Il y a deux ans, l’une des preuves visuelles les plus choquantes des atrocités commises par le régime syrien a été largement diffusée : il s’agissait d’une collection de vidéos montrant un massacre de civils à Damas en avril 2013. Le nom du quartier, Tadamon, est devenu depuis synonyme de la terreur arbitraire infligée par le régime Assad à sa population.
Aussi, lorsqu'à la fin du mois de mai 2024, un procès s’est ouvert dans la ville allemande de Hambourg, portant sur des crimes commis à Tadamon, il semblait évident que le massacre jouerait un rôle. Et en effet, non seulement il a été mentionné de manière proéminente dans l’acte d’accusation, mais il a aussi fait l’objet de la déposition du premier témoin. Pourtant, le massacre de masse de civils à Tadamon ne figure pas parmi les crimes dont il est accusé. Le prévenu Ahmed H. est accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre pour avoir détenu des personnes de façon arbitraire, pour les avoir maltraitées et contraintes au travail forcé, et pour avoir volé dans des magasins locaux dans le cadre de sa participation à une milice pro-régime à Tadamon entre 2012 et 2015. Bien qu’il semble être une figure plus marginale, les premières semaines du procès ont clairement montré que le massacre de Tadamon planera sur les débats et servira de toile de fond aux crimes dont il est accusé.
L’acte d’accusation, lu par le ministère public le premier jour du procès, affirme qu’Ahmed H. était membre d’une milice Shabiha qui coopérait avec les Forces de défense nationale à Tadamon. « Sur ordre du régime syrien, cette milice était chargée de réprimer violemment toute tentative d’opposition à At-Tadamon, en collaboration avec la branche 227 des services secrets militaires ». L’accusation a ajouté que « les membres de la branche 227 ont tué au moins 47 civils lors d’exécutions massives les 16 avril et 16 octobre 2013 » à Tadamon.
L’accusé, qui travaillait comme chauffeur de camion en Syrie, vit en Allemagne depuis 2016. Arrêté en août 2023, il a été placé en détention provisoire et, depuis janvier de cette année, en isolement en raison du « risque de collusions », selon le tribunal. Son procès s’est ouvert le 17 mai dernier.
La peur des postes de contrôle à Tadamon
Ahmed H. aurait géré des postes de contrôle à Tadamon, où lui et ses collègues arrêtaient arbitrairement des passants. Selon l’acte d’accusation, ils les maltraitaient, forçaient leurs proches à verser de l’argent pour les libérer ou les contraignaient au travail forcé. « L’accusé a personnellement participé à la maltraitance de civils », indique l’acte d’accusation, qui décrit un cas où Ahmed H. a frappé un homme au visage et demandé à d’autres miliciens de le maltraiter pendant plusieurs heures. Dans un autre cas, il aurait battu un civil à l’un des postes de contrôle. « L’accusé a saisi les cheveux de la victime et lui a écrasé la tête sur le trottoir. » En outre, Ahmed H. est accusé d’avoir arrêté neuf personnes entre 2012 et 2014 et de les avoir forcées à transporter des sacs de sable vers la ligne de front. Il aurait également volé des marchandises dans des magasins locaux jusqu’en 2015.
Le 16 juillet 2024, Ahmed H. est assis, la tête baissée, dans la salle numéro 288 du tribunal pénal de Hambourg. Ce mardi-là et les jours qui ont suivi, quatre témoins ont déposé. Tous vivaient à Tadamon et ont été victimes d’abus, de travail forcé et de détention arbitraire de la part des milices du régime Assad entre 2012 et 2015. Si aucun d’entre eux n’a reconnu l’accusé de 47 ans aux cheveux grisonnants, au visage charnu et aux sourcils très recourbés, leurs témoignages peuvent aider l’accusation à établir le cadre des crimes commis et à comprendre comment les milices contrôlaient le quartier. Pour se rendre au travail ou à l’école, les témoins devaient passer par l’un des innombrables postes de contrôle mis en place par les unités armées, où ils risquaient d’être arbitrairement détenus. Certains arrivaient à payer pour passer, d’autres étaient contraints à des travaux forcés, creusant des tunnels ou transportant des sacs de sable jusqu’à la ligne de front entre Tadamon et Yarmouk, où ils risquaient d’être abattus par les forces de l’opposition.
« On essayait d’éviter les points de contrôle en passant par de petites ruelles, pour ne pas être harcelés », se souvient un témoin, qui a été détenu deux fois. Parler de ces événements est douloureux pour moi, a-t-il déclaré, ajoutant qu’il n’avait pas dormi pendant les deux jours précédant son témoignage. Un autre témoin, qui n’était qu’un adolescent à l’époque, s’est souvenu qu'il devait passer quatre postes de contrôle sur le chemin de l’école. « Parfois, nous devions attendre longtemps. Nous avions très peur », a-t-il déclaré, ajoutant qu’une fois, il avait été détenu et forcé de travailler pendant sept heures, sans boire ni manger. Après son témoignage, il s’est assis dans le couloir pour pleurer, tandis qu’un ami le consolait.
Vu en compagnie de l’auteur présumé du massacre
Lors des premières audiences du procès en mai et juin, le massacre de Tadamon a joué un rôle clé. L’un des premiers témoins était l’universitaire néerlandaise Annsar Shahhoud, qui s’est fait connaître pour ses recherches peu communes : après avoir reçu des enregistrements vidéo du massacre de Tadamon d’une source en Syrie en 2019, elle et son collègue, Uğur Ümit Üngör, de l’Institute for War, Holocaust and Genocide Studies à Amsterdam, ont créé un alter ego en ligne pour entrer en contact avec les miliciens impliqués et, après avoir gagné leur confiance, ont recueilli des preuves concernant leur participation aux crimes.
