Cela fait un an que les Pays-Bas et le Canada ont lancé une procédure contre la République arabe syrienne et plus de six mois que la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye a ordonné des mesures dites « conservatoires », mais le régime syrien continue de recourir massivement à la torture et des milliers de personnes sont toujours en danger de mort dans les centres de détention du gouvernement. Mais jusqu’à présent, en plus du fait que Damas ignore cette décision, la CIJ n’a pas pris la mesure de la gravité des violations perpétrées.
Dans son ordonnance du 16 novembre 2023, la Cour a tout d’abord demandé à la Syrie de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour « prévenir » les actes de torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et de veiller à ce que ses agents, ainsi que les organisations ou les personnes qui peuvent être soumises à leur contrôle, ou placées sous leur direction ou leur influence, ne commettent pas d’actes de torture. Deuxièmement, la Cour a demandé à la Syrie de prendre des mesures efficaces pour empêcher la destruction de preuves et pour assurer la préservation de tout élément de preuve lié à des allégations d’actes relevant du champ d’application de la Convention contre la torture.
Mais ces deux mesures conservatoires – prises en attendant une décision sur le fond – ne reflètent pas l’histoire et l’ampleur des actes de torture perpétrés par les agents du régime syrien à l’encontre des personnes détenues. Initialement, les Pays-Bas et le Canada avaient demandé une série de mesures très spécifiques visant à répondre aux défis en matière d’obligation de rendre des comptes : entre autres, la « cessation immédiate » de la torture et de la détention arbitraire, l’accès aux lieux de détention, l’interdiction de la destruction de preuves et la divulgation de l’emplacement des lieux d’inhumation. En outre, les deux pays demandaient que la Syrie soumette à la Cour des rapports réguliers sur les mesures prises.
Manque d’ambition de la CIJ
Bien que les deux mesures provisoires décidées par la Cour répondent à certaines des questions soulevées par la plainte du 8 juin concernant les actes de torture perpétrés par l’État syrien et ses tentatives de détruire et de dissimuler les preuves de ces actes, leur forme et leur contenu ne répondent pas aux attentes des victimes de la torture et des survivants. En effet, la nature très générale des mesures conservatoires est en contradiction avec la réalité sur le terrain. En outre, certains éléments clés ne figurent simplement pas dans la décision : par exemple, une mesure visant à ce que la Syrie mette immédiatement « fin » à la torture, au lieu de se contenter de la « prévenir ». À cet égard, les familles syriennes de disparus ont exprimé leur déception quant au fait que la CIJ n’ait pas adopté de mesures spécifiques concernant les disparitions forcées, telles que des mesures visant à fournir des informations sur le sort et le lieu où se trouvent les personnes disparues et à permettre l’accès aux centres de détention à des organisations humanitaires indépendantes.
En ce qui concerne l’obligation de rendre compte, la société civile syrienne tenait à ce que des efforts plus larges en matière de responsabilité puissent en résulter et elle avait demandé aux Pays-Bas et au Canada de veiller à ce que les rapports soient rendus publics. Cette demande visait non seulement à soutenir le suivi des actions du régime syrien en matière de mesures conservatoires, mais aussi à servir de précédent pour soutenir d’autres demandes de la société civile et des survivants sur cette question.
Les Pays-Bas et le Canada ont bien demandé à la Cour d’exiger du régime syrien qu’il soumette des rapports périodiques sur la mise en œuvre des mesures conservatoires en raison de la nature continue des violations et du risque important de préjudice irréparable. Les deux pays ont déclaré qu’« il serait dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice de rendre ces rapports publics ». Mais dans son ordonnance du 16 novembre 2023, la Cour n’a pas suivi leur demande, contrairement à une décision précédente – Gambie contre Myanmar, le 23 janvier 2020 – et à deux décisions qui l’ont suivi – Azerbaïdjan contre Arménie, le 17 novembre 2023, et Afrique du Sud contre Israël, le 10 mai 2024.
Le manque d’ambition de la Cour concernant la Syrie est assez affligeant et conduit à une forme de passivité générale à l’égard du conflit syrien qui ne fait finalement que favoriser les atrocités du régime syrien. En effet, depuis 2011, le gouvernement syrien a commis des actes de torture systématiques et d’autres crimes contre les droits humains.
Torture et violations persistent
Le dernier rapport publié en février 2024 par la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne confirme la persistance des pratiques de torture, de détention arbitraire, de disparition forcée et de décès en détention par le gouvernement, notamment dans la tristement célèbre prison militaire de Sednaya. Cela confirme la persistance de crimes contre l’humanité et met en évidence l’utilisation persistante et systématique de la torture en Syrie, malgré l’ordonnance rendue par la Cour.
Le même mois, le Haut commissariat aux droits de l’homme a publié un rapport détaillant les violations subies par les Syriens à leur retour en Syrie après avoir fui le pays. Le rapport conclut que de nombreux rapatriés syriens sont victimes de graves violations des droits humains, notamment de détention arbitraire, de torture, de restrictions à la liberté de mouvement, de logement inadéquat et de violations de leurs droits fonciers.
En outre, les disparitions forcées persistent à la fois comme un crime autonome et comme une forme de torture infligée aux personnes disparues et à leurs familles. Au 18 avril 2024, le Réseau syrien pour les droits de l’homme a recensé 112 000 cas de Syriens disparus. Ce manque d’informations sur le lieu où ils se trouvent laisse les membres de leur famille dans un état d’incertitude qui s’apparente à de la torture. Par conséquent, les familles sont non seulement soumises à la torture en raison des disparitions forcées, mais aussi en raison du fait que l’État ne respecte pas leur droit de connaître la vérité.
