« C’est une catastrophe écologique équivalente à celle de Tchernobyl [catastrophe nucléaire survenue en 1986, en Ukraine, à 130 kilomètres au nord de Kyiv] », déclare Maksym Popov, conseiller spécial pour les crimes environnementaux auprès du procureur général d’Ukraine, à propos des dégâts causés par l’explosion du barrage géant de Nova Kakhovka, le 6 juin dernier.
« Plus de 150 procureurs et plus de 250 enquêteurs régionaux et nationaux travaillent, précise-t-il, sur cette enquête » qui concerne trois régions traversées par le Dniepr : celle de Kherson, la plus touchée par l’inondation ; celle de Mykolaïv, en aval dans la péninsule de Crimée ; et celle de Zaporijjia, en amont, où se situe la plus importante centrale nucléaire d’Europe, dont le refroidissement est en partie dépendant du niveau du Dniepr. Il est à noter qu’en cas d’attaque sur la centrale de Zaporijjia, les eaux polluées n’étant plus retenues par le barrage se déverseront sans frein jusqu’à la Mer Noire.
Le 8 juin, alors que plus de 2.300 civils ont été évacués des zones inondées de Kherson, le président ukrainien s’adresse dans un discours diffusé en ligne à « la communauté internationale de protection de l’environnement », afin que la Russie soit tenue pour responsable d’un acte « terroriste » qui constituerait un « écocide ». Volodymyr Zelensky demande « que l'Ukraine ne soit pas laissée seule face à cette tragédie ». Pour le procureur Popov, il est en effet « important que la communauté internationale se rende compte des conséquences de la guerre déclarée par les Russes ». « Il n’y a pas de frontière pour l’environnement et quand l’agresseur l’attaque, ce ne sont pas seulement les Ukrainiens qui souffrent : tous les systèmes écologiques sont liés entre eux », dit-il.
La CPI se rend sur les lieux
Le 11 juin, des représentants de la Cour pénale internationale (CPI) vont dans la région de Kherson avec le procureur général de l’Ukraine, Andriy Kostine, rapportent les médias ukrainiens. Ils rencontrent les procureurs régionaux, visitent les zones inondées. Ils n’ont pas accès au site du barrage de Kakhovka, sous contrôle de la Fédération de Russie. L’enquête sur les causes exactes de l’explosion ne peut se faire qu’avec l’appui des services de renseignements et des sources ouvertes, satellitaires notamment.
Moscou, de son côté, renvoie la responsabilité du « sabotage » sur l’Ukraine, le 7 juin, lors d’une réunion urgente convoquée par le Conseil de sécurité de l’Onu. Aucune équipe d’enquête indépendante n’a pu à ce jour visiter le site du barrage. Et étrangement, selon une information relayée par Newsweek, une semaine plus tôt, le 30 mai, la Russie a adopté une nouvelle législation prohibant l’ouverture d’enquêtes sur les accidents qui pourraient survenir sur des « structures hydrauliques », dans le contexte de ses opérations militaires dans les régions d’Ukraine « annexées » de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia.
Et les ONG aussi
« La dévastation causée par cette catastrophe ne peut être surestimée et sera sans aucun doute ressentie dans les années à venir, car des industries entières, de l'irrigation à l'agriculture, en passant par l'eau, la pêche, le bétail et bien d'autres, sont maintenant confrontées à des effets étendus, de long terme et sévères », décrit dans un communiqué Yousuf Syed Khan, juriste pour l’ONG Global Rights Compliance, qui faisait partie de la délégation du procureur général descendue sur le terrain les 10 et 11 juin. Il affirme que la « famine » que pourrait provoquer la catastrophe constituerait un crime de guerre.
L’affaire Kakhovka mobilise ainsi de nombreux acteurs en Ukraine, dont plusieurs organisations nationales et internationales. « Du fait de l’étendue des dégâts, Kakhovka a de bonnes chances d’être analysé par la CPI », pense notamment Dmytro Koval, juriste pour l’ONG ukrainienne Truth Hounds, qui s’est donnée pour mandat de documenter les crimes environnementaux et d’appuyer les enquêtes nationales et internationales en Ukraine.
