Dans le procès exceptionnel qui se déroule actuellement à Stockholm contre les deux dirigeants de la compagnie pétrolière suédoise accusés de complicité de crimes de guerre au Sud-Soudan entre 1997 et 2003, il y a de très nombreux absents : les milliers de Soudanais tués ou déplacés dont la voix sera portée, à défaut, par quelques-unes des 34 parties civiles. Un autre absent, plus singulier, est suédois. Magnus Elving, 71 ans, est le procureur par qui tout est arrivé et qui, au dernier moment, a été privé de mener jusqu’au bout ce procès historique.
Début 2010, alors que la Suède dispose de la compétence universelle pour juger les crimes les plus graves, Elving travaille sur une enquête au Rwanda (qui mènera au premier procès à se tenir en Suède pour génocide, où l’accusé sera condamné à la prison à vie) lorsqu’il reçoit le livre d’une journaliste suédoise, Kerstin Lundell, qu’un avocat vient de lui envoyer. Dans « Affaires de sang et de pétrole – Lundin Petroleum en Afrique » (Editions Ordfront, 2010, non traduit), Lundell raconte son enquête sur les affaires de Lundin au Soudan. L’avocat veut porter plainte contre Lundin.
« J’ai compris qu’il s’agissait de crimes dans une zone où travaillait une compagnie suédoise et qu’il y avait peut-être de quoi s’intéresser à cette plainte », explique Elving dans un entretien à Justice Info. Mais le livre ne suffisait pas. Deux mois plus tard arrive une seconde plainte en provenance de l’ONG European Coalition on Oil in Sudan. Le procureur contrôle les sources du livre et du rapport de l’ONG et décide, en juin 2010, d’ouvrir une enquête préliminaire.
Il franchit un premier cap important lorsqu’il part suivre à New-York le procès de la compagnie pétrolière canadienne Talisman pour complicité de génocide au Soudan. Il en ramène des milliers de documents et, partant de là, publie en 2012 un communiqué qui pose ces trois questions :
1. Est-il possible de prouver que les crimes allégués commis par des militaires et des milices affiliées au gouvernement contre la population civile du bloc 5A (la région du Soudan où Lundin a travaillé entre 1997 et 2003) ont eu lieu au cours de la période en question ?
2. Dans l'affirmative, des personnes ayant des liens avec la Suède étaient-elles au courant de ces crimes ?
3. Ces personnes ont-elles, d'une manière ou d'une autre, favorisé les infractions par des "conseils ou des actions", c'est-à-dire ont-elles, par des actions concrètes, des décisions, une influence psychologique ou autre, soutenu les auteurs dans leur décision de commettre des actes criminels ?
La plainte et la mise à la retraite
Les trois années qui suivent aboutissent au premier grand tournant dans l’affaire. « Durant cette période de 2012 à 2015, à mesure que nous trouvions de plus en plus de documents, nous avons pu nous faire une image de plus en plus en précise de ce qui s’était passé dans le bloc 5A en croisant les différents rapports des ONG, des institutions, du procès Talisman à New-York, des compagnies de sécurité qui opéraient sur place et de Lundin Oil. » Elving et sa petite équipe de procureurs et d’enquêteurs partent interroger des témoins dans le monde entier – États-Unis, Kenya, Canada, Sud-Soudan, Suède et Suisse notamment. Plus l’enquête avance, plus elle se concentre sur les dirigeants qui siègent aujourd’hui dans le box des accusés : Ian Lundin et Alexandre Schneiter. En 2016, ils sont officiellement mis en examen.
La seconde percée vient de la perquisition dans les locaux de la compagnie Lundin à Genève, en janvier 2018. « Nous avons trouvé beaucoup de documents, d’e-mails internes et externes qui ont renforcé les soupçons contre Ian Lundin et Alexandre Schneiter », affirme Elving. « Ces milliers de documents passaient par moi et je devais en permanence évaluer si on pouvait poursuivre ou bien classer l’affaire. J’ai dû lire dans les 50 000 pages. »
Pourtant, il va perdre son « bébé ». Fin 2017, Elving est en congé maladie après une opération pour un cancer de la prostate quand les avocats de Lundin déposent une plainte contre lui sur une question de divulgation de la preuve, raconte-t-il. Elving est blanchi de ces accusations en février 2018 mais il approche de l’âge de la retraite et ses supérieurs choisissent finalement de confier le dossier au procureur Henrik Attorps, qui avait pris la direction de l’enquête pendant son absence. « La raison invoquée était qu'une ‘solution à long terme’ était nécessaire. J'étais en colère et déçu, car je voulais ramener à terre ce que j'avais lancé. »
C’est à Attorps qu’il reviendra de mener le procès.
L’origine d’un engagement
La prise de conscience d’Elving sur les crimes internationaux a eu lieu un jour de 2001 quand son supérieur l’a envoyé assister à une conférence sur les crimes de guerres organisée par l’Office national suédois des migrations. « Je pensais : qu’est-ce que je vais faire là ? Nous vivons en paix, on n’a pas la guerre en Suède. » L’un des participants raconte que, parmi tous les demandeurs d’asile, on trouvait des victimes mais aussi des auteurs de crimes, surtout après des changements de régime dans certains pays d’origine. « Et j’ai pensé qu’on devait pouvoir enquêter sur ce genre de crimes. La Suède avait ratifié de nombreuses conventions qui permettaient d’enquêter, mais on ne le faisait pas, faute d’organisation pour ça. De retour à Stockholm, j’en ai parlé à mon chef et j’ai pu démarrer un groupe informel. »
Le hasard vient s’en mêler quelques années plus tard. Il est envoyé pour travailler en Allemagne en 2006, lors de la Coupe du monde de football, avec un groupe de policiers suédois. Lors du premier match à Dortmund, il reçoit la visite de Bengt Svensson, numéro deux de la police suédoise, une vieille connaissance. « Un soir, on était au bar et je lui parle de ça, qu’on avait signé plein de conventions mais que personne ne pouvait enquêter sur ces affaires. ‘Vraiment ? me dit-il, je n’avais pas pensé à ça.’ Et il se dit, l’air de rien, que c’était peut-être de sa responsabilité finalement. J’ai acquiescé. Et cela a démarré comme ça. Quelques mois plus tard, l’unité était constituée au sein de la police criminelle. Et maintenant ils sont débordés de travail, avec des enquêtes sur le Rwanda, la Syrie, l’Azerbaïdjan, Poutine. Et je suis un peu fier de cela ».
Depuis, Elving a écrit un livre de souvenirs, de ses débuts comme garçon de course au commissariat de Norrköping jusqu’à ce procès monumental. Mais la publication de ce livre a été reportée au lendemain de la délivrance du verdict, c’est-à-dire pas avant février 2026, « pour ne pas interférer avec l’action de la justice ».
Aujourd’hui, l’ancien procureur habite à plus de 150 km au sud de Stockholm, suit le procès à distance grâce à ses contacts dans le milieu judiciaire et aux comptes-rendus des rares journalistes à suivre les débats. Il est possible qu’il s’y rende un de ces jours, il n’a pas décidé quand. Il a le temps. « Dans le procès qui s’est ouvert le 5 septembre 2023, explique-t-il, on ne sait pas de quel côté va pencher la balance, et ce sont toujours les réponses à ces trois questions qui décideront de l’issue du procès. » Les trois questions qu’il avait posées dans son communiqué de 2012.