JUSTICE INFO : Après le génocide des Tutsis, les Rwandais ont analysé de différentes manières l'effort global de justice, où les tribunaux gacaca ont occupé une place centrale. Avec le recul et le passage du temps, quel regard portez-vous sur ce qu’ont accompli ces tribunaux ?
DENIS BIKESHA : Les juridictions gacaca ont été créées pour une raison spécifique, et pour les analyser, on doit se demander si l’objectif fixé a été atteint. Les tribunaux gacaca n'ont pas été le premier système judiciaire utilisé après le génocide : il y a d'abord eu le Tribunal pénal international des Nations unies pour le Rwanda et les tribunaux ordinaires du Rwanda. La principale raison pour laquelle les juridictions gacaca ont été créées, c'était d'accélérer le jugement des dossiers de génocide. Y sont-elles parvenues ? La deuxième raison était de révéler la vérité sur le génocide. Ont-elles révélé certaines vérités ? La troisième raison était de mettre fin à l’impunité : ces tribunaux ont-ils réussi à punir les coupables et à contribuer à l'unité du pays et à la réconciliation ?
On ne dispose pas de statistiques immédiates. Il est difficile de dire qu'un ou deux millions de personnes se sont réconciliées. La réconciliation est un processus graduel. Mais c'est facile de dire que les tribunaux gacaca ont jugé 1 958 634 cas. On peut dire que nous avions un contentieux et que le Rwanda l’a purgé. On peut donc dire que les tribunaux gacaca sont une réussite.
Immédiatement après le génocide, on a connu des cas d'insécurité, des témoins ont même été tués. Aujourd'hui, sur près de deux millions de cas, on n'a même pas 25 000 personnes en prison. Alors où sont les autres condamnés ? Ils sont libres au sein de la société. Sont-ils dangereux ? Non. Donc quand je dis que c'est une réussite, je m'appuie sur ces exemples tangibles. S'il n'y avait pas eu de tribunaux gacaca, y aurait-il eu un forum où les gens se seraient rencontrés et auraient débattu des questions liées au génocide ?
Qu'est-ce qui n'a pas répondu à vos attentes ?
Il y a une situation juridique qui pose problème : l'indemnisation. L'indemnisation pour les vies de ceux et celles qui ont été tués est un droit. Ce point n'a pas été résolu. L'une des difficultés réside dans le fait qu'il s'agit de sommes d'argent importantes et que l'on ne sait pas toujours qui va indemniser, même si le principe de la continuité de l'État existe. Et comment quantifier la vie d'une personne ? Cette question n'a pas encore été traitée. Mais il doit y avoir une compensation lorsqu'une vie est perdue.
Un autre problème concerne les archives. Elles datent de 2002 et nous sommes en 2024. Ces archives devraient être utilisées, elles devraient aider à la recherche et au partage d'informations. Mais jusqu'à présent, elles ne sont pas accessibles. Je sais qu'elles ont été numérisées et que certaines informations classifiées ne sont pas accessibles. Mais à l'exception des affaires de viol, les tribunaux gacaca fonctionnaient au grand jour.
En tant qu'État, on a investi de l'argent dans les tribunaux gacaca, on a fait travailler tout le pays, alors pourquoi n'essaye-t-on pas d'aider l'archivage et de dire : maintenant, tout est en ordre. Aegis Trust [une ONG internationale] nous a aidés à numériser les documents. C'est très bien : le matériel utilisé pendant les gacaca - le papier - n'aurait pas résisté longtemps, et nous avions 169 442 juges qui siégeaient en même temps... Mais c'est dommage d'avoir toutes ces archives et de ne pas fournir tous les moyens d'y accéder.
L'expérience des tribunaux gacaca au Rwanda a été un cas unique de justice de masse après des crimes de masse. Recommanderiez-vous cette approche à d'autres pays ?
