Le 3 juillet, un nouveau centre de collecte de la preuve sur les crimes commis par les dirigeants politiques et militaires russes dans le cadre de l'invasion de l'Ukraine le 24 février 2022 a officiellement commencé ses travaux à La Haye, aux Pays-Bas. Il s'agit d'un "moment historique", a déclaré le procureur général de l'Ukraine, Andriy Kostin, lors de la conférence de presse organisée à l'occasion du lancement de ce Centre international pour la poursuite du crime d'agression (ICPA).
Cette nouvelle institution est unique en son genre. Il s'agit du premier effort international depuis la Seconde Guerre mondiale pour enquêter sur le crime d'agression et il fonctionne alors que la guerre en Ukraine est en cours. Cette première étape, qui pourrait déboucher sur la création d'un tribunal spécial chargé de poursuivre le crime d'agression, est censée contribuer à combler une lacune du droit international. Aucune cour internationale ne peut actuellement enquêter sur ce crime dans le contexte de la guerre en Ukraine, même si l'un des principes clés de la charte des Nations unies est de bannir l'invasion et l'annexion unilatérales d'un autre pays. La Cour pénale internationale (CPI), basée à La Haye, est compétente en matière de crime d'agression depuis 2018, mais elle ne peut pas engager de telles poursuites lorsque les États concernés ne sont pas membres de la Cour. Et la Russie ne l'est pas. C'est pourquoi l'Ukraine et certains de ses alliés font pression pour qu'une nouvelle cour soit créée.
Le nouveau ICPA est hébergé par Eurojust, l'agence de l'Union européenne pour la coopération en matière de justice pénale. Outre les représentants de la justice ukrainienne, le centre bénéficie du soutien de l'Union européenne, des États-Unis et de la CPI. "Le crime d'agression est la mère de tous les crimes de guerre", a déclaré Ladislav Hamran, président d'Eurojust, lors de la conférence de presse. En enquêtant sur ce crime, ils s'attaqueront à "un problème d'impunité très important", a-t-il ajouté.
Centralisation et stockage des preuves
"Il s'agit d'une mesure très positive", soutient Gaiane Nuridzhanian, professeure associée à l'université nationale de Kyiv et à l'académie Mohyla. "La coordination des efforts est très importante pour garantir l'obligation de rendre compte des différents crimes internationaux commis en Ukraine", ajoute-t-elle. "Il est très important pour la population ukrainienne que les responsables du déclenchement et de la conduite de la guerre, ainsi que ceux qui ont commis des atrocités pendant la guerre, rendent des comptes", dit Nuridzhanian.
Les procureurs ukrainiens ont déjà commencé à travailler à Eurojust, affirme Kostin dans un tweet le lendemain du lancement de l'ICPA. En plus des procureurs actuels d'Eurojust, on s'attend à ce qu'une vingtaine d'autres personnes de différents pays rejoignent le centre, selon Hamran. Le nouveau centre fonctionnera comme un mécanisme d'enquête. Il centralisera et stockera les preuves dans la base de données d'Eurojust. Les preuves seront analysées afin de trouver et de combler d'éventuelles lacunes. Les procureurs nationaux de Lettonie, d'Estonie, de Lituanie, de Pologne et d'Ukraine, qui travaillent déjà ensemble au sein d’une équipe commune d'enquête pour l'Ukraine, seront en première ligne pour mener les enquêtes. La CPI et les États-Unis se sont également engagés à fournir des informations. Une fois qu'un dossier solide aura été constitué, il sera prêt à être transmis à tout tribunal national ou international futur.
Quel type de tribunal ?
Kostin indique que l'Ukraine a déjà condamné 20 Russes par contumace pour crime d'agression et que 600 autres ont reçu une notification de suspicion. Toutefois, au niveau national, des limites demeurent lorsqu'il s'agit de gravir les échelons de la hiérarchie politique et militaire. Le président, le premier ministre et le ministre des affaires étrangères d'un pays jouissent d'une immunité personnelle devant les juridictions nationales, explique ainsi Nuridzhanian.
En général, les tribunaux nationaux sont également confrontés à des défis politiques. "Les États et la communauté universitaire sont assez largement convaincus qu'il n'est pas bon qu'un pays en poursuive un autre pour un acte d'agression", analyse Kevin Jon Heller, professeur au Centre d'études militaires de l'université de Copenhague. L'Ukraine, en tant qu'État victime, a "tout à fait le droit moral" et une compétence évidente pour poursuivre l'agression devant ses tribunaux nationaux, souligne Heller. Mais cela peut être "politiquement problématique" et avoir des répercussions. C'est pourquoi "l'agression est vraiment le type de crime qui doit être poursuivi dans un forum international, qu'il soit international ou internationalisé", explique-t-il.
