« Karibu à Muhanga Correctional Facility ! » Un sergent interrompt par ces mots les tracasseries qu’un garde entend imposer au visiteur. Passé le grand portail d’entrée, l’œil et l’ouïe sont attirés par des spectacles tout couleurs. Rose, orange, kaki par endroits. L’atmosphère est calme, propre et affairée. N’étaient les gardes du portail, les hautes murailles communes aux prisons et les costumes rose et orange portés par tous les détenus au Rwanda, on se croirait dans n’importe quel centre d’activités pour hommes libres. D’un atelier de couture, à gauche, des hommes en rose et orange font alterner les vibrations et bruits saccadés de leurs machines à coudre. Non loin de là, d’autres en sueur s’attèlent à décharger d’un camion des briquettes de déchets de riz pour la cuisson des repas. Tandis que le regard vole vers un bloc administratif, et plus haut vers des gens en blouses blanche d’infirmiers, un véhicule de police s’invite et en rajoute au spectacle. Menottes aux poings, des jeunes gens en descendent et s’asseyent à même le sol, à la queue-leu-leu, pour se faire enregistrer comme nouveaux pensionnaires.
Mais que renferment, à notre droite en entrant, ces hautes murailles frappées d’un panneau « interdit au visiteur » ? Aucun bruit. Y dort-on en ce début d’après-midi un peu moite ? Tout à coup, comme pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux détenus, des voix s’élèvent de ces murailles et scandent, harmonieuses, le chapelet des sept douleurs de la Vierge Marie, que l’on reconnaît à sa vive ritournelle « Mère pleine de miséricorde, garde présentes à notre cœur les souffrances de Jésus dans sa passion », chantée à pleine voix à la fin de chaque refrain. À la façon dont ces voix montent, douces et fortes, on croirait que ce lieu, loin d’être un repère de condamnés pour génocide, est plutôt un monastère où résonnent les actes de contrition.
Nous avons obtenu l’autorisation de rendre visite à l’un des pénitents. À 67 ans, Emmanuel Ruzigana, qui a été maire de l’ancienne commune de Nyamabuye, dans l’ancienne préfecture de Gitarama (centre), vit ici depuis 1997, à une centaine de mètres du bureau qu’il occupait en 1994. Il a été condamné à 25 ans et puis à 30 ans de prison, par deux juridictions gacaca [prononcer gatchatcha], pour génocide. « Si je n’ai pas tué de mes mains, j’ai tué par mes ordres et instructions », reconnaît ce « génocidaire repenti », comme il se décrit, qui a, dit-il, « péché par action et par omission ».
2 200 « génocidaires » éligibles à la réintégration en 2024
Ici à Muhanga, comme dans les autres centres correctionnels, la promiscuité fait cohabiter détenus de droit commun et « génocidaires », nous prévient Alex Murenzi, le directeur de l’établissement. « Il n’y a donc pas de discrimination, dit-il, car ils vivent, mangent, dorment et prient ensemble et partagent toutes les activités au quotidien. » Sur une population totale de 7 346 détenus, les « génocidaires » sont au nombre de 737, dont 728 ont été condamnés – parmi lesquels 71 à la prison à vie. Le génocide étant imprescriptible, neuf ont été récemment arrêtés et sont en attente de procès. Actuellement, de tous les détenus pour génocide, « 653 d’entre eux, soit 89,7 %, sont éligibles à la remise en liberté en des périodes différentes, selon leur date de condamnation », précise le directeur du centre de détention de Muhanga.
Selon le Service correctionnel du Rwanda (SCR), sur une population carcérale totale de 87 621 recensée dans le pays au 12 février 2024, 18 810 (soit 21,4 %) sont détenus pour génocide, parmi lesquels 6,3 % de femmes. De tous ces « génocidaires », 4 339 (23,06 %) – dont 1,7 % de femmes – ont écopé de la prison à vie. Ainsi ceux qui sont éligibles à la remise en liberté, après avoir purgé leurs peines, sont au nombre de 14 471. Et il est prévu que, toujours selon le service correctionnel du Rwanda, pour cette seule année 2024, près de 2 200 détenus soient remis en liberté, dans tout le pays. Nombre d’entre eux ont déjà été libérés ces douze dernières années – le même service officiel recensait, en 2012, 39 572 personnes condamnées ou en attente de jugement pour des crimes liés au génocide des Tutsis en 1994.
