Comme nous l'avons expliqué dans un article précédent, le récent procès Chiquita a une fois de plus mis en lumière la complexité de la responsabilisation des entreprises pour leur implication dans les violations des droits de l'homme, en particulier dans les zones de conflit et dans les contextes de justice transitionnelle. Bien que le procès lui-même ait attiré l'attention en raison de son verdict historique, les questions qu'il soulève s’intègrent dans un défi plus large, global et hautement technique : prouver la complicité des entreprises dans des contextes de conflit armé et de violations endémiques des droits de l'homme par le biais de témoignages d'experts dans le cadre d'une procédure judiciaire. Ces affaires mettent en évidence la difficulté d'établir des liens de causalité entre les actions des entreprises et les atrocités commises, un défi qui résonne au-delà de la salle d'audience. Après tout, il a fallu 17 ans, plusieurs rapports d'experts et des centaines de requêtes pour que Chiquita se retrouve devant un tribunal.
Dans les cas où des entreprises sont accusées de complicité directe ou indirecte dans des actes de violence et des crimes commis en situation de conflit, y compris le financement ou le soutien à la violence par le biais d'une aide financière à des groupes armés, les témoignages d'experts deviennent souvent le champ de bataille sur lequel ces dossiers sont gagnés ou perdus. C'est ce qui s'est passé lors du procès Chiquita, où le jury a entendu un large éventail de témoins, dont des cadres de l'entreprise, d'anciens chefs paramilitaires, des experts universitaires, des analystes et des militaires à la retraite. Ces témoignages, ainsi que les multiples rapports déposés par certains de ces experts, ont souligné à quel point les récits sur la responsabilité peuvent être profondément contestés, le rôle des experts essentiel dans l'élaboration des conclusions en droit, et leurs récits influents sur la justice transitionnelle.
Partout dans le monde, des procès similaires portent sur la manière d'établir la responsabilité des entreprises dans des contextes complexes et sur la question du lien de causalité. Les experts y fournissent une analyse qui vise à relier les éléments du dossier aux transactions financières, aux décisions des entreprises, aux contextes sociaux et politiques, et aux actions des acteurs de la violence, entre autres choses. Mais ce chemin est difficile lorsqu'il s'agit de prouver un lien de causalité direct - un élément nécessaire pour obtenir un verdict de responsabilité.
Dans le cas du procès Chiquita, les plaignants devaient démontrer par une « prépondérance de la preuve » un lien clair entre les actions de l'entreprise, ses relations avec les groupes armés et le résultat final : la mort de civils innocents. La défense, quant à elle, devait démontrer que l'assistance fournie aux groupes armés résultait d'une menace immédiate de dommages graves ou qu'ils n'avaient pas d'autre solution raisonnable, ce que Chiquita n'a pas réussi à faire. Le jury a également décidé que les actions de Chiquita constituaient une activité dangereuse qui augmentait le risque pour la communauté. Pour étayer ces affirmations, les équipes juridiques ont apporté des montagnes de preuves provenant de sources multiples, notamment des documents internes de l'entreprise, des témoignages, des documents issus de procédures judiciaires, y compris des mécanismes de justice transitionnelle, des dossiers d'ONG et de plusieurs autres institutions, et bien d'autres choses encore. Le nombre impressionnant de boîtes contenant des milliers de documents montre aussi l'importance de la documentation. Mais tout cela nécessite une analyse précise qui doit être rassemblée dans un dossier et un récit complets, communiquée efficacement au jury. Et c'est là qu'interviennent les témoins experts.
Causalité contre contrainte
Une question clé apparue dans le procès Chiquita – et qui est commune à des affaires similaires dans le monde entier – est la difficulté de prouver que les contributions d'une entreprise à des groupes armés ont alimenté des actes de violence spécifiques. Les entreprises soutiennent souvent que leurs actions étaient un coût nécessaire pour faire des affaires dans des régions instables, se présentant comme des victimes d'extorsion plutôt que des participants actifs à un conflit, en pleine connaissance de cause. Cette stratégie de défense complique les efforts visant à responsabiliser les entreprises.
