« Que justice soit faite ! J’en appelle à l’implication du chef de L’État pour la justice et la réparation en faveur de toutes les victimes. » C’est par ces mots qu’Adrienne Kaseka, victime du conflit Kamwina Nsapu, qui a embrasé les provinces du Kasaï entre 2016 et 2019, en République démocratique Congo (RDC), finit son témoignage lors de la toute première cérémonie officielle d’hommage aux victimes du « génocide congolais ». Durant 17 minutes, en larmes, la jeune Adrienne raconte son calvaire de septembre 2016 quand elle a été violée par quatre éléments des forces loyalistes, elle et deux autres membres de sa famille. Adrienne avait déjà été victime de viols de la part d’un groupe d’hommes de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) à la fin des années 1990. L’émotion est alors à son comble sous le chapiteau de la Cité de l’Union Africaine où se tient, ce 2 août à Kinshasa en présence du président Félix Tshisekedi, une cérémonie de commémoration de ce qu’on appelle ici le « Genocost » – le génocide pour des gains économiques.
Le vœu d’Adrienne est également celui de plusieurs milliers ou millions de victimes, disséminées sur l’ensemble du territoire national, « de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud », souligne Albert-Fabrice Puela, ministre en charge des droits humains. Après trois décennies de violences, le nombre de victimes dans l’immense Congo est invérifiable et donne le vertige. Certaines estimations évoquent jusqu’à 10 millions de personnes ayant perdu la vie. On parle également de plusieurs dizaines de milliers de femmes victimes de violences sexuelles à différentes périodes du conflit. Du Nord-Kivu au Sud-Kivu, dans les Kasaï, dans le Tanganyika avec le conflit entre Twa et Bantu, dans l’Ituri avec les tensions entre Hema et Lendu, au Kongo Central avec les Bundu Dia Kongo, à Yumbi dans le Mai-Ndombe avec les violences entre Tende et Nunu, ou encore tout récemment à Kwamouth avec le conflit entre Yaka et Teke, de nombreuses régions ont été le théâtre d’atrocités « inimaginables ».
L’ombre du rapport Mapping
Ce même 2 août dans l’après-midi, une ambiance particulière règne sur la Place des évolués, dans la capitale congolaise. Des photos de meurtres de civils congolais sont exposées. On y voit une femme nue décapitée, un homme égorgé et autres visions horribles. La place a été aménagée pour commémorer ces nombreuses victimes du Genocost, une initiative de la Plateforme d’actions de jeunes Congolais (CAYP, pour Congolese Action Youth Platform). Cette association est basée à Londres. Une de ses membres fondatrices, Mimie Witenkate, est venue tout droit de la capitale britannique pour assister à l’événement. « On ne sait pas réparer sans justice. Par rapport aux femmes qui ont été violées, on va leur donner une petite monnaie, et après ? Lorsqu’à quelques mètres il y a les mêmes personnes qui les ont brulées, qui ont brulé les membres de leurs familles, que vont-ils faire ? », interroge-t-elle.
Émue, l’activiste appelle le gouvernement à veiller à l’application des recommandations du rapport Mapping, un rapport de l’Onu qui a documenté les violences perpétrées en RDC entre 1993 et 2003 et mis notamment en cause trois pays voisins, le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda.
Une si longue attente
« Pour remédier au lourd héritage des abus des droits humains dans les sociétés qui sortent de conflits armés, le mécanisme de justice transitionnelle s’offre comme un des outils à même de contribuer à lutter contre l’impunité des crimes graves, à faciliter la reconnaissance et l’indemnisation des victimes », avait établi un conseil des ministres présidé par Tshisekedi, en aout 2020. Mais trois ans plus tard, les victimes attendent toujours les premières réparations. Et cette attente est bien longue, fustigent leurs représentants.
Quelques pas ont été récemment franchis. En décembre 2022, l’arsenal juridique du pays s’est enrichi d’une nouvelle loi portant protection et réparation des victimes des violences sexuelles liées aux conflits, crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité. Cette loi spéciale porte sur « les réparations au regard de ce que nous avons connu comme affres de la guerre », selon le ministre en charge des droits humains, Albert-Fabrice Puela. Elle doit permettre de « réprimer les violences et protéger plus que jamais nos populations contre la résurgence de telles atrocités », assure la Première Dame, Denise Nyakeru Tshisekedi, marraine du texte.
Surtout, le pays s’est doté de deux établissements publics chargés des réparations des victimes de crimes graves. Il s’agit du Fonds spécial de réparation de l’indemnisation aux victimes des activités illicites de l’Ouganda en République démocratique du Congo, le FRIVAO, et du Fonds national des réparations des victimes des violences sexuelles liées aux conflits et des victimes des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, le FONAREV.
Deux fonds de réparations séparés
Le FRIVAO, créé en mai 2023, s’occupe des victimes de la guerre de six jours à Kisangani, au nord-est de la RDC, en 2000, où les forces ougandaises étaient engagées. Le second s’intéresse aux victimes d’autres crimes graves commis depuis 1993.
