Au Liberia, il y a un conflit sur la nature du conflit. Le rapport final de la Commission vérité et réconciliation (CVR), publié en 2009, a toutefois établi que l'histoire de la violence politique et les guerres civiles destructrices du Liberia (1989-1997 et 1999-2003) sont imputables à l'origine de l’État-nation. Le Liberia est la première République noire d'Afrique. Il n'a jamais été formellement colonisé mais a été conçu dans des circonstances problématiques. Malgré cette constatation pertinente, le débat sur les causes des guerres civiles fait rage. Certains soutiennent qu'elles ont été provoquées par des conflits interethniques. Les théoriciens du complot l'attribuent à la machination des élites américano-libériennes et à la façon dont elles ont bouleversé le pouvoir des populations indigènes à la fin des années 1980, par le biais d'une guerre civile. D'autres soutiennent que la guerre a été provoquée par l'avidité des élites pour le pouvoir et la richesse.
L'absence de consensus sur l'objet de la guerre entrave le combat pour la justice. Ces points de vue contradictoires constituent de puissantes munitions dans l'arsenal des fauteurs de troubles. Les ethno-nationalistes, dont certains sont cités comme criminels notoires dans le rapport de la CVR, utilisent le souvenir de la guerre comme une arme. Ils justifient les crimes de guerre en affirmant qu'il s'agissait d'un moyen de parvenir à une fin, tout en rejetant sur d'autres la responsabilité des pertes humaines et de la destruction des biens. Dans certains cas, le souvenir de la guerre est utilisé pour délégitimer des candidats, en particulier ceux dont la richesse remonte aux années de guerre. Certains l'utilisent pour forger un nouveau consensus ethnique, conditionné et répandu dans les comtés où la mémoire ethnique est partagée. En conséquence, la façon dont le passé est perçu et interprété a façonné la connaissance et la compréhension de la guerre au niveau local.
Dans certains comtés, il a forgé une certaine solidarité ethnique dans la manière de voter et pour qui voter. C’est une des caractéristiques les plus importantes dans le Liberia d'après-guerre. Les victoires électorales d'Ellen Johnson Sirleaf (2006-2018) et de George Weah (2018-2023) sont le résultat direct de ce comportement de vote. Il en va de même pour Joseph Boakai, l'ancien vice-président d'Ellen Johnson Sirleaf, qui a été officiellement élu le 20 novembre en tant que troisième président du Liberia d'après-guerre. Dans le Liberia d'après-guerre, la présidence n'a jamais été remportée sans une victoire décisive dans le comté de Nimba, le deuxième comté le plus peuplé. Et c'est à Prince Johnson, un ancien chef de guerre tristement célèbre devenu homme politique, qu'il revient de prendre cette décision. Comme ses prédécesseurs, Boakai a accepté l'appui de Prince Johnson, le faiseur de roi dans la politique d'après-guerre du Liberia.
Rescapé de la guerre
Pendant les douze années de sa vice-présidence, les opinions de Boakai sur la CVR et la justice transitionnelle étaient inconnues. Lorsqu'il a déclaré pour la première fois sa candidature en 2017, il a ouvertement appelé à la justice. Sa position menaçait de rompre avec la politique d'amnésie de l'élite. En 2021, réfléchissant à l'échec de la mise en œuvre des recommandations de la CVR, Boakai a fait cette remarque judicieuse : "On ne peut pas vivre dans une société, créer l'harmonie et la réconciliation lorsque la plupart des gens ne se croient pas responsables de quoi que ce soit, qu'ils restent évasifs sur ce qu'ils ont fait et qu'ils donnent l'impression de s'en moquer. Dans ce type de société, la réconciliation devient difficile." Le point de vue de Boakai sur la justice et les responsabilités à l'époque de la guerre civile a semblé ferme et sans ambiguïté.
Maintenant qu'il est président, les avis sont partagés.
Certains espèrent que Boakai tiendra sa promesse de justice sur les crimes de guerre et de lutte contre la corruption. L'optimisme à son égard est alimenté par la façon dont l'héritage de son Parti de l'unité est perçu, et par son histoire personnelle.
