Les deux dossiers sont sur le bureau des autorités judiciaires suisses depuis une décennie ou plus. À la mi-août, la Suisse a lancé un mandat d'arrêt international à l'encontre de Rifaat al-Assad, oncle de l'actuel président syrien, pour des crimes contre l'humanité qui auraient été commis en 1982. Puis, le 28 août, un acte d'accusation a été émis à l'encontre de l'ancien ministre algérien de la Défense, Khaled Nezzar, pour des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité qui auraient été commis lors de la guerre civile des années 1990 dans son pays.
L'ONG TRIAL International, basée à Genève, qui a déposé les plaintes à l'origine de ces affaires, a salué les deux annonces. Elle a appelé les autorités suisses à inculper rapidement Assad et à le traduire en justice. Et déclare que si Nezzar est jugé en Suisse, il "sera le plus haut responsable militaire jamais jugé pour des crimes sur la base du principe de la compétence universelle", qui autorise certaines justices nationales à juger de crimes internationaux commis hors du territoire et par des non ressortissants.
TRIAL International souligne que le temps presse. Dans le cas d'Assad, il est "regrettable que nous ayons dû attendre son retour en Syrie pour exiger sa comparution devant les tribunaux suisses". Assad se trouvait auparavant en France. Dans le cas de Nezzar, le conseiller juridique de l’ONG, Benoit Meystre, note que "l'état de santé du prévenu s'est dégradé au cours des presque douze années de procédure" et que sa comparution est "la seule - mais aussi la toute dernière - occasion de rendre justice aux victimes de la guerre civile algérienne", en raison d'une loi d'amnistie en Algérie.
Selon l’ONG, Nezzar serait en train de mourir en Algérie. Il a aujourd'hui 85 ans, tandis que Rifaat al-Assad en a 86.
"L'Algérie est absolument furieuse"
Meystre admet que les chances qu'un des deux hommes soit jugé en Suisse sont "faibles". "Ils sont tous les deux âgés et s'ils décèdent, l'affaire sera close", dit-il à Justice Info. "Tous deux sont actuellement protégés par leurs pays respectifs. Il est difficile d'envisager que la Syrie accepte d'extrader Rifaat al-Assad, et il en va de même pour Nezzar. L'Algérie refusera très probablement de l'obliger à venir en Suisse pour être entendu ou jugé. Et il est assez clair qu'ils ne viendront pas de leur plein gré, car l'enjeu est trop important."
Marco Sassoli, professeur de droit international à l'université de Genève, souligne également que, dans le cas de Nezzar, "l'Algérie est absolument furieuse, car cela sape la thèse du régime actuel selon laquelle il a sauvé l'Algérie de la menace islamiste".
Meystre explique que des procès par contumace sont possibles. "Nous espérons un procès dans tous les cas", poursuit-il. "Le premier objectif est qu'ils soient ici pour répondre personnellement des accusations portées contre eux, mais un procès par contumace serait une alternative, car il aurait encore un sens pour les victimes", dit-il.
Détention de courte durée
Nezzar a été arrêté à Genève en octobre 2011, à la suite de plaintes pénales déposées par TRIAL International et des victimes de la torture durant la "décennie noire" en Algérie. Après 48 heures d'interrogatoire par le Ministère public de la Confédération, il a été libéré à condition d'assister aux audiences suivantes. Il est venu en Suisse pour une dernière audience en février 2022. "Cependant, à la fin de sa dernière audience, M. Nezzar n'était pas détenu", avait noté TRIAL International à l'époque. "C'est une source d'inquiétude pour l'organisation, car les risques de fuite, de collusion et de pression sur les témoins et les victimes restent importants."
Le dossier Assad remonte à presque aussi longtemps. "L'affaire a débuté en 2013 et Rifaat al-Assad n'a pas été entendu à l'époque", explique Meystre. "Il est revenu en 2015, a été brièvement entendu, puis s'est enfui à jamais. Le mandat d'arrêt vise à le forcer à venir en Suisse pour être entendu". Il n'y a pas encore d'acte d'accusation.
