Tous les membres de la commission sont "déçus" par le non-renouvellement de leur mandat, confie l'Américain Steven Ratner, l'un des trois membres de la Commission internationale d'experts des droits de l'homme de l'Onu sur l'Éthiopie en place depuis deux ans. "Dans notre rapport et notre déclaration orale au Conseil [des droits de l'homme], nous avons clairement indiqué qu'il était de leur responsabilité, en tant qu'organe créé pour prévenir les violations des droits de l'homme et y répondre, d'assurer une surveillance internationale continue", déclare-t-il à Justice Info. "Notre rapport n'est pas seulement un compte-rendu des événements passés, mais des préoccupations actuelles et, pour être franc, l’anticipation des atrocités à venir."
Lors de la dernière session du Conseil des droits de l'homme à Genève (du 11 septembre au 13 octobre), la commission sur l’Éthiopie a présenté deux rapports : le premier documente les "violations graves et systématiques du droit international et les crimes commis dans le Tigré, ainsi que dans les régions d'Amhara, d'Afar et d'Oromia", y compris les massacres et les viols ; le second rapport se fonde sur les critères de l'Onu pour signaler un risque aigu de nouvelles atrocités en Éthiopie.
Kjetil Tronvoll, professeur d'études sur la paix et les conflits à la New University College, à Oslo, et spécialiste de l'Éthiopie, estime très préoccupante la fin du mandat de la commission. "C'est très inquiétant, troublant et grave, car c'était le seul mécanisme qui pouvait fournir une analyse objective de la situation en ce qui concerne les violations des droits de l'homme et les atrocités de masse en Éthiopie", prévient-il. "Il est évident que le régime lui-même n'est pas en mesure ou n'est pas disposé à fournir une analyse équilibrée des atrocités qui ont été commises et qui continuent d'être commises en ce moment même. Ni l'Union européenne (UE) ni les États-Unis (US) n'ont voulu présenter une résolution visant à prolonger le mandat, ce qui montre clairement que la lutte contre l'impunité et les violations des droits de l'homme n'est pas une priorité absolue."
Des violences toujours en cours
La commission a été créée dans le cadre de la guerre brutale entre le gouvernement fédéral éthiopien d'Abiy Ahmed et la région du Tigré, dans le nord du pays, dirigée par le Front populaire de libération du Tigré (TPLF). On estime que 600 000 personnes ont été tuées en deux ans et que des milliers d'autres ont été déplacées ou poussées à l'exil. Un blocus gouvernemental sur le Tigré a privé ses habitants de nourriture et de services essentiels, laissant une grande partie de la population dépendante d’une aide humanitaire. Des allégations de viols, de tortures et autres atrocités ont été formulées contre les deux parties au conflit, qui pourraient, selon la commission d'experts de l’Onu, constituer des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.
Un accord de paix a été signé le 2 novembre 2022 entre le gouvernement fédéral éthiopien et le TPLF, sous les auspices de l'Union africaine, même si Tronvoll affirme que les États-Unis et le Kenya ont été les principaux moteurs des négociations. La Chine, investisseur économique majeur en Éthiopie, y assistait en observateur. L'accord est entré en vigueur le lendemain. Mais bien que les combats entre ces deux parties aient cessé, le rapport de la commission onusienne du 14 septembre 2023 indique que "le conflit dans le Tigré n'a pas pris fin, les troupes érythréennes et les milices amhara s’y livrant à des violations continues". La violence sévit également dans d'autres régions du pays, notamment en Oromia, où le conflit entre le gouvernement fédéral et l'armée séparatiste de libération de l'Oromo s'est intensifié.
Selon Ratner, le gouvernement éthiopien n'a pas assuré le retrait des forces étrangères du Tigré ni le plein accès à l'aide humanitaire, comme il est censé le faire en vertu de l'accord de paix. "Les principaux acteurs de la violence actuelle sont les forces érythréennes. Elles ne se sont pas retirées du pays, malgré l'exigence sur l’intégrité territoriale contenue dans le COHA [accord de paix], et continuent de mener des opérations avec l'assentiment du gouvernement éthiopien, en commettant toutes les violations dont nous avons parlé dans notre rapport", déclare-t-il. Ces violations sont confirmées par des ONG telles qu'Amnesty International, qui cite les viols, l'esclavage sexuel, les exécutions extrajudiciaires et les pillages perpétrés par les forces érythréennes dans le Tigré, qualifiés de crimes de guerre et de possibles crimes contre l'humanité.
En outre, le gouvernement n'a pas rétabli l'intégralité de l'aide humanitaire aux civils du Tigré. "Les victimes ne sont pratiquement pas prises en charge. Même si le gouvernement n'est pas activement impliqué dans les tueries de Tigréens, il n'en demeure pas moins qu'il n'assume pas ses responsabilités", dit Ratner.
Se soustraire à la surveillance internationale
L'accord de paix stipule également que "le gouvernement éthiopien doit mettre en œuvre une politique nationale globale de justice transitionnelle visant à punir, à établir la vérité, à offrir des réparations aux victimes, à favoriser la réconciliation et la guérison, conformément à la Constitution de la République fédérale démocratique d'Éthiopie (RFDE) et au cadre stratégique de l'Union africaine en matière de justice transitionnelle". En janvier de cette année, le gouvernement a publié un projet sur les options en matière de justice transitionnelle. Ce document a été suivi d'une série de consultations organisées dans tout le pays à partir de mars. Cependant, les experts de l'Onu affirment que le processus de justice transitionnelle est défaillant et que "l'Éthiopie a cherché à se soustraire à la surveillance internationale en créant des mécanismes nationaux visant ostensiblement à lutter contre l'impunité".