Boakai est le premier président libérien de l'après-guerre à ne pas être issu de la diaspora. Johnson Sirleaf et Weah n'ont pas connu la guerre civile et ils avaient tous deux une adresse permanente en Occident avant leur élection. Boakai a vécu au Liberia toute sa vie (à l'exception d'une brève période dans le sud de la Sierra Leone en tant que réfugié), a connu la guerre civile et a enduré les souffrances qu'elle a imposées. Par rapport aux autres candidats, il est perçu comme quelqu'un qui ne souffre pas d'une confusion diasporique, d'une mentalité de loyauté partagée entre l'Occident et le Liberia. C'est ce qui distingue Boakai. Dans certains milieux, sa victoire est qualifiée de "solution nationale à un problème national" plutôt que de solution diasporique à un problème national. Dans l'esprit des Libériens optimistes, il est donc plus susceptible d'explorer des solutions pratiques à certaines réactions négatives à l'encontre du rapport final de la CVR.
Apprendre des erreurs du passé ?
Plus important encore, Boakai vient de Lofa, le comté qui compte le plus grand nombre de sites de massacres (36) au Liberia. Il est en particulier originaire de Foya, un district qui a connu certains des actes de violence les plus horribles. Chaque année, le 23 juin 1993 y est commémoré comme le "lundi noir". Dans la mémoire collective de l'ethnie Kissi, celle de Boakai, ce jour commémore l'exécution sadique de quinze habitants dans ce qui a été décrit comme un crime de vengeance. En 2021, les horreurs de ce terrible événement ont été racontées devant un tribunal suisse qui a jugé et condamné pour crimes de guerre Alieu Kosiah, identifié comme le cerveau du "lundi noir".
L'élection de Boakai intervient également à la suite de deux moments de réflexion nationale.
En février 2022, les Libériens ont commémoré le 200e anniversaire de la création du Liberia en tant qu'avant-poste pour les esclaves émancipés et pour les Noirs du monde entier. Ce moment a jeté une lumière sombre sur la distance qui sépare le Liberia de son objectif national – passé du cas exemplaire de la première république d'Afrique à un État en déliquescence et, aujourd'hui, à une société post-conflit encore sous le coup des horreurs de deux guerres civiles.
En août 2023, les Libériens ont commémoré vingt ans de "paix négative" depuis la signature de l'accord de paix d'Accra. Cette réflexion a révélé combien l'absence de mise en œuvre du rapport de la CVR a normalisé la violence, la corruption d'après-guerre et les progrès inégaux en matière de développement. Au Liberia, la recherche d'une justice transitionnelle s'est étalée sur 20 ans, couvrant deux présidences. Johnson Sirleaf et Weah ont été plutôt discrets. Boakai - qui n'est pas mentionné dans le rapport de la CVR et qui a vécu le conflit - devrait faire preuve d'une plus grande volonté politique, en ayant appris des erreurs commises par les deux présidents de l'après-guerre. Certains fidèles du Parti de l’Unité espèrent que Boakai gouvernera en reprenant certaines des tâches inachevées de ce parti.
L'héritage du Parti de l'Unité
En décembre 2012, le gouvernement dirigé par le Parti de l'Unité avait lancé la Vision nationale 2030. Sous le thème "Un peuple, une nation, unis pour la paix et le développement durable", cette vision avait été conçue pour répondre à certaines questions nationales importantes : d'où venons-nous ? Où en sommes-nous aujourd'hui et où voulons-nous aller ? La composante "justice transitionnelle", décrite comme la Feuille de route nationale pour l’apaisement, la consolidation de la paix et la réconciliation, avait été élaborée par un mélange de fonctionnaires et d'experts dans ce domaine. J'ai représenté la Commission pour la gouvernance au sein du groupe de travail "technique". Cette Feuille de route est essentiellement un réaménagement des éléments non punitifs du rapport de la CVR. Elle contient presque tout, sauf la création d'un tribunal pour les crimes de guerre. Ce document a été présenté au corps législatif libérien - la Chambre et le Sénat. En tant que vice-président, Boakai présidait alors le Sénat et ses délibérations. Mais la Vision nationale, telle qu'elle est formulée dans sa stratégie, n'a jamais été pleinement mise en œuvre. Deux tentatives d'adoption d'une nouvelle constitution n'ont pas recueilli les deux tiers des votes requis lors d'un référendum national. Idem pour les projets sur les symboles nationaux et une tentative ratée de rédaction d'une histoire générale et complète du Liberia.
