Lundi 13 novembre, magistrats, avocats et accusés reprennent le chemin du tribunal criminel de Dixinn, dans la capitale guinéenne, après deux semaines de pause et, surtout, une spectaculaire opération visant à faire évader plusieurs accusés du grand procès du massacre du stade de Conakry, en 2009. Autour du bâtiment de la cour d’appel où le tribunal a été délocalisé pour ce procès hors norme, le dispositif sécuritaire n’a pas été renforcé à première vue. Des membres des forces de l’ordre sont postés devant le portail, mais pas plus que d’habitude. A l’entrée, les sacs sont ouverts, un agent fouille les visiteurs à l’aide d’un détecteur de métaux. Cela fait longtemps que les effectifs mobilisés pour chaque audience ont été revus à la baisse. Il y a un an, à l’ouverture du procès, le quartier était bouclé, quadrillé par des dizaines de militaires, de policiers et de gardes pénitentiaires. Un premier barrage fermait la route qui passe devant le tribunal. Il fallait alors se soumettre à d’innombrables contrôles.
Ce 13 novembre, une atmosphère particulière règne pourtant dans la salle d’audience. Dans le box des accusés, une place entre Moussa Dadis Camara, l’ancien chef de la junte, et Blaise Goumou, un colonel de gendarmerie, reste vide. C’est là que le colonel Claude Pivi, ministre chargé de la Sécurité présidentielle au temps de la junte du CNDD, avait pris l’habitude de s’assoir, tandis que Moussa Tiegboro Camara, l’ex-patron de l’antidrogue, complète la rangée. Les quatre prévenus ont été exfiltrés de la maison centrale de Conakry par un commando armé le 4 novembre. Tous ont été rattrapés par les autorités quelques heures plus tard, sauf Pivi, toujours en cavale.
Avocats menacés
Le procès entre dans une nouvelle phase. Après les accusés et les victimes, les témoins doivent donner leur version des faits. A l’ouverture de l’audience, le président appelle à la barre celui qui était ministre de la Communication à l’époque du massacre, Tibou Kamara. Mais les avocats sollicitent la parole les uns après les autres. C’est celui de Pivi, Me Fodé Kaba Chérif, qui s’exprime en premier. « L'un des accusés est absent dans cette salle », déclare-t-il solennellement, avant de continuer un brin provocateur : « Monsieur le président, je voudrais savoir où se trouve mon client. » Il demande une suspension du procès car Pivi « ne pourra pas entendre les témoins pour préparer sa défense », explique-t-il.
Pour le ministère public, l’argument ne tient pas. Pivi ayant assisté à plus d'une année de procès, il a pu suivre les débats jusque-là, estime-t-il. Quant aux avocats des parties civiles, ils considèrent que « la problématique est réelle » mais préfèrent continuer le procès : « Nous aurions aimé que tous les accusés puissent être là pour assister à l'audition des témoins. Nous demandons à ce que toutes les dispositions soient prises pour ramener le fugitif », plaide l’un d’entre eux.
Plusieurs conseils – de la défense comme des parties civiles – prennent aussi la parole pour évoquer les menaces qui pèsent désormais sur leur sécurité. Me Jean-Baptiste Jocamey Haba, avocat de Dadis, affirme que certains de ses confrères et consœurs « voient tous les jours, toutes les nuits, des véhicules autour de leur domicile ». « Nous serons obligés de suspendre notre participation [au procès] si des mesures ne sont pas prises », prévient-il. Il dénonce aussi les dispositions sécuritaires décidées à la maison centrale et qui empêchent désormais les avocats d’accéder à leur client. Les forces spéciales et les gendarmes, dit-il, ont remplacé les gardes pénitentiaires.
Politiquement correct
Il est 15 heures lorsque le témoin Kamara peut enfin s’avancer vers le micro pour déposer. Costume noir, gourmette en or au poignet, apparemment plutôt détendu, Dadis le regarde du coin de l’œil traverser la salle d’audience. Kamara prête serment, jure « de dire toute la vérité et rien que la vérité ». Devant les juges, l’ancien ministre épargne son ex-patron et le présente comme un homme de compromis, atteint même de « décidophobie », incapable de trancher seul. Une description aux antipodes du capitaine coléreux que les Guinéens avaient pris l’habitude de voir apparaître à la télévision, pour limoger des responsables lors de son « Dadis Show ».
