Dans une tenue matinale élégante, l'agent du Nicaragua se présente devant les juges de la Cour internationale de justice (CIJ), ce 8 avril, pour faire valoir que l'Allemagne viole les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention sur le génocide et du droit humanitaire international en continuant à fournir des armes à Israël et en retirant son soutien à l'organisme des Nations unies chargé de l'aide aux réfugiés palestiniens, l'UNWRA.
Ce n'est pas la première fois que Carlos José Argüello Gómez agit au nom de Managua devant la CIJ, à La Haye. Il souligne d’ailleurs la "similitude frappante" entre cette nouvelle incursion dans le Grand Hall de la justice et une requête déposée par le Nicaragua il y a 40 ans. Il faisait alors déjà partie de l'équipe qui avait attaqué les États-Unis pour leurs "graves violations du droit international à l'encontre des droits [du Nicaragua] et de [sa] souveraineté", demandant à la Cour d'intervenir pour ordonner la cessation de l'assistance militaire des États-Unis aux rebelles sandinistes. Au cours des quarante dernières années, le Nicaragua a comparu 13 fois devant la Cour en tant que partie. Justina Uriburu, de l'Institut universitaire européen (Italie), qualifie de saisissant un pays "qui, au cours des 40 dernières années, a intégré la décision de saisir la Cour dans le cadre de sa politique étrangère, en acceptant toutes les conditions de l'engagement avec cette institution, ce qui signifie que parfois on gagne, parfois on perd".
Cette nouvelle affaire a été introduite parallèlement et en relation avec celle pour génocide portée par l'Afrique du Sud devant la CIJ contre Israël, qui a déjà conduit les juges à rendre deux séries de décisions d'urgence exigeant d'Israël qu'il accroisse l'aide humanitaire aux 2,5 millions de civils de la bande de Gaza.
Le Nicaragua affirme qu'il "agit non seulement en son nom propre" mais aussi "au nom du peuple palestinien, qui subit l'une des actions militaires les plus destructrices de l'histoire moderne". Mais la majeure partie de sa présentation ne se concentre pas sur les détails d’un génocide plausible et sur les souffrances à Gaza, suite à l'invasion d'Israël en octobre 2023 pour écraser le Hamas et libérer les otages. Il porte sur les exportations d'armes allemandes. Les avocats s'appuient sur le libellé de la Convention sur le génocide, qui stipule que tous les États ont le devoir de prévenir le génocide, et sur les "normes" généralement acceptées "pour assurer le respect du droit international humanitaire". Il s'agit d'un "type différent d’action auprès de la Cour, car le Nicaragua agit, disons, en tant que gardien des obligations "erga omnes", qui seraient violées par l'Allemagne et Israël. Il s'agit d'un concept utilisé en droit international pour désigner les obligations des États envers la communauté internationale dans son ensemble. Le Nicaragua ne dit pas seulement qu'il va résoudre un différend devant un tribunal, mais aussi qu'il va protéger ces obligations légales et l'État de droit international en poursuivant d'autres États, ce qui est conceptuellement un peu différent."
Hypocrisie et intérêts commerciaux
"Je pense que tout le monde a été surpris", analyse Kai Ambos, de l'université de Göttingen, qu'une autre affaire impliquant un État tiers soit portée devant la Cour après celle de l'Afrique du Sud. "En particulier parce que le Nicaragua n'est pas un État jouissant d'une grande réputation", ajoute-t-il. "Ils ont déposé cette plainte un jour après que la commission d'enquête du Conseil des droits de l'homme de l’Onu a publié un rapport dévastateur sur la dictature de la famille Ortega. Cela ne veut pas dire que la plainte en tant que telle est sans fondement, bien sûr elle pourrait être fondée, mais ce n'est peut-être pas un bon début pour une plainte aussi importante."
Daniel Müller, membre de l'équipe juridique du Nicaragua, explique au tribunal comment Berlin a autorisé l'année dernière des exportations d'équipements militaires et d'armes de guerre vers Israël pour un montant de plus de 326 millions d'euros. "La plupart de ces licences ont été accordées au cours du second semestre 2023, après l'invasion de Gaza par Israël", plaide-t-il. Il cite divers responsables allemands justifiant le maintien du soutien à Jérusalem. "Le fait que l'Allemagne s'engage à faciliter ou à améliorer l'aide humanitaire à Gaza pour sa population souffrante ne change pas la situation", ajoute-t-il après avoir cité le ministre allemand des Affaires étrangères faisant référence à "l'enfer de Gaza" tout en décrivant les efforts déployés pour améliorer l'accès à l'aide humanitaire. Au contraire, c'est "une excuse pathétique, pour les enfants, les femmes et les hommes palestiniens de Gaza, de fournir d’une part une aide humanitaire, y compris par des largages aériens, et d’autre part les armes et l'équipement militaire qui sont utilisés pour les tuer et les anéantir - et pour tuer également les travailleurs humanitaires, comme l'a montré récemment l'attaque au missile contre les véhicules et les travailleurs de World Central Kitchen."
Argüello Gómez est encore plus incisif. "Il y a une autre réalité moins noble qui n'est peut-être pas connue de la majorité du peuple allemand : la contrepartie lucrative. Les entreprises allemandes impliquées dans l'industrie militaire profitent directement de la situation puisqu'elles ont vu le cours de leurs actions augmenter depuis le 7 octobre et qu'elles ont considérablement accru les contrats de développement conjoint d'armes avec leurs homologues israéliens", affirme-t-il. "Les entreprises israéliennes annoncent fièrement que leurs produits ont été ‘testés au combat’. Il va sans dire que depuis des années, la communauté internationale sait que le terrain d'essai est la Palestine et son peuple, en particulier les Palestiniens vivant à Gaza."