Ces deux options divisent la communauté internationale depuis le début du débat en février 2022. L'Ukraine souhaite un tribunal international soutenu par les Nations unies et son Assemblée générale, comme l'a clairement indiqué Kostin lors de la conférence de presse. "Le crime d'agression commis par la Russie contre l'Ukraine est un crime contre la paix et la sécurité mondiales et, pour combler les lacunes du droit international, nous avons besoin d'une réponse internationale", a-t-il déclaré. Mais pour ce faire, l’Ukraine a besoin d'un large soutien international.
Or, les États-Unis et les pays du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni) semblent plutôt favorables à la création d'un tribunal internationalisé. Le 3 juillet à La Haye, le procureur général adjoint des États-Unis, Kenneth Polite, a exprimé le soutien de son pays à un "tribunal international ancré dans le droit ukrainien mais qui inclut des concepts de droit international". Le commissaire européen chargé de la justice, Didier Reynders, a déclaré que les discussions à ce sujet se poursuivraient entre les pays du G7.
La coopération de la CPI
"Je pense qu'il est clair que s'il doit y avoir un tribunal, ce sera un tribunal internationalisé", estime Heller. Une cour entièrement internationale ne reçoit pas le soutien de nombreux États, qui la considèrent comme "lourde, coûteuse et chronophage", selon Heller, qui ajoute que certains se demandent également pourquoi il y aurait un tribunal pour l'Ukraine et pas pour d'autres victimes d'actes d'agression.
"À l'avenir, la CPI devrait avoir compétence sur le crime d'agression", estime Nuridzhanian. Mais pour l'instant, "la situation en Ukraine a mis en lumière les lacunes de la compétence de la CPI en ce qui concerne ce crime". Pour que la CPI puisse poursuivre le crime d'agression dans ce cas, il faudrait modifier le statut de la Cour. Reynders a exprimé l'espoir qu'une telle modification soit apportée. "Le statut de Rome est le cadre naturel du crime d'agression", a déclaré en écho le procureur de la CPI, Karim Khan, qui assure que certains États semblent déjà disposés à proposer des amendements. Mais modifier le statut de la CPI est une tâche politique très ardue qui nécessitera du temps et des négociations difficiles. En attendant, la CPI a donc déclaré qu'elle coopérerait avec le nouveau ICPA.
Hamran remet l'accent sur le travail du centre : "Nous disposons d'une énorme quantité de preuves disponibles dans différentes juridictions", dit-il. Il mentionne les vidéos, les photographies aériennes, les communications interceptées, les données des téléphones portables, etc. "Jamais dans l'histoire nous n'avons eu autant de preuves de l'agression." Et la collecte et l'analyse de tous ces éléments nécessitent "un effort considérable".
Prouver la responsabilité pénale
"Un autre grand défi à relever", dit Hamran, est de s'assurer que toutes les preuves sont recevables et que tous les éléments du crime sont correctement documentés. Ce crime comporte en fait deux volets, explique Heller. Premièrement, il faut trouver un état d'agression active "et c'est facile ici parce qu'il s'agit d'une invasion non provoquée impliquant des centaines de milliers de soldats", dit-il. Deuxièmement, il faut trouver des preuves permettant de déterminer qui est pénalement responsable de ces actes. Cela signifie qu'il faut montrer que la personne occupait une position de leadership et pouvait contrôler directement les décisions militaires ou politiques de l'État. Il faut ensuite établir qu'un groupe d'individus "a en fait participé à la planification, à la préparation, au déclenchement ou à la mise en œuvre de l'acte d'agression", poursuit Heller. "Ce sont les parties les plus obscures."
Il ne sera pas facile de constituer des dossiers d'agression pour un grand nombre de personnes, souligne Heller. Il pourrait être facile de trouver des preuves contre le président russe Vladimir Poutine, le premier ministre Michail Mišustin, le ministre des affaires étrangères Sergej Lavrov et les généraux les plus haut gradés. Mais pour beaucoup d'autres, "il est plus difficile d'obtenir des preuves de la responsabilité individuelle, principalement parce qu'il n'y a pas de preuves en dehors de la Russie", selon Heller. "Toutes les preuves de l'agression sont enfermées dans des classeurs et des archives à Moscou."