« Ce verdict est une étape importante dans la lutte pour un climat vivable pour toutes et tous », exultait début avril Anne Mahrer, co-présidente de l’association des Aînées pour le climat Suisse, dans un communiqué publié après la décision de la Cour de Strasbourg. « Depuis neuf ans, nous nous battons pour la justice climatique. Alors que nous n’avons pas été entendues par les tribunaux suisses, la CEDH confirme aujourd’hui que la protection du climat est un droit humain. »
À l’échelle européenne, c’est en effet une première. Le 9 avril 2024, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu un arrêt remarqué. Dans cette affaire, l’association Aînées pour le climat Suisse, qui représente plus de 2 500 femmes suisses âgées de plus de 64 ans, reprochait au gouvernement suisse d’avoir violé quatre articles de la Convention européenne des droits de l’homme, garantissant le droit à la vie, à la vie privée et familiale, à un recours effectif et à un procès équitable. Et les « aînées » ont, pour l’essentiel, obtenu gain de cause.
L’affaire remonte à novembre 2016, lorsque cette association a saisi le Conseil fédéral suisse : selon les plaignantes, au regard de ses obligations juridiques nationales, l’État n’en faisait pas assez pour garantir la bonne santé des personnes âgées particulièrement sensibles aux fortes hausses de températures liées au changement climatique ; et il n’en faisait pas assez non plus pour traduire en actes ses engagements internationaux dans le cadre des négociations onusiennes sur le climat, notamment ceux de l’Accord de Paris signé en 2015.
Par deux fois en 2017 et 2018, la justice suisse a rejeté les demandes des aînées. Mais celles-ci ne se sont pas avouées vaincues : s’inspirant des arguments du tribunal néerlandais qui avait pour la première fois condamné, en 2015, un État pour inaction climatique dans l’affaire portée par l’ONG Urgenda, elles ont déposé en 2019 un nouveau recours climat devant la justice helvète, cette fois-ci fondé sur la violation de leurs droits humains (notamment les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme). Mais en mai 2020, la justice suisse a de nouveau rejeté leur plainte. Alors, six mois plus tard, les Aînées pour le climat décident de porter l’affaire devant une juridiction supranationale : la CEDH, cour paneuropéenne dont les décisions prévalent juridiquement sur celles des justices nationales des 46 pays membres du Conseil de l’Europe.
L’enjeu de la décision de la CEDH sur cette affaire était : allait-elle confirmer les jugements suisses, ou au contraire les infirmer et suivre l’argument pionnier de la justice néerlandaise ?
Protection contre les « effets néfastes graves »
Les 17 juges de la CEDH ont tranché, à 16 voix contre 1. Exceptionnel tant par sa longueur (286 pages) que par son exigence et sa précision scientifique, leur arrêt du 9 avril établit que l’article 8 de la Convention reconnaît un droit pour les individus à une « protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie ». Et les magistrats enfoncent le clou, en précisant qu’au regard des travaux les plus récents du Groupe international d’experts sur le climat (GIEC), les États doivent « mettre en place des objectifs et calendriers pertinents » dans un « cadre réglementaire interne » pour permettre des « mesures d’atténuation effectives » des émissions de gaz à effet de serre, allant jusqu’à la « neutralité nette ».
Or, concernant la Suisse, la Cour constate que la mise en place de ce cadre comporte de « graves lacunes » : notamment un manquement à établir un « budget carbone », l’absence de « limites nationales » d’émissions de gaz à effet de serre, et l’incapacité à atteindre ses objectifs. La Cour conclut que la Suisse n’est pas assez efficace dans sa lutte contre le changement climatique, manque à la protection de sa population et viole le droit au respect de la vie privée et familiale (incluant « la santé, le bien-être et la qualité de vie ») des requérantes.
Estimant qu’il n’y a pas « risque réel et imminent » pour la vie des requérantes elles-mêmes, la CEDH n’a pas statué sur l’argument du droit à la vie. Mais elle a jugé qu’en rejetant trois fois les recours des Aînées, les autorités judiciaires suisses « n’ont pas tenu compte des données scientifiques incontestables sur le changement climatique » ni « pris au sérieux les griefs de l’association » qui, selon la Cour, n’a donc pas eu droit à un procès équitable. Au final, la CEDH condamne la Suisse à verser 80 000 € à l’association des Aînées pour frais et dépens.