Le dilemme de l'Allemagne
Alain Pellet, avocat français chevronné qui a également représenté le Nicaragua devant la CIJ il y a 40 ans, anticipe un argument attendu de l'Allemagne selon lequel l'affaire devrait être rejetée car elle concerne le comportement d'Israël alors que ce dernier n'est pas une partie dans cette plainte. "Il ne s'agit pas de savoir si Israël a manqué à ses obligations internationales, mais si l'Allemagne a manqué aux siennes. L'Allemagne était et est pleinement consciente des risques liés à l'utilisation des armes qu'elle a fournies et continue de fournir à Israël pour commettre un génocide contre le peuple palestinien. Il va sans dire que le génocide en question serait internationalement illégal s'il était commis par l'Allemagne elle-même. Il est de la plus grande urgence que l'Allemagne suspende enfin l'aide et l'assistance qu'elle fournit à cette fin, aide et assistance qui entrent pleinement dans la définition de la complicité incriminée par l'article III de la Convention [sur le génocide]", dit Pellet à la Cour.
Tania von Uslar-Gleichen, conseillère juridique et directrice générale des Affaires juridiques au ministère fédéral allemand des Affaires étrangères, rappelle que "la sécurité d'Israël a été au cœur de la politique étrangère allemande". Elle reprend un grand nombre des citations de fonctionnaires allemands que le Nicaragua a rapportées à propos de la conduite de la guerre par Israël, avant de rétorquer : "Ces citations ne sont pas des preuves, comme le prétend le Nicaragua, que l'Allemagne n'assume pas ses responsabilités. Au contraire, le fait d'appeler au respect du droit international ne constitue pas une manifestation de sa violation. Pour nous, ces citations prouvent que l'Allemagne remplit ses obligations en matière de respect du droit international humanitaire." En fait, "l'Allemagne est le plus grand donateur individuel d'aide humanitaire", souligne-t-elle, et elle agit "non seulement par l'intermédiaire de l'UNRWA, mais aussi d'organisations telles que l'OCHA [Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’Onu], le Programme alimentaire mondial, le CICR [Comité international de la Croix-Rouge] et la Croix-Rouge allemande."
"L'ensemble de la communauté internationale est aux prises avec le dilemme politique, moral et juridique que pose la situation à Gaza", dit-elle. "Les principes que j'ai mentionnés - protection de la sécurité d'Israël et soutien des droits des Palestiniens - ont obligé l'Allemagne à faire des choix difficiles."
Le point faible du Nicaragua
En ce qui concerne les exportations d'armes, Christian Tams, membre de l'équipe juridique de l'Allemagne, plaide que "l'image présentée par le Nicaragua est au mieux inexacte, et au pire une déformation délibérée de la situation réelle. Pour chaque licence accordée, le gouvernement allemand évalue soigneusement s'il existe un risque manifeste que le matériel particulier soumis à licence soit utilisé pour commettre un génocide, des crimes contre l'humanité ou des infractions graves aux conventions de Genève de 1949. Cette exigence découle de règles contraignantes du droit allemand et européen, qui vont au-delà des exigences internationales."
Samuel Wordsworth, un autre conseiller de l'Allemagne, met quant à lui l'accent sur ce qui pourrait s'avérer la plus grande pierre d'achoppement pour le Nicaragua : l'absence d'un différend établi entre les deux pays. C'est "17 jours seulement après que l'Allemagne a reçu la note verbale du Nicaragua, [que] la procédure actuelle a été engagée sans avertissement préalable, en s'appuyant, pour la prétendue existence d'un différend, sur quelques mots prononcés par un représentant du gouvernement lors d'une conférence de presse à caractère général", fait-il remarquer. L'agent du Nicaragua a bien reconnu que "le temps et le niveau bilatéral des échanges n'ont pas été longs et étendus", mais il a justifié cette brièveté par le contexte du "génocide en cours" et déclaré que "ce serait un repli formaliste aveugle que d'exiger une série d'échanges diplomatiques".
Apparemment, en février le Nicaragua a envoyé le même courrier électronique à l'origine du différend avec l’Allemagne à trois autres États - le Canada, les Pays-Bas et le Royaume-Uni – à l’adresse de leur service de communication publique plutôt que directement aux ambassadeurs à Managua. "L'Allemagne réfléchissait activement à sa réponse et cherchait à se coordonner avec les trois États qui avaient reçu des courriels similaires lorsque, sans avertissement, le Nicaragua a entamé la procédure actuelle, le 1er mars", raconte Wordsworth.
Recours judiciaires nationaux
Deux des demandes de mesures d'urgence formulées par le Nicaragua à l'encontre de l'Allemagne concernent les exportations d'armes et visent à les faire cesser. La troisième mesure demande que le financement de l'UNWRA soit entièrement rétabli. "Il est très peu probable que la Cour accepte la demande du Nicaragua dans son ensemble", analyse Ambos. "Surtout, je ne pense pas que la Cour demandera à un État de suspendre ou de cesser de fournir des armes à un autre État. Il est difficile de penser que la Cour impose une telle obligation à un État tiers. Je pense que la Cour sera tout simplement trop prudente."
Mais si elle le faisait, l'impact le plus important serait peut-être "au niveau national", ajoute-t-il. Il y a quelques jours, une plainte a été déposée auprès du tribunal administratif de Berlin, note-t-il, qui va dans le même sens qu'une récente procédure d'appel aux Pays-bas, et argue que "l'Allemagne ne peut pas fournir d'armes à Israël étant donné les violations du DIH [droit international humanitaire] et le génocide plausible d'Israël."