Le « Secteur Muhanga CF »
Muhanga, appelée Gitarama jusqu’en 2006, est un district du Rwanda, situé dans la Province du Sud. C’est le nom de son chef-lieu, et le nom de la prison locale, « Muhanga Correctional Facility » (Muhanga CF, en abrégé). Pour ses pensionnaires et l’administration pénitentiaire, le « secteur Muhanga CF » est une entité administrative à part, située près du milieu de la ligne imaginaire, « Mu Cyakabiri » (À-la-Moitié, en français), qui divise le Rwanda du nord au sud.
Ainsi, Ruzigana est recensé au village dit Ituze, dans la cellule Ingenzi, du secteur Muhanga CF. L’organisation administrative de ce secteur est calquée sur celle de l’extérieur. Dirigé par un secrétaire exécutif et un conseil consultatif, Muhanga CF est subdivisé en 15 cellules et 85 villages. Chaque entité est dotée de ses propres agents de sécurité. Les responsables de secteurs des districts de Muhanga, Kamonyi, Ruhango et Karongi, desservis par Muhanga CF, viennent régulièrement ici rencontrer les détenus, pour les entretenir des changements dans leur lieu d’origine, et les aider à régler certaines affaires comme les problèmes fonciers.
« Cette organisation territoriale du centre correctionnel, les visites familiales et réunions avec les autorités locales de leur ressort et la résolution de leurs problèmes, tout ceci contribue à les préparer aux changements survenus en leur si longue absence, pour leur réintégration, une fois libérés », souligne Murenzi, son directeur.
« La peine est petite par rapport à mon crime »
Comment ces condamnés vivent-ils leur peine et leur détention ? Quand Ruzigana a écopé d’une peine de 25 ans de prison devant une première juridiction et de 30 ans devant une autre, il était désespéré, dit-il, et il trouvait « la peine trop lourde pour être faite ». Mais par la suite, avec le temps, nous explique-t-il, « j’ai compris que j’étais plutôt gâté, car par rapport au crime de génocide, je trouvais ma peine bien petite ».
Rétrospectivement, ce sexagénaire ne comprend toujours pas comment tout a basculé. « J’avais visité Israël et le mémorial de la Shoah, se souvient-il. J’avais une femme, une belle-famille et des amis tutsi. Mais le mal l’a emporté sur le bien, et je le regrette. » Quand le gouvernement intérimaire de Jean Kambanda, le premier ministre pendant le génocide, s’est établi dans sa commune de Nyamabuye à Gitarama, en avril 1994, « le mieux que j’aurais pu faire, c’était de fuir avec les miens. Mais j’ai plutôt adhéré à son projet génocidaire », confie-t-il, en donnant des ordres pour organiser des rondes et ériger des barrages routiers où des Tutsis ont été tués.
Par la suite, Ruzigana nous dit qu’il a ressenti le besoin de soulager sa conscience. Il estimait de son devoir de témoigner contre les membres du gouvernement intérimaire mais, dit-il, « je ne pouvais le faire sans avoir moi-même plaidé coupable », devant différentes juridictions gacaca, en 2010. Plus tard, devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), il témoignera pour l’accusation dans plusieurs dossiers dont celui de Callixte Nzabonimana, en 2011, originaire de la même préfecture de Gitarama et président local du MRND, le parti au pouvoir.
Dès le 12 avril 1994, le gouvernement constitué après l’assassinat du président Juvénal Habyarimana avait quitté la capitale Kigali, fuyant l’avancée des rebelles du Front Patriotique Rwandais, actuellement au pouvoir. Il s’est établi à Gitarama, pendant la période du génocide.
Qui sont-ils ?
Selon le SCR, la population pénitentiaire reflète toutes les composantes de la société, de son élite aux moins éduqués qui sont les plus représentés. Des préfets, des sous-préfets, des maires, des militaires de tous rangs, des magistrats, des enseignants de tous niveaux, des médecins, des pasteurs, des prêtres et religieux, des hommes d’affaires, des journalistes et des simples paysans (les plus nombreux).
Une seule des membres du gouvernement intérimaire, Agnès Ntamabyariro, a été jugée et condamnée au Rwanda – et quinze autres procès de ministres se sont tenus au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Arrêtée en Zambie le 27 mai 1997, puis extradée au Rwanda, elle passe dix ans en détention provisoire avant que ne commence son procès. Le 19 janvier 2009, elle est condamnée par le tribunal de grande instance de Nyarugenge, dans la ville de Kigali, à la réclusion à perpétuité. Avec Valérie Bemeriki, journaliste pour la tristement célèbre Radio-télévision des mille collines (RTLM), Ntamabyariro fait partie des 77 femmes condamnées à la prison à vie pour génocide au Rwanda.