Portée européenne symbolique
En l’absence de demande des requérantes, aucun versement de dommage n’est prononcé : la condamnation de la Suisse dans cette affaire est donc tout à fait symbolique. Elle étend de fait à l’échelle paneuropéenne la portée de victoires acquises à l’échelle nationale (par Urgenda aux Pays-Bas, par Notre affaire à tous en France ou par Friends of the Irish Environment en Irlande). Mais à l’inverse de ces précédents recours climat victorieux devant des tribunaux nationaux, le gouvernement suisse n’est ici pas condamné à renforcer ses plans de baisse d’émissions de gaz à effet de serre.
Pour autant, l’arrêt de la CEDH est historique : c’est la première fois qu’une juridiction internationale établit que le manquement d’un État en matière d’action climatique constitue une violation des droits humains. La Cour reconnaît ainsi l’obligation de protection étatique contre les effets graves du changement climatique comme un nouveau droit humain pour les citoyens de tous pays membres du Conseil de l’Europe.
Un « scandale » ou une « claque » ?
L’arrêt de la CEDH a suscité en Suisse de vives réactions, notamment chez l’Union démocratique du centre (UDC), premier parti de Suisse aux dernières élections législatives, et qui détient les portefeuilles de l’économie, de l’environnement, des transports et de l’énergie au Conseil fédéral (le gouvernement suisse). Dans un communiqué, l’UDC a immédiatement qualifié la décision de « scandale et de déni de réalité » et demandé le retrait de la Suisse du Conseil de l’Europe. Pour ce parti conservateur, il s’agit toute bonnement d’une « ingérence effrontée dans la politique suisse » de la part de juges étrangers.
Autre son de cloche du côté de la deuxième formation politique du pays, le Parti socialiste suisse (PS), qui salue le jugement de la Cour, « une claque pour le Conseil fédéral et son inaction climatique ». Dans un communiqué, le parti estime que « ce jugement vient confirmer ce que le PS suisse soutient depuis des années : seuls des investissements publics massifs pourront assurer la transition énergétique et climatique, sans laisser personne de côté ».
En Suisse, l’Office fédéral pour l’environnement rapporte que le niveau des émissions de GES s’élève à 13 tonnes de CO2 par an et par habitant, ce qui classe le pays parmi les 20 pays les plus émetteurs au monde. Selon la Banque mondiale, les émissions suisses de GES restent 50 fois inférieures aux rejets de la Russie, pays le plus gros émetteur du continent.
Impact sur d’autres recours, au-delà de l’Europe ?
Données scientifiques à l’appui, « l’arrêt de la CEDH signifie clairement que les pays européens doivent baser leurs objectifs d’émissions de GES sur une part équitable du budget carbone restant pour limiter le réchauffement mondial à 1,5°C », déclare le juriste hollandais Dennis Van Berkel, qui conseillait les Aînées suisses devant la CEDH. Également conseil juridique de l’ONG néerlandaise Urgenda, il estime que « compte tenu du faible budget carbone qui reste à la Suisse, elle devra aider les pays les plus pauvres dans leur transition vers les énergies renouvelables en plus de réduire les émissions de GES sur son propre territoire ». Selon lui, « la décision de la CEDH pourrait fort influencer d’autres recours climat en cours devant cette même juridiction, mais aussi devant Tribunal international du droit de la mer, la Cour interaméricaine des droits de l’homme et la Cour internationale de justice, saisie depuis 2023 à la demande du Vanuatu d’un avis sur la responsabilité des pays industriels dans le changement climatique ».
En établissant un lien direct entre dérèglement climatique et violation des droits humains, en créant un précédent juridique pour les 46 pays membres du Conseil de l’Europe, la décision de la Cour ouvre la porte à d’éventuels nouveaux recours de collectifs de citoyens. Des recours qui se multiplient depuis près de dix ans, depuis la signature de l’Accord de Paris sur le climat.