Par exemple, au cours du procès Chiquita, les experts des plaignants, dont Michael Evans de l'ONG américaine National Security Archive et Oliver Kaplan de l'université de Denver, ont analysé en profondeur les paiements de Chiquita aux Forces unies d'autodéfense de Colombie (AUC, une organisation paramilitaire) et la violence dans les régions touchées. Leurs témoignages comprenaient des résumés de milliers de documents, des analyses de bases de données et des présentations contextuelles du conflit. Pendant des années, les plaignants se sont efforcés d'établir les liens entre le comportement des entreprises et les violences subies par les victimes. Cette tâche complexe a exigé une comptabilité méticuleuse des paiements, une documentation sur les cargaisons de Chiquita utilisées pour transporter des armes à destination des AUC, et des témoignages de nombreux témoins, y compris d'anciens paramilitaires qui ont bénéficié de ces transactions ou les ont observées. Ces témoignages visaient à démontrer que Chiquita n'avait pas agi comme une personne raisonnable dans ces circonstances et qu'elle avait sciemment fourni une assistance substantielle à des groupes armés paramilitaires, ce qui créait un risque prévisible de préjudice pour autrui (la norme applicable sur la complicité en vertu de la loi en Floride et de la loi fédérale). Pour se conformer à ces normes et démontrer efficacement le lien de causalité, le contexte et une identification claire du modus operandi des différents acteurs armés sont essentiels.
De son côté, la défense de révisionnisme historique de Chiquita a fait appel à des personnalités telles que le professeur Jorge Restrepo et des généraux de l'armée colombienne à la retraite. Restrepo, cofondateur du Centro de Recursos para el Análisis de Conflictos (Cerac), a fait valoir que l'analyse statistique montrait une diminution de la violence paramilitaire dans les régions productrices de bananes et a contesté la corrélation entre les paiements de Chiquita et la violence. Les généraux à la retraite ont qualifié la violence de résultat du narcoterrorisme plutôt que de la complicité des entreprises, brossant le tableau d'un conflit chaotique nourri uniquement par les cartels de la drogue plutôt que par l'implication directe des entreprises. Ils ont affirmé que dans les régions où Chiquita opérait, il n'y avait pas de données statistiques permettant de déduire que leur aide financière avait entraîné une augmentation de la violence. Ils ont tenté de démontrer que Chiquita avait financé des forces paramilitaires sous la contrainte et que ce soutien ne pouvait être lié à aucun des meurtres allégués devant la Cour, simplement parce que Chiquita était innocemment pris au milieu d'une guerre entre seigneurs de la guerre.
Conflit d'intérêts
Le rôle joué par le professeur Restrepo et d'autres experts engagés par Chiquita pour sa défense a fait grand bruit en Colombie, soulevant une inquiétude sur les conflit d'intérêts des universitaires et des leaders d'opinion lorsqu'ils agissent en tant que témoins experts payés par la défense dans le cadre de procès étrangers, tout en étant considérés comme des analystes réputés du conflit armé et de la justice transitionnelle au niveau national.
Quoi qu'il en soit, ces récits ont été explicitement réfutés par les tribunaux de transition nationaux (tribunaux de justice et de paix) et par le rapport final de la Commission vérité colombienne. Par exemple, parmi les témoignages devant la Commission, on trouve les aveux d'un négociant en bananes de la région d'Urabá, qui reconnaît avoir participé à divers massacres à l'époque.
Ce procès est le reflet d’une tendance mondiale où les entreprises accusées font appel à des témoins experts pour prouver l'existence d'une contrainte et contester tout lien de cause à effet avec de graves violations des droits de l'homme. Selon la Commission interaméricaine des droits de l'homme, les accusés s'appuient sur l'idée que, dans les litiges contre les entreprises, un seuil élevé est exigé pour les victimes et que les avis d'experts entraînent des coûts importants qui ne peuvent généralement pas être couverts par elles.
La difficulté de prouver la causalité dans les affaires de violation des droits de l'homme par les entreprises a de fortes implications pour les processus de justice transitionnelle. La justice transitionnelle vise à traiter un passé de violations des droits de l'homme et à mettre en place un cadre pour la vérité, la justice, la réparation, la réconciliation et les garanties de non-répétition. Mais lorsqu'il s'agit du rôle des entreprises, ces processus ont souvent du mal à apporter les preuves nécessaires pour que ces dernières rendent des comptes, notamment lorsque les actions de ces entreprises sont indirectement liées à la violence ou lorsque leurs acteurs sont des multinationales relevant d’une juridiction différente et échappant au champ d'application des mécanismes courants de la justice transitionnelle.