L’écocide, un crime en droit ukrainien et russe
Mais sur la question spécifique du crime environnemental, la législation ukrainienne n’a pas à rougir face au Statut de Rome, le texte de loi régissant la CPI. Ce dernier n’a en effet pas intégré le crime d’écocide. Et son article 8, qui définit comme crimes de guerre « les dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel », exige de prouver l’intentionnalité de l’action d’une part, et le caractère « excessif » de celle-ci par rapport à l’avantage militaire attendu, d’autre part. Des critères qui, s’il n’est pas exclu qu’ils soient remplis dans le cas de Kakhovka, peuvent faire hésiter à s’engager sur cette enquête une CPI qui, de fait et contrairement à d’autres crimes, n’a pas communiqué sur ce dossier.
En droit ukrainien, précise Popov, l’article du code pénal qui punit les « violations des lois et coutumes de la guerre » fait référence aux « instruments internationaux » et donc au protocole additionnel aux conventions de Genève, adopté en 1977 après la guerre du Vietnam et les bombardements américains d’« agent orange ». Ce texte interdit d’utiliser des moyens de guerre pouvant causer des atteintes « étendues, durables et graves » à l’environnement. Il protège aussi les « installations [civiles] contenant des forces dangereuses » - à savoir les barrages, les digues et les centrales nucléaires –, qui ne doivent pas faire l’objet d’attaques durant un conflit armé.
Mais l’atout majeur de la loi ukrainienne est d’avoir intégré l’écocide dans son code pénal de 2001. Un crime qui, « pour le moment, dans le monde entier n’est pas considéré comme un crime à part entière », souligne Popov. Et si la définition de ce crime – héritée de l’Union soviétique et existant également en droit russe – est formulée en des termes peu précis et qu’il a été très peu jugé, elle a le mérite d’exister. « Nous sommes précurseurs, il n’y a pas de précédent dans le système international », déclare le conseiller spécial pour les crimes environnementaux du parquet ukrainien. Depuis le début de l'invasion russe en février 2022, l’Ukraine a ouvert pas moins de 195 poursuites pour des crimes environnementaux commis par les forces russes, les qualifiant de crimes de guerre. Parmi ces cas, 15 sont aussi qualifiés d’écocide, détaille Popov.
Avec trois grandes catégories, explique-t-il : les attaques contre des objectifs à caractère civil comme les réseaux d’eau, les réserves d’essence, ayant engendré une contamination de l’air, du sol, des nappes phréatiques ; les hostilités dans la Mer Noire, qui menacent de disparition les dauphins, du fait des sonars de la marine russe ; la destruction partielle ou complète des forêts et réserves naturelles protégées par les conventions internationales.
Le temps de l’enquête
« On n’espère pas de procès à court ou moyen terme, il s’agit pour l’heure d’accumuler les preuves », commente Koval, de Truth Hounds. Pour le juriste, la priorité est de regrouper les dossiers par territoire, par type de crime, et de tenter de sortir des cas individuels. « Des journalistes nous accompagnent dans cette tâche, ainsi que beaucoup de juristes étrangers », dit-il.
« Ce sont des crimes systématiques, nous ne devons pas nous précipiter », admet Popov. « Plusieurs affaires sont au stade de l’enquête préliminaire, et il est essentiel d’avoir des expertises techniques des composants contaminant la terre, l’eau, l’air, faites sur la base d’échantillons, réalisées au niveau international, ainsi qu’une estimation de la durée de la contamination. » L’identification des exécutants et des donneurs d’ordres se fait, elle, en coordination avec les services de sécurité, ce qui, dit-il, n’est pas la partie la plus simple dans le travail des enquêteurs.
L’enquête Kakhovka, qui prend des dimensions tentaculaires en Ukraine, vient seulement de commencer. « L’Ukraine s’est engagée à examiner toutes les affaires criminelles liées à la guerre, souligne le conseiller spécial. 99 % des affaires seront jugées en Ukraine. Mais la CPI a son mot à dire. Des représentants de la CPI sont venus dans la région de Kakhovka. Ils peuvent tirer leurs conclusions par eux-mêmes. »