Assad a fui la Suisse pour la France, où un tribunal l'a condamné en 2020 à quatre ans de prison pour blanchiment d'argent et détournement de fonds publics en Syrie. Cette condamnation a été confirmée en appel en 2021, mais il a réussi à retourner en Syrie en octobre de la même année.
Manque de volonté et ingérence politique
Le ministère public de la Suisse a passé des années sur d'autres affaires relevant de la compétence universelle. L'ancien chef de guerre libérien Alieu Kosiah a passé près de sept ans en détention provisoire avant d'être reconnu coupable et condamné à 20 ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. L'ancien ministre de l'Intérieur gambien Ousman Sonko est en détention provisoire depuis janvier 2017, mais n'a été inculpé qu'en avril de cette année. Il doit être jugé pour crimes contre l'humanité, mais aucune date n'a encore été fixée.
Selon Sassoli, plusieurs facteurs ont joué un rôle dans ces retards, notamment la difficulté d'obtenir les preuves nécessaires, le manque de volonté et un soupçon d'ingérence politique. "L'Algérie a exercé une forte pression sur la Suisse. Selon les rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la torture et sur l'indépendance des juges, les autorités suisses auraient tenté d'influencer le procureur. Le procureur a finalement - et ce n'était pas totalement déraisonnable - conclu après des années qu'il ne s'agissait pas d'un conflit armé" et a tenté de classer le dossier pour crimes de guerre. Mais les victimes ont fait appel auprès de la Cour pénale fédérale, qui a annulé la décision et ordonné au bureau du procureur de rouvrir ses enquêtes. Le ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis, a nié les allégations d'ingérence politique dans cette affaire.
Meystre estime que le bureau du procureur général souffre d'un manque de ressources et que l'enquête est d'autant plus difficile qu'il ne peut compter sur la coopération de la Syrie ou de l'Algérie dans ces affaires.
Blättler, un procureur plus actif
Sassoli affirme que l'ancien procureur général Michael Lauber n'avait pas fait des affaires de compétence universelle une priorité, mais que son successeur Stefan Blättler, qui a pris ses fonctions au début de l'année 2022, est revenu sur cette orientation et a demandé au Parlement de lui accorder davantage de ressources. Meystre reconnaît que le nouveau procureur semble plus sérieux dans la poursuite des crimes internationaux sur la base de la compétence universelle.
TRIAL International soulève également des questions sur le calendrier des développements récents, selon Meystre. Le Ministère public de la Confédération a en effet émis un mandat d'arrêt international à l'encontre d'Assad en novembre 2021, juste après qu'il ait fui la France pour retourner en Syrie. L'Office fédéral de la justice (OFJ) a refusé de le dévoiler, affirmant que la Suisse n'était pas compétente pour le faire puisque Assad n'était ni citoyen ni résident du pays alpin et qu'aucun Suisse ne figurait parmi les victimes d'un massacre perpétré en 1982 à Hama, en Syrie, dans lequel Assad est accusé d'avoir joué un rôle de premier plan. Un tel refus de la part de l'OFJ ne relève pas de sa compétence, selon Meystre. De fait, le Tribunal pénal fédéral a statué en août que la Suisse était compétente, au motif que les procureurs avaient ouvert une enquête en 2013 lorsque Assad séjournait dans un hôtel de Genève, et il a ordonné que le mandat d'arrêt soit dévoilé.
A la question de savoir s'il ne s'agit aucunement d'une coïncidence que les derniers développements surviennent au moment où les chances de la Suisse de faire juger les accusés sont minces, Sassoli répond qu'il ne dispose d'aucune information lui permettant de le croire. "Mais s'ils font cela uniquement pour le spectacle, ce serait très grave - même si l'effet dissuasif pour les autres subsisterait."