OPINION

La famine et les mandats possibles de la CPI sur Gaza : que dit le droit international ?

La Cour pénale internationale (CPI) serait selon des sources à La Haye et en Israël en train de préparer des mandats d’arrêt à l’encontre de responsables israéliens, possiblement en lien avec le crime de famine. Anne van Mourik et Lucy J. Gaynor analysent la militarisation et la criminalisation de la famine et décrivent comment des poursuites concernant le crime de famine à Gaza amènerait la CPI sur un territoire inconnu du droit pénal international.

Crime de famine à Gaza : la CPI va-t-elle agir ? - Photo : des palestiniens se pressent autour d'un point de distribution alimentaire à Rafah.
Des Palestiniens reçoivent des rations alimentaires à un point de distribution situé à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 2 février 2024, alors que les combats se poursuivent entre Israël et le groupe armé palestinien du Hamas. Photo : © Said Khatib / AFP
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« On n’en croit pas ses oreilles. La Cour pénale internationale de La Haye envisage de délivrer des mandats d’arrêt contre de hauts responsables du gouvernement et de l’armée israéliens, en tant que criminels de guerre. » Le 30 avril 2024, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a publié une déclaration vidéo de quatre minutes pour répondre aux spéculations croissantes des médias internationaux et israéliens selon lesquelles de hauts responsables israéliens pourraient bientôt faire l’objet de mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI). Ces derniers seraient accusés, entre autres, d’avoir délibérément privé les habitants de Gaza de nourriture. Le 3 mai 2024, le bureau du procureur de la CPI, Karim Khan, a publié à son tour une déclaration condamnant toute tentative de rétorsion contre la Cour dans l’exercice de son mandat. De telles actions, a noté Khan, pourraient constituer « une infraction contre l’administration de la justice » en vertu du Statut de Rome.

Tout cela s’inscrit dans un contexte plus large d’allégations selon lesquelles Israël mettrait en œuvre des stratégies pour affamer les habitants de Gaza en leur refusant l’accès à l’eau et à la nourriture. Des journalistes, des universitaires, des humanitaires et des défenseurs des droits humains ont de façon répétée accusé Israël d’empêcher l’arrivée de nourriture dans la bande de Gaza, de détruire le système alimentaire, d’anéantir des sites médicaux et de bloquer l’entrée de l’aide. Quelques jours seulement après l’attaque du 7 octobre du groupe militant palestinien Hamas dans le sud d’Israël, Oxfam a déclaré que le blocus de Gaza constituait une « punition collective » et était « illégal au regard du droit international ».

En mars 2024, un comité international d’experts a lancé un grave avertissement : la famine menacerait non seulement le nord de Gaza, mais aussi l’ensemble de la bande de Gaza. Le dernier rapport du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC) brosse un tableau sombre, prévoyant que 1,1 million de Gazaouis - la moitié de la population du territoire - seraient confrontés à la famine d’ici à la mi-juillet. Malgré ces indicateurs clairs, la situation perdure. Malgré l’attention médiatique, ce qui n’était au départ qu’une malnutrition est en train de se transformer en une véritable famine, qui aurait pu être évitée.

Ce que dit la CIJ à propos de la famine

Les 11 et 12 janvier 2024, l’Afrique du Sud et Israël ont présenté leurs arguments devant la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye. L’Afrique du Sud a engagé une procédure contre Israël en vertu de la Convention sur le génocide, arguant qu’Israël ne remplissait pas ses obligations de ne pas commettre ou de prévenir un génocide. L’Afrique du Sud accusait Israël de violer la convention de 1948 sur le génocide, notamment en soumettant intentionnellement un groupe de personnes à des conditions d’existence devant entraîner leur destruction physique totale ou partielle.

