C’est un procès historique qui s’ouvre à Stockholm ce 5 septembre, tant par son ampleur que par les personnes mises en cause. Alex Schneiter et Ian Lundin, respectivement ancien directeur et ancien président de l’entreprise suédoise Lundin Petroleum, sont accusés de s’être rendus complices de crimes de guerre, perpétrés entre 1999 et 2003 par l’armée soudanaise et des milices alliées dans une zone du futur Soudan du Sud où la compagnie exploitait un gisement pétrolier.
À la fin des années 90, le Soudan est déchiré par la guerre opposant le sud du pays – qui obtiendra son indépendance en 2011 – au gouvernement d’Omar Al-Béchir. C’est dans ce contexte que, le 6 février 1997, un accord de prospection et d’exploitation pétrolière est conclu entre la société suédoise – par l’intermédiaire d’une filiale – et le gouvernement soudanais. L’accord prévoit un droit de recherche et d’extraction de pétrole dans une vaste zone du sud, nommée Bloc 5A, en échange du paiement de frais et du partage des bénéfices futurs avec le gouvernement. Entre 1999 et 2003, après la découverte d’un gisement de pétrole par Lundin, l’armée soudanaise et des milices alliées mènent des opérations militaires de grande ampleur pour contrôler cette zone « et créer les conditions nécessaires à l’extraction pétrolière », explique le parquet suédois dans un communiqué publié mi-août. « Pendant quatre ans, jusqu’au départ de Lundin Oil en 2003, elles ont mené des attaques systématiques à l’encontre des civils ou au moins des offensives aveugles, en totale violation du droit humanitaire international », expliquait le procureur Henrik Attorps, dans un entretien à Justice Info en 2021. Bombardements, tirs sur des civils depuis des hélicoptères de combat, incendies de villages et de leurs récoltes… Si le nombre de victimes directes de ces attaques n’a jamais pu être comptabilisé, le rapport « Unpaid Debt » (la dette impayée), de la European Coalition on Oil in Sudan (Coalition européenne sur le pétrole au Soudan, ECOS), estimait en 2010 qu’environ 12 000 personnes avaient été tuées par les combats ou par la faim due à la destruction des récoltes et quelque 160 000 personnes déplacées de force.
C’est la publication de ce rapport qui déclenche l’ouverture d’une enquête préliminaire en Suède. L’ONG PAX, autrice du rapport, y souligne en effet l’influence – voire l’implication – de la direction de Lundin dans ces opérations. Plus d’une décennie après le début de la procédure judiciaire, le directeur et le président de l’époque, Alex Schneiter et Ian Lundin, sont mis en accusation par la justice suédoise pour « complicité de crimes de guerre », en novembre 2021. « Ces deux dirigeants avaient une influence décisive sur les activités de la société et disposaient de contacts cruciaux au sein du gouvernement soudanais », nous explique alors le procureur Attorps. Pour le parquet suédois, afin de protéger les activités de leur filiale, les prévenus ont « encouragé » le gouvernement d’Omar Al-Béchir « à mener une guerre dans laquelle l’armée soudanaise et les milices alliées du régime attaquaient systématiquement les civils ou au moins menaient des attaques systématiques en violation des principes de distinction et de proportionnalité ».
Les ripostes de la défense
Des accusations rejetées en bloc par les accusés et l’entreprise – qui après s’être successivement appelée Lundin Petroleum, Lundin Oil et Lundin Energy a été renommée en 2022 Orrön Energy. En réponse à l’enquête du parquet suédois, la compagnie pétrolière a commandé sa propre analyse des accusations dont elle fait l’objet. Publié en 2021, le rapport dirigé par l’avocat Steven Kay – un vétéran des tribunaux internationaux établis depuis près de trente ans pour juger des crimes de masse commis en ex-Yougoslavie, au Rwanda et ailleurs – dénonce le « crédit déraisonnable » accordé par le parquet suédois aux « allégations biaisées » des ONGs et l’absence de « preuves objectives » et de « témoins indépendants ».
Dès sa mise en accusation en novembre 2021, l’ancien directeur de la compagnie, le Suisse Alex Schneiter, a pour sa part contesté la légitimité de la justice suédoise à le juger. En Suède, un aval du gouvernement est nécessaire avant toute poursuite relevant de la compétence universelle – c’est-à-dire pour des crimes internationaux concernant des ressortissants étrangers et commis hors du territoire. Cet accord avait certes été obtenu dès 2018 par le parquet suédois. Mais, jusque-là, seuls des étrangers présents sur le territoire suédois avaient été mis en examen pour de tels faits. Alex Schneiter a plaidé qu’il ne pouvait être soumis à cette compétence universelle, n’étant ni citoyen suédois ni résident du pays. Ses recours successifs – rejetés en première instance, puis en appel – sont remontés jusqu’à la Cour suprême, laquelle a tranché, en novembre 2022. « Le fait que l’accusé ne se trouve pas en Suède ne constitue pas un obstacle, à condition que les liens avec la Suède soient suffisants à d’autres égards », a estimé la Cour, autorisant donc les poursuites.
