Menacés, soudoyés, voire assassinés: les journalistes kényans naviguent de plus en plus en eaux troubles, dans un pays qui se revendique pourtant comme un modèle démocratique pour l'Afrique de l'Est.
Cité dans un rapport cinglant publié mercredi par le Comité de protection des journalistes (CPJ), David Ohito, responsable des contenus internet d'un des principaux groupes de médias kényans, le Standard, n'y va pas par quatre chemins.
"La situation des médias au Kenya est encore pire qu'au temps du parti unique" (1982-1991), dénonce-t-il. "Le régime actuel est l'un des plus hostiles à la liberté de la presse que nous ayons connus".
"Depuis l'arrivée au pouvoir de la coalition Jubilee du président Uhuru Kenyatta en 2013, plusieurs lois ont été élaborées (et parfois votées), qui minent l'auto-régulation de la profession, introduisent de lourdes amendes ou limitent l'accès à des informations sensibles", renchérissent les auteurs du rapport.
Comparé à la Somalie, où plus de 40 journalistes ont été assassinés depuis 2009, ou à l'Ethiopie, dont les blogueurs et commentateurs sont régulièrement emprisonnés par le pouvoir, le Kenya - 100e sur 180 au classement de la liberté de la presse de Reporter sans frontières - pourrait faire figure d'eldorado.
"Les médias n'ont jamais été aussi libres", affirme un responsable du ministère de l'Information Ezekiel Mutua, cité dans le rapport. "Les journalistes n'ont aucune raison d'avoir peur".
Le CPJ et le Media Council of Kenya (Conseil des médias du Kenya) ont pourtant recensé 19 cas de menaces ou d'agressions contre des journalistes, entre janvier et mai 2015, soit "presque un par semaine".
Et pour la première fois depuis 2009, un journaliste a été assassiné cette année au Kenya. Propriétaire et rédacteur en chef du Mirror Weekly, hebdomadaire régional publié à Eldoret (ouest), John Kituyi, 63 ans, a été battu à mort par des inconnus fin avril.
Ses agresseurs "lui ont volé son téléphone portable mais ni son argent ni sa montre", relève le CPJ, qui y voit la preuve d'un assassinat ciblé.
Selon des proches du journaliste, il avait reçu des menaces après des articles sur le procès du vice-président William Ruto devant la Cour pénale internationale (CPI), jugé pour son rôle présumé dans les violences post-électorales de 2007.
"Il s'agit du premier meurtre confirmé d'un journaliste pour avoir fait son travail depuis 2009, année où le corps du reporter Francis Nyaruri (...) avait été retrouvé décapité et portant des marques de torture", souligne le CPJ.
La mort suspecte du journaliste Bernard Wesonga en 2013 ainsi que la mystérieuse disparition la même année du blogueur controversé Bogonko Bosire, jamais élucidées, n'ont pas pu être directement liées à leur profession.
- 'Corruption généralisée' -
Très peu de poursuites ont lieu contre les auteurs, même avérés, d'intimidations ou d'agressions, poussant nombre de journalistes menacés à ne pas porter plainte.
"Il y a des tentatives répétées d'entraver le travail des journalistes d'investigation", confie à l'AFP John-Allan Namu, célèbre reporter de la chaîne KTN, qui a abordé des sujets sensibles telle l'incapacité des forces de sécurité à répondre efficacement aux raids sanglants des islamistes somaliens shebab contre le centre commercial Westgate (2013) ou l'Université de Garissa (2015).
Les journalistes sont attaqués sur tous les fronts: lois répressives, menaces de couper les recettes publicitaires venant de grandes entreprises ou du gouvernement, voire "subtiles" pressions pour atténuer ou passer à la trappe un sujet délicat au sein même des états-majors de médias concentrés aux mains de quelques puissantes familles, dont celles de Kenyatta ou de l'ancien président autocrate Daniel arap Moi (1978-2002).
"Il devient difficile d'évoquer la corruption ou l'insécurité", explique Daniel Wesangula du quotidien The Standard. "Vous recevez des coups de téléphone, des messages (...) et le gouvernement n'hésite pas à vous traîner en justice".
Depuis son lancement en 2007, le journal à sensation The Star a fait face à plus de 100 procès, a rapporté sa responsable juridique au CPJ.
La corruption, tentaculaire au Kenya, gangrène aussi les médias, où chacun sait qu'il est possible de susciter ou tuer un article, moyennant finances.
"On m'a offert de l'argent pour faire certains dessins, que j'ai refusé", raconte Patrick Gathara, caricaturiste du Daily Nation.
Mais la tâche de ceux qui résistent est compliquée par le fait que de nombreux autres acceptent.
De la base au sommet des rédactions, "il y a une corruption généralisée et un manque de professionnalisme", déplore John-Allan Namu. "C'est je pense la plus grande menace à la liberté de la presse, car nous n'aurons plus aucune autorité morale si ça continue".