Dès le début de sa requête à la CIJ en décembre 2023, l’Afrique du Sud a reconnu que le génocide se distinguait des autres violations du droit international, et a inclus « la privation de nourriture des civils comme méthode de guerre » dans cette catégorie « autres ». Dans le même temps, elle a explicitement soutenu que le fait de « priver les Palestiniens de Gaza de l’accès à une nourriture et à une eau adéquates » revenait à « infliger délibérément aux Palestiniens des conditions de vie calculées pour entraîner leur destruction », c’est-à-dire une forme de génocide. Dans leur décision du 26 janvier 2024, 16 des 17 juges de la CIJ ont ordonné à Israël de veiller à ce que l’aide humanitaire puisse être effectivement fournie.

Le fait est, cependant, que les audiences de la CIJ ont été portées devant la Cour explicitement en vertu de la convention sur le génocide. Tout crime de famine commis par des fonctionnaires israéliens sera donc examiné selon les termes de la Convention sur le génocide : soit en considération des « conditions de vie » qui seraient calculées de façon à entraîner la « destruction physique totale ou partielle » des Palestiniens en tant que groupe. En termes de droit des traités à la CIJ, la discussion sur la famine des Palestiniens de Gaza restera donc formulée au niveau de la responsabilité de l’État (plutôt que de l’individu) et du génocide (plutôt que des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre).

La famine en tant que génocide ?

L’utilisation de la faim comme tactique de guerre n’est pas propre à Israël. Il s’agit de l’une des plus anciennes armes de guerre, depuis les conflits anciens jusqu’aux guerres modernes. Historiquement, les forces assiégeantes ont délibérément coupé les vivres pour affamer leurs adversaires, afin d’affaiblir la résistance et de hâter la reddition. La reconnaissance de la famine en tant qu’acte criminel remonte au XIXe siècle, avec les premières mentions dans le code Lieber pendant la guerre civile américaine.

Raphael Lemkin, le juriste qui a inventé le terme « génocide » et joué un rôle clé dans le lobbying en faveur de l’adoption de la Convention sur le génocide de 1948, a souligné l’importance de la famine en tant qu’outil de génocide. Dans son livre intitulé Axis Rule in Occuppied Europe (1944), Lemkin a souligné que la privation délibérée de nourriture et de ressources pouvait effectivement être utilisée pour détruire systématiquement un groupe ciblé.

L’accent mis par Lemkin sur la criminalisation de la famine s’explique par ses observations de la politique nazie en Allemagne entre 1933 et 1945. Pour pouvoir nourrir les Allemands pendant la guerre, les nazis avaient conçu un « plan de la faim ». Ce plan visait à priver systématiquement de nourriture des millions de citoyens soviétiques dans les territoires occupés, à la fois pour faciliter la colonisation allemande et pour éliminer les menaces perçues. Malgré les problèmes logistiques qui ont empêché son exécution complète, les principes fondamentaux du plan se sont transformés en politiques de famine, qui ont eu un impact particulier sur les populations soviétiques et juives.

Comme le souligne Alex de Waal, spécialiste de la famine, dans son ouvrage intitulé Mass Starvation: the History and Future of Famine (2017), Lemkin a également qualifié les actions de Staline pendant la famine soviétique de 1932-1933 en Ukraine, connue sous le nom d’Holodomor, de génocide par la famine. Il a qualifié sans équivoque la famine comme un outil d’agression. En outre, il a souligné les multiples facettes de son impact, insistant non seulement sur les conséquences physiques pour les individus, mais aussi sur les effets dévastateurs qu’elle a eue pour l’identité culturelle et nationale de l’Ukraine.

Réticence historique à criminaliser la famine

Malgré le plaidoyer de Lemkin sur le rôle de la famine dans le génocide, son importance ne s’est pas traduite dans le texte de la Convention sur le génocide. Alors que la famine était indubitablement reconnue comme une tactique génocidaire, sa place dans la convention a été réduite, dans son article 2(c), au fait « d’infliger intentionnellement au groupe des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