Dans les prisons, ceux qui ont plaidé coupables cohabitent avec ceux qui s’y sont refusés. Et le retour de ces derniers dans la communauté se fait de façon égale à la fin de leur peine.
La longue journée d’un détenu
Les journées sont longues, surtout pour les condamnés à une lourde peine, nous confient Ruzigana ou son codétenu Moïse Nsengimana. Les pensionnaires se lèvent à 5h30 et se couchent à 21h00. Et entre les deux, chaque minute est rythmée par un agenda réglé au cordeau : la toilette, le petit déjeuner fait de porridge à 6h00, les travaux divers dont ceux à l’extérieur de la prison, les soins médicaux, les différents clubs, repos ou visites sociales, le déjeuner de 15h00 à 17h00, le sport, les prières, la TV. Et à 21h00, tout le monde se couche, sauf, sur permission, quand il y a un événement comme de grands matchs de football.
Il y a des journées plus spéciales, comme le samedi, qui est le jour des visites-éclair ; ou le dimanche, pour les sports d’équipe. Le mercredi, de 10h00 à 13h00, tout le secteur de Muhanga CF, ouvert au grand public, est en effervescence, avec l’exhibition des créations culturelles et artistiques. C’est le jour des conférences. C’est aussi le jour des visites familiales, qui peuvent durer une heure, où l’on traite et règle des questions familiales. Pour certains, c’est une journée trop courte. Mais hélas trop longue pour les détenus qui n’ont personne à voir.
Sont-ils suffisamment préparés ?
Tout semble indiquer que pour Ruzigana et tous ceux qui ont plaidé coupable, en présence de leurs familles, le problème de la réintégration ne se pose pas. Ce n’est pas autant le cas pour ceux qui ont plaidé non coupables, comme son codétenu Nsengimana, condamné à 15 ans pour, dit-il, « la mort d’une personne non-identifiée » près d’un barrage qu’il tenait avec d’autres. Sa seule faute, estime-t-il, est de s’être « retrouvé au mauvais endroit, au mauvais moment ». Ses débuts de détention ont été durs, décrit-il. Les journées étaient interminables.
Mais à une année de sa fin de peine, Nsengimana affirme avoir changé ! Si des clubs « d’unité et réconciliation », des séances « d’éducation civique », mais aussi des organisations chrétiennes, comme Prison Fellowship ou Justice et Paix, y contribuent, il y a un autre facteur-clé, selon Nsengimana : « Le temps arrange tout et nous lave les cerveaux. » Pour lui, néanmoins, « celui qui a commis le génocide mérite attention, une fois revenu dans la société, pour l’aider petit à petit à vivre ». Aussi souligne-t-il l’importance d’un accompagnement « pour l’aider à comprendre et résoudre des problèmes en famille qui peuvent le pousser à de nouveaux crimes ». Des problèmes liés notamment à ce qui a pu se passer durant sa détention.
« Avec l’âge, nous sommes devenus sages »
Alexandre Kayiranga, un détenu de droit commun, fait partie des cadres du Secteur Muhanga CF et du cercle des amis de Ruzigana. Pour lui, « ces gens en imposent tellement par leur discipline, leur convivialité que l’on a du mal à croire qu’ils ont commis le génocide ». Il souligne cependant qu’un bon nombre de ceux qui ne reçoivent jamais de visites « ont besoin d’amour, de soutien moral. Sinon ils risquent la dépression et pourraient être enclins à commettre de nouveaux crimes ». Selon Kayiranga, les condamnés pour génocide sont les plus calmes. Mais aussi, les moins tentés par l’évasion et les plus disposés à prendre des responsabilités.
Trente ans après, selon l’ancien maire Ruzigana, la plupart des condamnés pour génocide prennent de l’âge. Et qui mieux est, « avec l’âge nous sommes devenus sages et surtout les conséquences de ce que nous avons fait, sur nos voisins tutsi, nos familles et surtout sur nous-mêmes nous imposent des leçons incontournables », précise le vieux Ruzigana. Pour lui, « le fait que pour la première fois le crime de génocide ait été puni au Rwanda est en soi une leçon indélébile qui appelle à la non-répétition ».