On ne peut pas transplanter le système des tribunaux gacaca - le Rwanda a son caractère unique, le génocide des Tutsis a aussi ses éléments uniques - mais on peut y puiser des idées qui pourraient aider. On ne peut pas utiliser les juridictions gacaca lorsque les crimes sont commis dans la clandestinité. La plupart des crimes commis au Rwanda ont eu lieu en plein jour. Mais ailleurs, il peut y avoir des gens qui opèrent en cachette, qui agissent cagoulés ou viennent durant la nuit. Ce n'est pas ce qui s'est passé au Rwanda. Certaines personnes disent que dès que la nuit commençait à tomber, ils arrêtaient [les tueries]. Certains se vantaient même de ce qu'ils avaient fait. Cela a aidé les tribunaux gacaca parce que l'information était connue de beaucoup de gens. Même si certains cachaient l'information, au moins l'un ou l'une d'entre eux finissait par la divulguer.
Au tout début du processus gacaca, lorsqu'on essayait de convaincre le plus grand nombre possible de prisonniers d'avouer leurs crimes, on a craint que la poursuite d'un trop grand nombre d'auteurs ne divise et ne détruise le tissu social. Comment cela a-t-il pu être évité ?
C'est pour cela que nous avons inversé la loi et dit que les condamnés commenceraient par des travaux d'intérêt général (TIGE), au lieu de faire de la prison. Et si vous terminiez les TIGE avec succès, vous ne retourniez pas en prison. Cela nous a aidés.
La vérité était aussi connue de beaucoup de gens, à tel point qu'on ne pouvait pas ignorer qui était à blâmer et qui ne l'était pas. Au début, il y a eu des situations d'insécurité, bien sûr. Je me souviens d'une femme hutue mariée à un Tutsi qui avait été tué par ses frères. Au lendemain du génocide, elle s'est retrouvée prise entre deux feux. Elle a été blâmée par la famille rescapée de son mari parce que ses frères l'avaient tué ; et elle a été blâmée par sa propre famille parce qu'elle avait dit la vérité. Presque tous les soirs, sa maison était caillassée. On lui a donc recommandé de changer de lieu de vie.
À un certain stade, les gens ont compris que la cohabitation était obligatoire. Ils ne pouvaient pas s'y soustraire. Nous nous sommes mobilisés. Nous avons organisé des rassemblements publics au cours desquels on a insisté sur l'importance de la cohabitation. C'est ce que j'aime chez les Rwandais : ils vous posent des questions, vous transpirez, vous répondez, ils en posent d'autres et, à la fin, quand les gens disent "ok", ils soutiennent le projet.
Vous dites que la réconciliation est un processus graduel. En avez-vous identifié les étapes ?
Au lendemain du génocide, les gens se regardaient comme des blocs. Il y avait ceux qui étaient victimes et il y avait les tueurs, ce qui signifie qu'avant que les gacaca ne clarifient la situation, chaque Hutu était considéré comme un tueur. On ne pouvait même pas acheter de l'eau à l'autre bloc. Aujourd'hui, on ne se demande plus qui vend : je te donne de l'argent, tu me donnes de la nourriture.
La deuxième étape consistait à créer un niveau de sécurité qui conduise à la paix, un état où rien ne peut venir de mon voisin qui soit préjudiciable à ma vie.
Là où les choses se compliquent - et on n'a pas encore atteint ce stade, bien sûr - c'est que tout le monde soit amical avec les autres. Il peut y avoir des situations où les gens ne se font pas vraiment confiance. C'est encore le cas, mais pas chez les jeunes. Les jeunes se font confiance sur toute la ligne. Ils peuvent se lier d'amitié avec n'importe qui. J'adorerais que les personnes plus âgées puissent elles aussi se lier d'amitié avec qui elles veulent. Certains ne sont pas favorables aux mariages mixtes, par exemple. Mais les jeunes le sont.
C'est désormais une nouvelle génération qui est chargée de garder la mémoire du génocide. Cela change-t-il le travail de mémoire ?
Ils ne peuvent pas s'en détourner. C'est transgénérationnel. Même eux peuvent être traumatisés. Cela fait partie intégrante d'eux.