nouveau groupe de travail
En effet, lorsque la TRRC a échoué à établir le sort de ces victimes, elle a recommandé au gouvernement de poursuivre l'enquête sur ces dossiers non résolus et de créer un groupe de travail qui examinerait aussi les autres cas de disparition n’ayant pas fait l'objet d'une enquête de la part de la commission. Dans son plan de mise en œuvre récemment publié, le gouvernement indique qu'il prévoit de mettre en place un "groupe de travail multipartite sur les disparitions forcées afin d'identifier les lieux d'inhumation présumés qui n'ont pas encore été trouvés par la TRRC et de recevoir les signalements de personnes disparues qui n'ont pas été soumis à la TRRC". Ce groupe devrait être mis en œuvre entre la mi-2023 et la fin 2024. Son budget prévu est de 15 000 dollars américains.
"Lorsque la TRRC a pris fin, ils nous ont appelés et nous ont donné de l'argent", se souvient Awa Manneh, sœur de Chief Ebrima Manneh. "Après cela, nous n'avons plus entendu parler de rien. La TRRC était notre seul espoir de connaître enfin son sort et de savoir où il se trouve, mais jusqu'à présent, le gouvernement n'a rien dit à ce sujet. Aujourd’hui, nous sommes dans la confusion."
Cela va-t-il changer ? Le gouvernement a accepté la recommandation de la commission de travailler en étroite collaboration avec des organisations telles que le Réseau africain contre les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées (ANEKED) - une collaboration confirmée par Sirra Ndow, représentante nationale d'ANEKED - et la Commission nationale des droits de l'homme pour instruire les agents de la justice et de la sécurité sur l'illégalité des disparitions forcées - une violation qui n'a pas encore été érigée en infraction pénale dans la loi gambienne.
"La TRRC disposait de très peu d'expertise, de capacités et de ressources pour rechercher les disparus", explique Ndow. "Le groupe de travail fera appel à des experts d'autres pays et unira ses forces pour guider le processus, en commençant par l'élaboration d'une stratégie et d'un plan d'ensemble. La Gambie a déjà reçu des promesses de soutien de la part du Comité international de la Croix-Rouge, de l’organisation Justice Rapid Response et de la Fondation d’anthropologie médico-légale du Guatemala pour soutenir le plan de mise en œuvre. Nous attendons également du gouvernement qu'il adhère à la Commission internationale sur les personnes disparues (ICMP) en tant qu'État partie, ce qui lui permettra de bénéficier d'un soutien plus important. Nous sommes déjà appuyés par une équipe d'experts, l'équipe argentine d'anthropologie médico-légale et le centre des droits de l'homme de l'université de Chicago", assure-t-elle.