L’absence de la famine au cœur du droit international à cette époque peut être attribuée, comme l’illustrent les chercheurs Nicholas Mulder et Boyd van Dijk, à l’utilisation de la faim comme arme au cours des deux guerres mondiales par les puissances alliées. Pendant la Première Guerre mondiale, les Alliés (les flottes britannique, française, russe et, plus tard, italienne et américaine) ont imposé un blocus économique à l’Allemagne, dans le but de couper des lignes d’approvisionnement cruciales et d’affaiblir ses capacités militaires. À la fin de la guerre, on estime que 424 000 à 478 500 civils allemands ont péri en raison des effets dévastateurs du blocus. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont eux-mêmes lancé une opération baptisée « Famine » en 1945, ciblant les voies navigables et les ports japonais par des opérations de minage aérien. Cette opération visait à perturber les voies d’approvisionnement maritimes du Japon, afin d’entraver sa capacité à transporter des ressources essentielles et d’affaiblir son effort de guerre. En conséquence, la ration alimentaire quotidienne moyenne par habitant au Japon a chuté de 1900 calories en 1944 à 1680 calories au milieu de l’été 1945, entraînant une situation de famine pour des centaines de milliers de civils japonais. Ainsi, l’utilisation claire de tactiques de famine par les puissances alliées les a rendues réticentes à les qualifier de crime de guerre, voire à les inclure explicitement dans la Convention sur le génocide.

Ce n’est qu’en 1977, après les famines survenues au Biafra à la fin des années 1960 et au Bangladesh en 1974, où des millions de personnes étaient menacées de famine en raison de conflits politiques et de catastrophes naturelles, que le droit humanitaire international s’est élargi pour prendre en compte la famine. Et au Bangladesh, les États-Unis ont à l’époque retiré leurs secours en raison de tensions politiques, soulignant la complexité de l’aide humanitaire en période de conflit. Ces crises ont conduit à l’interdiction explicite d’affamer les civils en tant que méthode de guerre dans les protocoles additionnels de 1977 aux conventions de Genève.

Bien que cela ait marqué un changement important dans les réponses juridiques à l’utilisation de la famine comme méthode de guerre, il convient de noter qu’un tel changement ne s’est produit que dans des circonstances où les « puissances » du droit international pouvaient clairement montrer du doigt des conflits éloignés, ou des scénarios dans lesquels les « catastrophes naturelles » ou le climat auraient pu jouer un rôle.

Des étapes ultérieures telles que l’adoption, en 1998, du Statut de Rome, qui a conduit à la création de la CPI en 2002, ont marqué une avancée significative dans le droit international. La famine est reconnue comme un crime de guerre dans le Statut de Rome et relève donc de la compétence de la Cour. Cependant, aucune personne n’a encore été poursuivie devant la CPI ni n’a fait l’objet d’un mandat d’arrêt pour le crime de famine.

Difficultés de poursuivre le crime de la famine

Cependant, malgré ce cadre juridique en expansion, les cas d’atrocités dues à la faim, tels que ceux observés lors des génocides cambodgien et bosniaque, n’ont pas fait l’objet de poursuites judiciaires. Il est difficile de faire de la famine un crime à part entière, car les causes peuvent être multiples : mauvaises récoltes, distribution inégale, problèmes économiques, conflits politiques, etc. Les décès dus à la faim sont souvent liés à des infections et à l’épuisement, ce qui fait qu’il est difficile d’incriminer uniquement la famine. Et dans un écosystème juridique international largement axé sur la responsabilité pénale individuelle, la question se pose aussi de savoir qui inculper pour le crime de famine. Un membre d’une milice rebelle, ou un auteur de bas niveau, pourrait-il être accusé d’un tel crime ? Probablement que des poursuites judiciaires concluantes pour des crimes liés à la faim ne pourraient être engagées qu’à l’encontre d’un « chef ».

Poursuivre des dirigeants pour des crimes liés à la faim est aussi un chemin semé d’embuches. Contrairement aux formes directes de violence impliquant des armes à feu et des explosifs, la famine inflige une forme lente de souffrance, ce qui la rend moins tangible en termes juridiques. La détermination de l’intention, un élément crucial dans les procédures judiciaires (en particulier pour prouver un génocide), devient difficile dans les cas de famine, où elle peut être considérée à la fois comme une tactique délibérée et comme une conséquence involontaire de politiques plus larges. L’absence historiquement de condamnations pour des crimes liés à la famine en vertu du droit international se traduit aussi par un manque de jurisprudence. Ce qui complique les efforts visant à tenir les présumés responsables des crimes liés à la faim. Ainsi, une procédure engagée contre des responsables israéliens pour leur rôle dans les crimes de la faim à Gaza amènerait la CPI en territoire inconnu du droit pénal international.