Des témoins de haut rang
Dix mois ont ensuite été nécessaires pour que la justice suédoise prépare ce procès hors normes, qui s’annonce comme le plus long de l’histoire du pays. Les audiences se tiendront trois jours par semaine jusqu’en février 2026 à la Cour de justice de Stockholm. Vingt-trois jours d’audience seront nécessaires à l’accusation pour présenter les éléments d’un rapport d’enquête de quelque 80 000 pages, et la défense a pour sa part réservé cinquante jours d’audience pour présenter ses arguments. Trente-quatre victimes se sont constituées parties civiles et cinquante-sept témoins seront entendus parmi lesquels l’ancien Premier ministre suédois Carl Bildt, l’ex-ministre de l’Intérieur allemand Gerhard Baum, l’ancien directeur des Affaires africaines du conseil de sécurité national américain John Prendergast, la représentante européenne pour la corne de l’Afrique Annette Weber ou encore le PDG d’Africa Oil Corp Keith Hill.
Au-delà, ce procès sera particulièrement scruté car à travers les accusations portées à l’encontre de Schneiter et Lundin, ce sont bien les actions de la compagnie pétrolière Lundin Petroleum qui sont visées. La responsabilité pénale de compagnies privées n’existe pas en Suède, l’entreprise ne peut donc être accusée en tant que personne morale. « Mais quand un individu ou une société fait du profit grâce à un crime, ce profit peut être confisqué à hauteur de toute variation de sa valeur », nous expliquait le procureur Attorps en 2021. En sus, l’entreprise peut être mise à l’amende. Étant donné que « les représentants de la compagnie n’ont pas mis en œuvre ce qui pouvait raisonnablement être attendu pour prévenir ces crimes », l’accusation réclame une amende de 3 millions de couronnes suédoises (252 000 euros) et que 1 391 791 000 couronnes suédoises (117 millions d'euros) soient confisquées sur les actifs de l’entreprise, soit la valeur actuelle des profits engrangés par la vente, en 2003, des activités de Lundin Oil dans cette partie du Soudan à la compagnie malaisienne Petronas Carigali. Cette confiscation n’est pas spécifiquement destinée aux réparations, qui pourraient être demandées en sus par des parties civiles au procès.
Une plainte en Norvège
« Ce procès est un signal très fort envoyé aux entreprises et à leurs dirigeants, en Suède et ailleurs », estime Olof Björnsson, chargé de programme au sein de l’ONG Swedwatch et auteur du rapport « Fuel for Conflict » sur l’implication de Lundin Petroleum au Soudan. « Cela montre que leurs actions et le non-respect des droits humains peuvent mener à des poursuites pénales. »
En parallèle et indépendamment des poursuites pénales menées en Suède, Swedwatch et sept autres ONGs européennes et soudanaises ont déposé, en mai 2022, une plainte en Norvège dénonçant le rachat d’actifs de Lundin par la compagnie pétrolière norvégienne Aker BP. « Il ne s’agit pas d’une procédure pénale mais d’une plainte déposée auprès du National Contact Point (NCP) [une commission indépendante chargée du respect des principes de l’OCDE en matière de responsabilité des entreprises dans chaque pays membre] », précise Björnsson. Le 21 décembre 2021 – soit quelques semaines après la publication de l’acte d’accusation à l’encontre des anciens dirigeants de Lundin – la compagnie pétrolière suédoise annonçait en effet le rachat de ses exploitations de gaz et de pétrole par l’entreprise norvégienne Aker BP pour quelque 12 milliards d’euros, faisant de cette dernière le deuxième plus gros producteur pétrolier du pays. « Ces actifs, situés en Norvège, avaient été acquis par Lundin grâce aux profits générés par la vente de ses opérations au sud du Soudan, en 2003, précise Björnsson, Et avec cette vente, c’est près de 98 % du capital de Lundin qui a été absorbé par Aker BP. »
Derrière le procès Lundin, des responsabilités élargies
Certes, du côté de la Suède, le capital restant de Lundin, renommé depuis Orrön Energy, devrait suffire à couvrir les frais de procès et éventuelles amendes, réparations et confiscations par la justice suédoise en cas de condamnation. « Mais les possibles réparations qui pourraient être obtenues lors de ce procès ne concernent que 34 parties civiles, sur les milliers de personnes qui ont pu être impactées par les actions de l’entreprise – actions qui ont généré le profit aboutissant aujourd’hui à cette vente, explique Björnsson. Avec le rachat par Aker BP, il sera très difficile pour toutes ces victimes de percevoir un jour une réparation. Nous considérons donc qu’en ne prenant pas en compte l’impact de cette vente sur ces victimes, en dépit de la large médiatisation des faits, Aker BP n’a pas respecté les principes de l’OCDE sur la responsabilité des entreprises. » Le NCP ne dispose pas de réel pouvoir de sanction, mais son avis – qui sera rendu dans les mois à venir – peut être pris en compte par l’État norvégien et entraîner un suivi de la compagnie par la commission.
Au-delà, Björnsson espère que ces deux procédures indépendantes – le procès pénal en Suède et la plainte en Norvège – ouvriront le débat sur la responsabilité des investisseurs. « La totalité des banques suédoises et quatre fonds de pensions gouvernementaux ont investi dans Lundin Petroleum à l’époque de ses opérations au Soudan ou peu de temps après. Ceux-ci ont investi alors même que des rapports d’ONGs, de l’Onu dénonçaient déjà les exactions en cours dans la zone, explique-t-il. À bien des égards, nous, Suédois, avons tous bénéficié des profits de Lundin au Sud Soudan. »