Dossier spécial « Le combat contre les crimes de genre »

Shirin Ebadi : « L’apartheid de genre signifie que vous discriminez la moitié de la société »

Il y a deux ans, Mahsa Amini, une étudiante iranienne de 22 ans, est décédée après avoir été arrêtée par la police de la moralité pour port inapproprié du hidjab. Sa mort a déclenché des manifestations de grande ampleur en Iran, brutalement réprimées. La lauréate du prix Nobel de la paix et avocate iranienne Shirin Ebadi revient sur la discrimination persistante à l’égard des femmes dans son pays, qu’elle définit comme un crime contre l’humanité et un apartheid de genre qui devrait être reconnu par la loi.

Entretien avec Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix et avocate en Iran. Photo : portrait d'Ebadi.
Pour Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix, des meurtres comme celui de Mahsa Amini en septembre 2022 « se produisent systématiquement et continuellement en Iran », et « peuvent être considérés comme des crimes contre l'humanité ».
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JUSTICE INFO: Le 16 septembre marque les deux ans de la mort de Mahsa Amini après son arrestation pour « port de vêtements inappropriés ». Que signifie sa mort pour vous ?

SHIRIN EBADI : Le meurtre de Mahsa Amini est un meurtre qui malheureusement arrive depuis toujours en Iran. La raison pour laquelle je dis « malheureusement », c’est parce que Mahsa n’était pas la première fille, ni la dernière femme, à être tuée par des agents du gouvernement parce qu’elle portait le hidjab de façon jugée contraire à la loi. De mon point de vue, le meurtre de Mahsa par le gouvernement démontre la violence nue d’un gouvernement tyrannique et son refus de prêter attention aux lois et à l’humanité.

Ce meurtre va à l’encontre des accords internationaux signés par le gouvernement iranien. L’Iran est signataire des conventions internationales relatives aux droits humains et doit les mettre en œuvre. La première de ces obligations est d’accorder de la valeur à la vie. Les représentants du gouvernement n’ont en aucun cas le droit, quelles que soient les circonstances, de sortir du cadre que la loi leur impose. Aucune loi internationale, ni même la loi nationale iranienne, n’autorise le meurtre d’un citoyen sans procès, de la manière dont cela s’est produit. Donc il s’agit d’un meurtre, tant au regard du droit national que du droit international. Et comme, malheureusement, de tels meurtres se produisent de façon systématique et continuelle en Iran, ils peuvent être considérés comme des crimes contre l’humanité.

Deux ans après la mort de Mahsa Amini et le mouvement « Femme Vie Liberté », avec des centaines de manifestants tués, et des milliers arrêtés et emprisonnés, qu’en est-il des conditions de vie des femmes en Iran ?

La condition des femmes n’a pas changé. Pendant cette période, aucune loi n’a été votée en faveur des femmes. La situation reste toujours discriminatoire. Les femmes sont toujours victimes de discriminations sur le marché du travail. La pauvreté généralisée qui s’est installée en Iran impacte davantage les femmes que les hommes et l’on voit des femmes cheffes de famille vivre et subir des situations très difficiles sans que l’État et aucun des gouvernements qui vont et viennent n’y prêtent attention.

Quant à la question du port du voile, elle fait toujours des victimes, comme nous l’avons encore vu récemment. Arezou Badri – une femme de 31 ans, mère de 2 enfants, devenue paraplégique après avoir été la cible de tirs des forces de sécurité alors qu’elle était au volant de sa voiture, le 22 juillet dernier – se retrouve aujourd’hui dans un lit d’hôpital, à cause du hidjab. La situation est donc malheureusement la même qu’avant.

Manifestation en Iran suite à la mort de Mahsa Amini en septembre 2022.
Les manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini en Iran, en septembre 2022, ont été sévèrement réprimées, faisant de nombreux morts et des milliers d’arrestations. Photo : © AFP

Sur la question du hidjab, des Iraniennes résistent et ne portent pas de voile aujourd’hui dans les rues, dans la sphère publique, sans être sanctionnées ou emprisonnées : est-ce exact ?  

C’était aussi déjà le cas avant. Depuis la campagne des « libertés furtives » [lancée en Iran en 2014 par la journaliste Masih Alinejad], on a vu de nombreuses photos et vidéos de femmes sans hidjab en extérieur, en dehors de leur domicile. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est la même chose mais de façon plus étendue : elles sont plus nombreuses.

Partout où il n’y a pas de police, à la première occasion, les femmes se débarrassent du hidjab obligatoire, mais on constate que quand la police ou Gasht-e Ershad [la police religieuse de la moralité] s’en rend compte, leur comportement avec les femmes est d’une sauvagerie extrême.

Avocate puis juge, vous avez été la première femme de l’histoire de la justice iranienne à présider un tribunal : vous êtes restée en Iran pour exercer votre métier pendant des années après la révolution islamique de 1979 : quels types de discriminations avez-vous vu au fil des ans ?

Je ne peux énumérer ici qu’une petite partie des lois discriminatoires qui ont été imposées aux femmes iraniennes après la révolution islamique, car elles sont très nombreuses. Tout d’abord, le prix du sang (diyeh) d’une femme vaut la moitié de celui d’un homme, ce qui signifie que si mon frère et moi sortons ensemble dans la rue et qu’une voiture nous heurte et nous sommes tous deux blessés ou tués, le dédommagement dû à mon frère sera le double du dédommagement qui me sera dû, car je suis une femme.