Les consultations publiques sont la partie la plus visible du processus jusqu'à présent, et celle mise en avant par le gouvernement pour essayer de montrer qu'il est sérieux, explique Ratner. "Ce processus ne répond pas aux normes internationales, car il n'est pas centré sur les victimes, il n'est pas inclusif, il ne crée pas vraiment un environnement où tous les groupes peuvent parler librement de ce qu'ils veulent", dit-il à Justice Info. "C'est un environnement contrôlé, peut-être même un environnement contraint."
Ce document sur les options en matière de justice transitionnelle, sur lequel les consultations sont basées, est également défectueux, poursuit-il. "Il ne dit pas que certaines choses doivent être exclues, comme les amnisties pour les crimes de guerre, et que d'autres doivent être mises sur la table, comme les poursuites judiciaires."
« C'est un processus d'impunité »
Tronvoll est d’accord que le processus ne semble pas très crédible. "Le processus de justice transitionnelle proposé par le gouvernement ne se concentre pas sur le Tigré, ni sur l'Amhara, mais sur la période allant de 1995 à 2018. Il s'agit de la période pendant laquelle le TPLF-EPRDF [une coalition de partis comprenant le TPLF] était au pouvoir", souligne-t-il. "Il inclut la période ultérieure [après que le TPLF a quitté la coalition en 2019], mais elle est très minimisée. C’est très faible sur le plan de la responsabilité pénale - tout en faisant allusion au fait que le TPLF devrait être tenu responsable de ses actes lorsqu'il était au pouvoir. Le document de synthèse ne peut être considéré comme crédible et équilibré lorsqu'il aborde les atrocités commises depuis 2020 dans le cadre de la guerre contre le Tigré et de la guerre contre l'Amhara."
Selon lui, le projet de document porte davantage sur la réconciliation et la justice restaurative que sur l'obligation de rendre des comptes. "D'un point de vue purement pragmatique et politique, pourquoi pas, mais alors il faut le dire ainsi, et ne pas dire pas qu'il s'agit d'un processus de responsabilisation, car ce n'est pas le cas. Il s'agit d'un processus d'impunité."
Selon Ratner, le gouvernement éthiopien n'a pas coopéré avec la commission de l’Onu, si ce n'est qu'il l'a reçue une fois au début de son mandat, à Addis-Abeba, pour tenter de fixer les conditions de son travail. Des conditions jugées inacceptables pour les trois experts. Le gouvernement a qualifié les rapports de la commission d'"incendiaires" et de partiaux, et a exercé de fortes pressions pour mettre fin à leur mandat. Cette fois, il a réussi.
Les intérêts stratégiques avant les droits de l'homme
"L'Éthiopie a fait activement pression pour mettre fin au mandat et a réussi à obtenir le soutien des représentants de l'Afrique. Elle a également mené des discussions étroites avec ses partenaires de l'Union européenne et des États-Unis", explique Tronvoll. "Je pense que le fait que ni l'UE ni les États-Unis n'aient voulu présenter une résolution pour prolonger le mandat est un signal. Cela montre clairement que nous avons d'autres priorités et que le renforcement de la justice sur les violations des droits de l'homme et la lutte contre l'impunité n'est pas la priorité numéro un."
Selon lui, l'UE, qui avait présenté la résolution originale créant la commission, était divisée cette fois-ci, et c'est surtout l'Allemagne et la France qui ont fait pression contre la prolongation du mandat. "Je pense qu'elles craignaient que, en insistant pour que le mandat soit renouvelé et que les atrocités commises fassent l'objet d'une enquête pénale en bonne et due forme, l'Éthiopie ferme la porte aux pays occidentaux et s'aligne plus étroitement sur l'Est", explique Tronvoll. "La Corne de l'Afrique est un nouveau foyer géopolitique. Il existe une concurrence intense entre les alliances, la Chine, la Russie, l'Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats, l'UE et les États-Unis essayant tous d'attirer l'attention d'Abiy Ahmed et du régime." Il ajoute que l'Occident craint de perdre l'Éthiopie en tant qu'allié stratégique.
Pas de fin de la violence en vue
L'autre facteur, poursuit Tronvoll, est la coopération en matière d'aide, l'Éthiopie étant l'un des principaux bénéficiaires de l'aide occidentale. Parallèlement au non-renouvellement du mandat de la commission d’enquête, l'UE a signé un accord de développement de 650 millions d'euros lors d'une visite à Addis-Abeba d'une haut fonctionnaire de l'UE, dans le but d'améliorer les relations après la fin de la guerre dans le Tigré. "Il est temps de normaliser progressivement les relations et de reconstruire un partenariat qui se renforce mutuellement avec votre pays [l'Ethiopie]", a déclaré Jutta Urpilainen, commissaire européenne chargée des partenariats internationaux, lors de la signature de cet accord le 3 octobre, selon l'AFP.
Selon Ratner, l'évaluation internationale du bilan de l'Éthiopie en matière de droits de l'homme et de justice transitionnelle ne doit pas prendre fin pour autant. Selon lui, cette tâche pourrait être reprise par le Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, l'Autrichien Volker Türk, et par les pays occidentaux s'ils subordonnent réellement leur aide et leur coopération à ces préoccupations, comme ils l'ont promis.
Mais Tronvoll est moins optimiste. "L'Éthiopie renoue avec les conflits plus ou moins tous les dix ans", explique-t-il. "Le fait que la violence est un moyen acceptable est ancré dans la culture politique de l'Éthiopie. Je pense que pour mettre fin à ce cycle constant de violence, il faut mettre en place un véritable processus de justice pénale pour les atrocités commises. Et le seul mécanisme capable de le faire est une juridiction internationale. Mais je comprends aussi que cela n'arrivera pas, l'Éthiopie est un pays souverain. Et nous continuerons à assister à des atrocités de masse en Éthiopie."