Le régime syrien ne s’est pas jusqu’à présent engagé activement dans la procédure auprès de la CIJ. Il a d’abord demandé un report de trois mois pour les premières audiences publiques, en juillet 2023. Il a ensuite refusé d’assister aux audiences d’octobre et a envoyé une lettre contestant la compétence de la Cour pour les actes de torture commis en Syrie. Depuis 2011, les tentatives du régime syrien d’échapper à ses responsabilités, ainsi que son manque de respect des ordonnances contraignantes, se sont déroulées parallèlement à la commission de crimes contre l’humanité en Syrie et en ont fait partie intégrante.
Il est possible que la Cour ait décidé de ne pas demander de rapports périodiques publics parce qu’elle est consciente du manque d’engagement du régime syrien sur ce front. Cependant, pour la société civile syrienne, il est évident qu’un contrôle et une responsabilité supplémentaires sont nécessaires en cas de non-respect, et non l’inverse...
L’urgence d’actions plus audacieuses
Alors que la Syrie est le cas le plus emblématique de torture systématique et à grande échelle du XXIe siècle, l’affaire portée devant la Cour n’a pas atteint les objectifs escomptés – tant d’un point de vue juridique que pour ce qui est d’attirer davantage l’attention de la communauté internationale sur les crimes du président syrien Bachar el-Assad, un objectif d’autant plus urgent que la Syrie perd peu à peu sa place dans l’agenda des actualités.
La CIJ est considérée comme un outil important et novateur pour lutter contre l’impunité et mettre en lumière la responsabilité étatique du régime syrien. La valeur judiciaire et stratégique de la Cour est indéniable ; néanmoins, des efforts supplémentaires devraient être faits pour activer pleinement sa fonction et s’assurer qu’elle joue son rôle en Syrie.
L’affaire lancée par l’Afrique du Sud contre Israël est riche d’enseignements à cet égard. Dans cette affaire, Pretoria a pris des mesures audacieuses pour remédier au non-respect par Israël de l’ordonnance de la Cour. Plus important encore, elle a constamment et immédiatement réagi aux changements sur le terrain qui nécessitaient l’attention de la CIJ, tels que l’offensive à Rafah et la politique de privation délibérée de nourriture des civils. Elle a également tenté de défier l’incapacité initiale de la Cour à répondre de manière adéquate aux crimes commis à Gaza en forçant les juges à se réengager régulièrement dans l’affaire, jusqu’à remettre en question les informations fournies par Israël. Depuis le début de la procédure, l’Afrique du Sud a présenté deux demandes de mesures conservatoires, en mars et en mai, en plus de sa demande de réexamen urgent de l’ordonnance initiale de février.
En dépit de l’ordonnance la plus récente demandant à Israël d’arrêter l’offensive militaire à Rafah, il n’y a pas eu d’impact sur le terrain. Cependant, nous soutenons que cet échec n’est pas imputable à la CIJ, qui est statutairement incapable de faire appliquer ses arrêts : il est plutôt le résultat de l’(in)action délibérée des alliés d’Israël. Et le fait que la Cour se soit longuement penchée sur l’affaire et qu’elle ait progressé vers une ordonnance plus ferme pour Gaza est en soi précieux et stratégiquement important dans le cadre des efforts de plaidoyer déployés par les organisations palestiniennes et les initiatives politiques. Dans le cas de la Syrie, l’activation de la CIJ concernant les actes de torture pourrait avoir un impact positif similaire sur les efforts déployés par la société civile syrienne pour maintenir la Syrie à l’ordre du jour, ainsi que les questions liées au retour des réfugiés, au principe de non-refoulement et à la normalisation avec le régime syrien par les pays européens et régionaux.
Malgré les différences entre les deux affaires, elles sont confrontées à des défis similaires : dans les deux cas, il y a une approche initiale conservatrice de la CIJ face à la situation (en Syrie et à Gaza), et un manque de conformité de la part d’un pays (la Syrie et Israël), enhardi par des décennies d’impunité et par le soutien de ses alliés. Toutefois, c’est sans doute l’approche audacieuse et implacable de l’Afrique du Sud qui a progressivement permis à la Cour d’être mieux équipée pour traiter les crimes d’Israël à Gaza.
La réalité est que la torture se poursuit en Syrie. Des centaines de milliers de personnes sont toujours portées disparues. De nombreuses familles ont récemment reçu des certificats de décès de leurs proches, ce qui ne leur laisse aucune chance de connaître la vérité. Enfin, des réfugiés syriens sont contraints de retourner en Syrie depuis le Liban, ce qui les expose au risque de détention et de torture. Toutes ces situations justifient un niveau d’implication accru de la CIJ concernant la Syrie. Il faut maintenant espérer que le Canada et les Pays-Bas suivront l’exemple de l’Afrique du Sud et poseront des actes plus audacieux qui pousseront la CIJ à mieux répondre aux violations perpétrées par le régime syrien.
ADRIAN LAKRICHI
Adrian Lakrichi est analyste juridique au Programme syrien de développement juridique. Il soutient les plaintes et les soumissions de l’Onu sur le droit international. Il travaille également sur l’engagement des États, en particulier avec les pays d’Amérique latine.
MOUHANAD SHARABATI
Mouhanad Sharabati est un juriste syrien spécialisé dans le droit international et un juriste principal du Programme syrien de développement juridique. Diplômé de l’Université de Damas, de l’Université de Lund et de l’Institut Raoul Wallenberg pour les droits de l’homme et le droit humanitaire, il a pratiqué le droit en Syrie et a été membre du Barreau syrien.
VERONICA BELLINTANI
Veronica Bellintani dirige l’unité de soutien au droit international du Programme syrien de développement juridique, où elle apporte un soutien juridique aux victimes, aux survivants et aux associations de familles afin d’obtenir justice, vérité et réparation pour les violations des droits humains en Syrie.