Une passerelle pour assembler les pièces du puzzle
Cette dynamique fragmente l'approche holistique de la justice transitionnelle en compliquant la redevabilité des entreprises. D'une part, elle perturbe les efforts déployés pour que tous les acteurs, qu'ils soient directement ou indirectement impliqués dans des atrocités liées à un conflit, répondent pleinement de leurs actes. D'autre part, elle entrave la recherche de réparations complètes, limitant souvent la justice à une compensation financière accordée par des tribunaux étrangers au lieu de répondre aux besoins plus larges de vérité, de réconciliation et de réparations significatives dans les communautés touchées. Malgré les preuves d'un « tournant corporatif » dans la justice transitionnelle, où les acteurs privés savent qu'ils ne peuvent pas empêcher des actions en justice, l'impunité persiste de facto à travers des manœuvres procédurières qu'ils déploient sur le plan judiciaire, comme l'ont détaillé Pereira, Payne, et Bernal.
Ce combat n'est pas propre à l'affaire Chiquita. Des problèmes similaires se posent dans les dossiers de crimes de guerre et de violations des droits de l'homme commis par des entreprises en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine, où les dynamiques de pouvoir locales complexes et les conflits violents troublent le champ des responsabilités. Dans de tels contextes, les mécanismes de justice transitionnelle – tribunaux ad hoc, commissions vérité ou programmes de réparation – se heurtent souvent à des obstacles lorsqu'il s'agit d'aborder la question de la complicité des entreprises, en raison de la difficulté d'obtenir des preuves concrètes et d'obtenir la participation même des entreprises.
En outre, la nature mondiale des opérations des entreprises signifie souvent que les efforts de justice doivent naviguer entre de multiples juridictions, des normes de preuve différentes et des niveaux de volonté différents entre les États pour se conformer aux demandes de divulgation et poursuivre des acteurs économiques puissants. Les témoins experts servent de passerelle pour assembler les pièces du puzzle. Ils façonnent un récit sur des contextes de violence qui dépassent généralement l'expertise des juges et des jurys. Dans ces contentieux, leur témoignage a beaucoup de poids car de nombreuses autres sources de preuves sont souvent limitées, en partie à cause de la protection des données dont jouissent les entreprises.
Comment renforcer l'efficacité des témoignages d'experts ?
Compte tenu de ces défis, le rôle des témoignages d'experts dans les procès sur la responsabilité des entreprises ne peut être surestimé. Toutefois, pour qu'un témoignage d'expert soit convaincant, il doit être étayé par des données solides, des méthodologies transparentes et un excellent dossier étayé par des années de travail dans le domaine concerné. Or il est difficile d'identifier et de retenir de tels experts.
Nombre d'entre eux sont déjà employés par le secteur privé et, souvent, la question du conflit d'intérêts crée un scénario compliqué. Dans le cas de Chiquita, les médias ont montré que l'entreprise entretenait une relation commerciale de longue date avec une société de conseil en analyse des risques qui a fini par produire un rapport sur la situation de la violence dans ses zones d'activité qui discréditait son implication dans les massacres et la violence paramilitaire qu'elle finançait. Cette relation d'affaires n'a pas été exposée au cours du procès.
Pour améliorer l'efficacité des témoignages d'experts dans ces affaires, il est essentiel d'établir des normes plus rigoureuses. La collaboration entre juristes, universitaires et organisations de défense des droits de l'homme est essentielle pour développer des méthodes normalisées d'analyse sur l'implication des entreprises dans les conflits, garantir l'accès aux données essentielles et créer des réseaux de recherche interdisciplinaires. Un soutien philanthropique est également essentiel pour contribuer à rendre égales les règles du jeu, compte tenu des déséquilibres de pouvoir importants dans ces affaires. Des experts neutres et indépendants doivent être privilégiés pour garantir intégrité et crédibilité, en évitant les conflits d'intérêts qui peuvent nuire à la justice.
Les leçons tirées du procès Chiquita et d'affaires similaires dans le monde entier soulignent l'importance des analyses d'experts pour démêler des récits complexes sur la responsabilité qui prennent en compte les objectifs ultimes de la justice transitionnelle et de la consolidation de la paix dans les régions où opèrent les entreprises impliquées dans des atrocités.
TATIANA DEVIA
Tatiana Devia est avocate et consultante juridique. Fondatrice de Justice Horizon Initiative, qui ré-imagine la justice transitionnelle et aborde les conséquences des conflits armés sur les droits de l'homme et de l'environnement, elle est professeure adjointe au département de justice pénale de Florida Gulf Coast University.
DANIEL MARIN LOPEZ
Daniel Marín López est un chercheur indépendant qui étudie la relation entre les entreprises et les violations des droits de l'homme dans les conflits armés. Il est co-créateur d'Enramada, un collectif qui crée des espaces pour aborder des questions passées sous silence, interroger les pouvoirs et favoriser le changement social. Il est également chercheur doctorant interdisciplinaire à l'Université nationale de Colombie.