Au gouvernement, Kamara se décrit comme un ministre sans portefeuille et sans bureau. « Je n’avais pas d’attributions spécifiques, ni un mandat qui renvoie à des responsabilités précises. » Mais il conseille le chef de l’État, notamment sur des questions politiques. Ainsi, dans la nuit du 27 au 28 septembre 2009, il est convoqué au camp Alpha Yaya, siège de la présidence. A la veille de la manifestation de l’opposition, Kamara propose à Dadis de « parler avec les organisateurs », « pour trouver un accord avec eux » et ainsi éviter « une épreuve de force à l’issue incertaine ». L’appel téléphonique à Sidya Touré, président de l’Union des forces républicaines (UFR), est cordial, se souvient Kamara, même si ce dernier refuse de reporter le meeting. Une version très différente de celle racontée par ce leader de l’opposition aux juges d’instruction. Dans son procès-verbal, Touré décrit au contraire Dadis comme complètement déchaîné à l’autre bout du fil, le menaçant même « de [le] rendre responsable de tout ce qui pourrait arriver ». Me Halimatou Camara, avocate des parties civiles, interpelle le témoin et dénonce le décalage flagrant entre son récit et celui des victimes : « Vous avez bien joué le rôle du politiquement correct ! »
Pendant deux jours, Kamara ne revient pas sur le massacre lui-même. Il dit ne rien savoir des quelque 150 morts, ni des quelque 100 femmes violées au stade. Au point de paraître par moment froid et distant. Amadou DS Bah, coordinateur du collectif des avocats des victimes, l’interroge :
- « Est-ce que, avec le recul, vous ne pensez pas que, si le président Dadis avait accepté de clarifier sa position [en annonçant qu’il ne se présentait pas à l’élection présidentielle], cette manifestation n’aurait pas eu lieu ?
- Avec le recul et le temps, et ma modeste expérience, je conclus que l’enjeu du pouvoir donne toujours lieu à des querelles qui, parfois, ont un accent dramatique comme on l’a vu avec les évènements du 28 septembre », répond le témoin.
Qui avait autorité sur les bérets rouges ?
La comparution du mercredi 15 novembre est d’autant plus attendue que l’audition de Kamara a déçu dans les rangs des parties civiles. C’est l’ancien chef d’état-major général des forces armées, le général Oumar Sanoh, qui est appelé à la barre. Il raconte la journée du massacre du point de vue de celui qui se trouvait au cœur de l'appareil sécuritaire de l’État guinéen.
Le 28 septembre 2009, il avait ordonné aux militaires de rester dans leur caserne. Une consigne qui a été respectée, affirme-t-il. Pourtant, en fin de matinée, il reçoit un appel à son bureau. C’est une femme au bout du fil, qui se présente comme la responsable de la Croix-Rouge internationale. Elle dit être au stade, que ses équipes sont débordées et n’arrivent pas à gérer la situation, notamment le transport des blessés et des morts. Elle lui demande de l’aider à trouver des ambulances. Sanoh finit par envoyer des camions militaires, qui serviront à transporter les dépouilles des manifestants tués au stade. « La dame a embarqué 155 corps dans les quatre camions. »
Avant d’être déposés à la morgue, les véhicules stationnent au camp Samory. Le 2 octobre, lorsque la junte restitue les corps aux familles, seuls 57 sont exposés sur l’esplanade de la mosquée Fayçal. Il manque une centaine de cadavres. Sanoh n’a pas d’explication. Le soir du massacre, il dit avoir rencontré Dadis. Il criait sur ses hommes, « les éléments du salon » comme sont nommés les militaires placés directement sous les ordres d’un responsable du CNDD, les accusant de l'avoir trahi.
Lorsque le procureur lui demande si tous les militaires relèvent de lui, en sa qualité de chef d’état major des armées, Sanoh répond d’un oui presque inaudible, accompagné d’un hochement de tête, comme s’il appréhendait la suite de l’interrogatoire.
- « Les bérets rouges [qui ont tiré sur la population] étaient-ils sous votre autorité ou non ?
- Ces bérets rouges ne relevaient pas de moi, s’il vous plaît.
- Ce ne sont pas des militaires, mon général ?
- Normalement, ils devraient relever de moi, ils devraient, mais si on te dit c’est pas ton problème… »
Sanoh marque un long silence. La garde présidentielle n’était pas sous ses ordres mais directement rattachée au président de la transition, Dadis, reconnaît-il.
Le procès doit reprendre le 27 novembre, avec d’autres témoins clés, comme le chef d’état-major de la gendarmerie à l’époque des faits.