Boakai vient avec une grande mémoire institutionnelle des défis et succès de la reconstruction du Liberia et de la lutte des élites contre le rapport final de la CVR. Cependant, étant donné la complexité du contexte de la justice transitionnelle au Liberia, sa capacité à tenir sa promesse de justice pourrait largement dépendre de son énergie physique, de son âge et de sa santé.
Un président à mandat unique ?
Dans l'histoire électorale du Liberia, Boakai est, à 78 ans, la personne la plus âgée à avoir jamais été élue à la présidence. Sa santé défaillante et sa dépendance à l'égard d'un stimulateur cardiaque laissent penser que sa présidence est menacée d'être frappée d'incapacité.
Toutes ces circonstances génèrent au moins deux possibilités. La constitution du Liberia prévoit deux mandats de six ans chacun. Douze ans sont considérés comme une période suffisante pour mettre en œuvre un programme de transformation. Le deuxième et dernier mandat est considéré comme une période de construction de l'héritage.
Si Boakai n'a pas l'intention de se représenter en raison de son âge avancé, son premier mandat sera le dernier. Ayant servi dans le secteur public pendant plus de quarante ans et ayant été vice-président pendant douze ans, il a démontré qu'il était attaché au service public et moins à l'acquisition de biens matériels. Boakai est resté dans sa maison construite à la fin des années 1970 et n'a jamais reconstruit de maison lorsqu'il était vice-président. Pour les optimistes, c'est le mode de vie modeste de Boakai qui rend crédible sa déclaration selon laquelle il n'y aura pas de réconciliation sans justice. C'est pourquoi la majorité des partisans de Boakai pensent que son élection à la présidence n'a qu'un but : achever le travail inachevé du gouvernement du Parti de l'Unité, dont la mise en œuvre du rapport final de la CVR est l'un des principaux points.
Prince Johnson tapi dans l'ombre
Cependant, l'analyse des raisons pour lesquelles Prince Johnson a soutenu Boakai est principalement basée sur sa crainte que la réélection de Weah aurait laissé libre ce dernier de faire ce qu'il voulait au cours de son dernier mandat, et de reprendre son engagement antérieur d'établir un tribunal pour les crimes de guerre au Liberia. Boakai, qui pourrait être un président à un seul mandat, représente un même risque. Mais une autre partie du débat est la suivante : le vice-président de Boakai, Jeremiah Kpan Koung, est un protégé - certains disent le filleul - de Prince Johnson, l'éléphant dans la pièce…
Lors de chaque période électorale, les dessinateurs libériens utilisent leur art comme moyen de propagande efficace. Chaque dessin est accompagné d'un dialogue expliquant la scène et, cette année, tous les messages allaient dans le même sens. Dans l'un d'eux, on entend la femme de Boakai, Katumu, se lamenter sur la mauvaise décision qu'il a prise en permettant à Prince Johnson de se servir de lui, tandis que dans les autres messages, on entend l'ancien chef de guerre et son protégé Koung se moquer du sort de Boakai, présenté comme stupide et ayant succombé à leur ruse. Ces dessins représentent fidèlement la façon dont les Libériens voient Koung comme un commandant en second, un cheval de Troie et un président en embuscade. Selon la constitution libérienne, Koung est premier dans la ligne de succession si le président est déclaré incapable. Or, avec Koung comme président, on pense que Prince Johnson sera l'homme tapi dans l'ombre, celui qui tire les ficelles. Et que son premier ordre serait de démolir le rapport de la CVR et de l'enterrer pour de bon.
AARON WEAH
Aaron Weah (sans lien de parenté avec le président George Weah) est un militant de la société civile et un chercheur en justice transitionnelle avec plus de quinze ans d'expérience. Il est co-auteur de "Impunity Under Attack : Evolution and Imperatives of Liberia's Truth and Reconciliation Commission" et doctorant au Transitional Justice Institute de l'Université d'Ulster, au Royaume-Uni. Il a étudié la commémoration au sein des communautés libériennes de la violence politique perpétrée à travers des massacres (de 1979 à 2003). Il est chercheur à l'Institut Ducor, un groupe de réflexion basé au Liberia.