Dans les enregistrements, qui ont circulé en ligne il y a deux ans, des dizaines d’individus sont conduits par des hommes armés en uniforme militaire vers un grand trou creusé dans la terre. On leur dit d'y sauter ou d'y courir, et on leur tire dessus alors qu'ils sont en train d'y aller. Plus tard, les tueurs versent de l'essence sur les corps et les brûlent.
À Hambourg, Shahhoud a été interrogée sur ses stratégies de recherche et ses résultats. Plusieurs vidéos des tueries brutales de Tadamon ont été visionnées. Aucune d’entre elles ne montre Ahmed H. en train de commettre des crimes ou d’assister à des tueries, mais dans un enregistrement, on le voit monter dans un camion avec l’officier des services secrets considéré comme responsable du massacre de Tadamon et d’autres crimes commis contre des civils dans le quartier. Cette vidéo, envoyée aux procureurs allemands par les chercheurs néerlandais, est la preuve qui a déclenché l’enquête contre Ahmed H.
Un accusé en difficulté avec la traduction arabe ?
Sur le plan de la procédure, les premières semaines de procès à Hambourg ne se sont pas vraiment déroulées sans heurts. Dès le premier jour, la procédure a dû être retardée de deux heures, car l’accusé s’est présenté au tribunal vêtu d’un uniforme de prisonnier et de tongues. Il a fallu lui fournir des vêtements adaptés au tribunal avant de pouvoir poursuivre la séance. La même chose s’est produite le deuxième jour.
Il y a également eu des problèmes de traduction. Un seul traducteur est présent pour interpréter l’arabe vers l’allemand et l’allemand vers l’arabe pour les témoins et pour l’accusé. La défense affirme que le traducteur marocain et l’accusé syrien ne se comprennent pas, compte tenu des différents dialectes et du faible niveau d’éducation d’Ahmed H., qui lui permet difficilement de comprendre l’arabe standard moderne. L’avocat de la défense, Reza Moschref, accuse le tribunal de dérouler son calendrier coûte que coûte. Le tribunal, quant à lui, assure qu’il n’y a aucun problème avec la traduction.
« Nous ne sommes pas du tout satisfaits du déroulement de ce procès », a déclaré Moschref. Outre la traduction, il considère que l’anonymat des témoins-clés est un problème pour la défense. L’un de ces témoins, qui a été entendu les quatrième et cinquième jours du procès, est celui qui a trouvé les vidéos du massacre de Tadamon sur l’ordinateur de l’auteur présumé et les a transmises aux chercheurs d’Amsterdam. Il a également affirmé avoir vu Ahmed H. maltraiter des civils à deux reprises. Pour des raisons de sécurité, ce témoin n’a pas eu à donner d’informations personnelles ni à répondre à des questions susceptibles de révéler son identité. « Si nous avions pu l’interroger correctement, nous aurions pu trouver des indices en faveur de notre client », explique Moschref. D’autres témoins, qui ont été ou seront entendus, ont également obtenu le droit de rester anonymes.
L’attachée de presse du tribunal, Marayke Frantzen, affirme que la protection des témoins « s’applique lorsqu’il y a lieu de craindre que la révélation de l’identité ou du lieu de résidence du témoin puissent menacer la vie, l’intégrité physique ou la liberté du témoin ou d’une autre personne, telle que des parents ou des amis en Syrie ». Elle a ajouté que l’un des témoins avait déjà reçu des menaces de mort de la part des services secrets militaires. La question des droits des accusés par rapport à la protection des témoins est soulevée lors de tous les procès allemands concernant la Syrie. Au fil des années, de nombreux témoins ont affirmé qu’eux-mêmes ou des membres de leur famille en Syrie avaient été menacés ou seraient en danger s’ils témoignaient. Certains ont dû témoigner sans protection, d’autres ont été autorisés à garder l’anonymat.
Ahmed H., apte à être jugé
Un troisième point problématique pour Moschref est la santé de l’accusé. En prison, Ahmed H. s’est vu diagnostiquer un cancer. Lorsqu’il s’est plaint de nausées, de vertiges et de maux de tête au deuxième jour du procès, on lui a administré des analgésiques, tandis que la procédure se poursuivait. Moschref estime que son client n’est peut-être pas en état d’être jugé. Lui et son collègue se sont plaints devant le tribunal de l'absence totale de communication des médecins avec eux : « nous ne savons même pas de quel type de cancer il est atteint ». Ils ont donc demandé qu’un autre médecin soit consulté pour savoir si le procès devait être suspendu en raison de l’état de santé de leur client. Un porte-parole du tribunal a cependant déclaré à Justice Info que « l’aptitude du prévenu à être jugé a été attestée par un médecin », et que toutes les informations dont dispose le tribunal concernant l’état de santé d’Ahmed H. sont également partagées avec la défense.
Toutes ces difficultés amènent Moschref à se demander : « ce procès peut-il être équitable, alors que notre client n’a pas la capacité d’y participer ? ». Sa réponse, qui est clairement non, pourrait être l’une des raisons qui expliquent l'ambiance tendue à l'extrême dans la salle d’audience. Plusieurs échanges hostiles ont eu lieu entre la défense d’une part, et l’accusation et les juges d’autre part.
Les dates du procès à Hambourg ont été fixées jusqu’en décembre.