Famine en tant que crime de guerre ?

Si, comme certains chercheurs l’ont affirmé sur X (anciennement Twitter), les mandats de la CPI se concentrent effectivement sur le refus de l’aide et la famine des civils, cela sera-t-il considéré comme un génocide ? Un crime contre l’humanité ? Ou un crime de guerre ? Les actes sous-jacents peuvent être les mêmes, mais leur classification aura des ramifications majeures pour la rhétorique politique et humanitaire internationale, sans parler du droit pénal international et de la CPI. En cas d’accusation de génocide, le procureur devra prouver l’utilisation de l’arme de la faim contre les habitants de Gaza par les responsables israéliens visait spécifiquement à détruire la population palestinienne et qu’il y avait une intention (selon la Convention sur le génocide, une « intention spéciale ») à cette fin. L’examen des déplacements massifs de population à Gaza, combiné à la limitation de l’aide humanitaire, jouera un rôle clé dans la réponse à cette question. Ce qui est peut-être encore plus probable, c’est une accusation de famine en tant que crime de guerre, ce qui impliquerait un ensemble entièrement différent de questions juridiques et contextuelles – mais plus la question de l’intention de détruire le peuple palestinien. Un mandat contre des responsables israéliens devant la CPI ne créera pas seulement un précédent sur les crimes de famine à Gaza, mais aussi sur la manière dont ils seront discutés. Tout acte d’accusation sera donc crucial, même avant toute arrestation, pour donner le ton du débat juridique.

La procédure devant la CPI serait ainsi conduite en parallèle et de façon complémentaire à celle menée devant la CIJ dans la procédure lancée par l’Afrique du Sud contre Israël. Dans ce cas, il s’agirait alors d’un parfait exemple d’instruments juridiques internationaux fonctionnant comme ils le devraient : la CIJ se concentrant sur la responsabilité/les obligations de l’État en vertu des traités internationaux, et la CPI se concentrant sur la responsabilité pénale individuelle. Durant les audiences de la CIJ sur la torture en Syrie en octobre 2023, il était clair que de nombreux Syriens considéraient qu’une procédure devant la CIJ sans procédure complémentaire sur la responsabilité individuelle était insuffisante.

En ce qui concerne Gaza, nous risquons de voir deux tribunaux de La Haye différents tenter de classer juridiquement le comportement de l’État israélien, d’une part, et des responsables israéliens, d’autre part, dans deux cadres complètement différents. Si deux tribunaux différents sont confrontés à deux questions différentes, comment pouvons-nous interpréter les réponses ? Quelles seront les conséquences pour le droit international et sa capacité à faire face aux crimes de la faim ? Alors que beaucoup attendent les actes d’accusation de la CPI, leur publication soulèvera sans aucun doute plus de questions que de réponses.

Anne van MourikANNE VAN MOURIK

Anne van Mourik est doctorante à l'Institut Niod d'études sur la guerre, l'holocauste et le génocide et à l'Université d'Amsterdam. Jusqu'en 2020, elle a travaillé comme chercheuse dans le programme "Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-50". Avec Peter Romijn, Remco Raben et Maarten van der Bent, elle a travaillé sur la façon dont les politiciens et les administrateurs coloniaux ont traité la violence à grande échelle. Ses recherches actuelles explorent les discours de victimisation et de responsabilité au sujet de la famine en Allemagne pendant et après les deux guerres mondiales.


Lucy J. GaynorLUCY J. GAYNOR

Lucy J. Gaynor est chercheuse doctorante à l'université d'Amsterdam et au NIOD Institute for War, Holocaust, and Genocide Studies, examinant la construction de narratifs historiques dans le cadre des procès pénaux internationaux.

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