Le cas du FRIVAO est un exemple éloquent de la lenteur qui caractérise ce processus d’indemnisation des victimes. En septembre 2022, l’Ouganda s’est acquitté du premier versement des réparations pour les dommages causés à son voisin congolais, soit 65 millions de dollars, conformément à l’arrêt de la Cour internationale de justice sur le différend qui opposait les deux pays. Près d’un an plus tard, rien n’a été déboursé. Alors qu’il est censé être basé à Kisangani, le FRIVAO se contente pour l’heure d’un bureau de relais dans les locaux du palais de justice de Kinshasa. Une situation que redoute Lucien Lundula, directeur général de l’autre fonds, le FONAREV. « Il ne faudrait pas que ça reste sur le papier », fait-il savoir lors de la cérémonie officielle de commémoration du Genocost.
Le FRIVAO n’a pas répondu à nos questions mais des sources rapportent que l’établissement ne dispose pas de fonds dédiés à son fonctionnement. La totalité de l’argent ougandais est destiné exclusivement aux victimes, il ne serait donc pas possible d’affecter un centime à autre chose, explique une source proche du dossier. Le retard dans l’opérationnalisation du FRIVAO s’expliquerait ainsi par le fait que le fonds n’a pas été budgétisé dans l’exercice 2023 et que les démarches sont en cours pour trouver l’argent à allouer à son fonctionnement. Le compte rendu du conseil des ministres du 18 août dernier indique cependant que « l’affectation du premier paiement de 65 millions USD effectué par l’Ouganda en septembre 2022 », qui était « logé dans le compte transitoire venait d’être actionné ».
Rachel Eloko est fondatrice et présidente de la Team des concentrés, une association qui s’occupe des démunis et orphelins. Elle interpelle « le monde entier » sur le sort des populations de l’Est de la RDC. Du gouvernement et du FONAREV, elle attend du concret. « Qu’ils puissent vraiment s’investir. Que ça ne puisse pas se limiter à des initiatives, à des slogans. Nous voulons que le gouvernement et les organisateurs puissent vraiment entrer en profondeur », insiste-t-elle.
Financement, liste des victimes, transparence : de multiples incertitudes
Les premières réparations devraient être effectives « dans un bref délai », promet Joseph Khasa, conseiller du ministre des droits humains en charge des questions de justice transitionnelle, mais sans donner de date précise. L’élaboration d’un plan stratégique de justice transitionnelle est en cours dans le Kongo Central. Ce document devrait servir de boussole à toute action de justice transitionnelle, selon Khasa.
Les bénéficiaires du FRIVAO ne seront pas pris en compte par le FONAREV pour éviter « le cumul de réparations », explique Khasa. Le FONAREV fait face, lui, à un problème différent de financement. Un montant initial de 100 millions de dollars avait été proposé pour cet établissement public mais il n’est pas effectif. D’après la loi créant le FONAREV, son financement doit provenir notamment de la redevance minière (11% de cette redevance doivent y être affectés) ou de contributions extérieures – bailleurs de fonds, organisations internationales et philanthropiques. Mais le Fonds ne communique aucune information sur ces incertains apports extérieurs, ni sur son budget en général. Le 11 août 2023, le gouvernement a néanmoins promulgué un décret précisant les modalités de recouvrement et de répartition de la redevance minière. Le texte confirme la part de 11% allouée au FONAREV. Et cela pourrait représenter une somme remarquable, puisque cette redevance minière génère plusieurs centaines de millions de dollars de revenus chaque année. En 2022, par exemple, le Haut-Katanga, l'une des provinces les plus riches en minerais et l'une des importantes réserves mondiales du cuivre, a rapporté à lui seul près de 400 millions de dollars de redevance, selon les chiffres de la division provinciale des mines.
La loi établissant le FONAREV contient une mesure pratique conséquente pour les rescapés et les familles des victimes : la suppression des frais de justice et la prise en charge des honoraires de leurs avocats. On ne sait pas, en revanche, quelle grille de réparations individuelles sera appliquée, ni le détail des réparations collectives (centres médicaux, centres de formation) et symboliques (mémoriaux) envisagées. Le FONAREV a engagé des consultations et organisé des rencontres avec des associations de victimes, comme la loi le lui impose, mais aucune mesure concrète de réparation n’a encore été prise.
Autre question épineuse : la liste des victimes. Comment l’établir ? Mimie Witenkate propose de recourir aux organisations locales qui appuient les victimes pour mieux identifier les vrais bénéficiaires du fonds de réparations.
Enfin, la question de la gestion de ces fonds est dans tous les esprits. Certains redoutent des détournements qui causeraient davantage préjudice aux victimes. La source proche du FRIVAO explique que des mécanismes de contrôle drastiques existent pour prévenir la fraude et le détournement de fonds. Des sanctions pénales sont prévues, affirme Joseph Khasa. « Je garde espoir que les Congolais verront l’importance de cette initiative et ne vont pas tomber dans les antivaleurs, tout ce qui est corruption, concussion, tout ce qui est vol. Il doit y avoir des mécanismes juridiques, des sanctions dures pour ceux qui vont tomber dans ce genre de pratiques », plaide Joseph Mabiti, avocat et responsable de l’ONG Jeunes Développons le Congo.