En ce qui concerne le droit successoral, l’héritage d’une femme à la mort de son mari sera la moitié de celui qu’un homme recevra de sa femme. L’héritage qu’une fille reçoit de ses parents sera la moitié de celui que recevra un fils, son frère. Ou encore, quand le père d’un enfant décède, la gestion des biens de cet enfant va au grand-père. Imaginez une mère qui a acheté un bien, par exemple une maison, pour son enfant. Tant qu’elle est avec son mari et qu’ils vivent confortablement, il n’y a pas de problème, mais c’est le mari, c’est-à-dire le père de l’enfant, qui a le droit de louer la maison, de percevoir l’argent du loyer ou de vendre cette maison. La mère qui a acheté cette maison n’a aucun droit. Et après le décès du père, la mère n’aura pas non plus la priorité pour être en charge et gérer la maison qu’elle a achetée pour l’enfant. Ce sera le grand-père qui aura ce droit, c’est ce qu’on appelle le droit de tutelle (haq-e-velayat). Or avant la révolution islamique, les femmes avaient le droit de tutelle sur leurs enfants, mais ce droit leur a été retiré après la révolution.

Autre exemple, l’âge du mariage en Iran est effroyablement bas : 13 ans pour les filles et 15 ans pour les garçons. L’âge de la responsabilité pénale est extrêmement bas également, 9 ans pour les filles et 15 ans pour les garçons. Il y aussi, bien sûr, le fait qu’une femme qui se marie voit sa personnalité juridique affaiblie. Dans certaines affaires, elle aura besoin de l’autorisation écrite de son mari. Celle-ci est requise, par exemple, pour obtenir un passeport ou pour sortir du pays. Par ailleurs, le témoignage d’un homme au tribunal est équivalent au témoignage de... deux femmes. Et j’en passe. Il y a bien d’autres lois discriminatoires en Iran aujourd’hui. Si je devais les énumérer toutes, cela reviendrait à écrire un livre bien épais.

Après le mouvement « Femme Vie Liberté », la Mission internationale indépendante d’établissement des faits sur la République islamique d’Iran (FFMI), mise en place en novembre 2022 par le Conseil des droits de l'Homme de l'Onu, a jugé que la répression exercée par le régime iranien contre les manifestants, en particulier contre les femmes, constituait un crime contre l’humanité. Qu’en pensez-vous ?

Je suis d’accord à 100% avec ce constat. Mais la réponse aux crimes contre l’humanité passe par un tribunal spécial qui est la Cour pénale internationale (CPI). Pour qu’un gouvernement y soit jugé pour crimes contre l’humanité, soit il est un État membre de la CPI, ce que le gouvernement iranien n’a pas accepté, soit il faut que le Conseil de sécurité de l’Onu porte ce dossier devant la Cour. Or nous savons que la Russie et la Chine – en raison de leurs intérêts économiques avec l’Iran – prennent la défense de l’Iran, donc cette voie-là est aussi une impasse. C’est pourquoi ce dossier n’a pas encore été évoqué devant la CPI. Mais je vous promets que, dans un avenir pas si lointain, nous verrons les responsables du gouvernement iranien à la barre des accusés lors d’un procès.

Cette Mission de l’Onu a aussi estimé qu’en l’absence de réponse de la justice nationale, les États membres de l’Onu devraient appliquer le principe de compétence universelle, ce qui signifie potentiellement arrêter et poursuivre les agents du régime iranien quand ils sont à l'étranger. Qu’en pensez-vous ? 

Si un pays n’est pas membre signataire de la CPI, que fait-on ? D’où l’idée d’adopter le principe de compétence universelle. Cela veut dire que certains pays ont adopté des lois selon lesquelles, si un crime contre l’humanité est commis et si l’agresseur se trouve sur leur sol, ils ont le droit de l’arrêter.

C’est ce qui s’est produit pour Hamid Nouri : il y a une trentaine d’années, cet homme a été accusé de crimes contre l’humanité commis et de complicité de crimes contre l’humanité commis en Iran dans les années 60. Le gouvernement suédois avait déjà approuvé une loi de compétence universelle. Donc dès qu’il a posé le pied sur le sol suédois, Hamid Nouri a été arrêté, jugé et reconnu coupable devant les plus hautes juridictions et condamné à la réclusion à perpétuité. Mais ce principe de compétence universelle ne s’applique pas à tous les pays, il doit être inscrit dans leurs lois...

Vous faites partie des signataires d’une pétition sur l’apartheid de genre. Qu’est-ce que l’apartheid de genre, et cela s'applique-t-il à la situation actuelle des femmes en Iran ?

L’apartheid signifie une discrimination fondamentale qui exclut complètement une personne ou un groupe de personnes de son appartenance à l’humanité et de l’égalité. Ce problème a été officiellement reconnu pour la première fois dans le cas de l’Afrique du Sud. A l’époque, la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid a été adoptée par l’Assemblée générale de l’Onu pour l’Afrique du Sud et de nombreux pays l’ont signée. Cette Convention mentionne l’origine ethnique et la race puisqu’elle a été pensée par rapport à l’apartheid qui existait en Afrique du Sud. Le mot « genre » n’y figure pas.

Or après les événements qui ont eu lieu en Iran, en Afghanistan, et dans certains pays essentiellement islamiques, le mouvement féministe est arrivé à la conclusion que l’apartheid ne devrait pas concerner uniquement la race. Y a-t-il une différence, par exemple, entre la manière dont ils se comportent avec les femmes en Afghanistan et la manière dont ils traitaient les Noirs en Afrique du Sud durant la période de l’apartheid ? Les personnes qui n’avaient pas la peau blanche y subissaient la même catastrophe. Donc cela doit être corrigé. Mais pour que l’apartheid de genre soit officiellement reconnu par le droit international, il faut que la Convention soit amendée. Or, il est indiqué dans la Convention elle-même que l’un des pays qui y ont adhéré peut écrire une lettre au Secrétaire général de l’Onu et demander l’ajout du mot « genre ».

Sur cette base, j’ai demandé à plusieurs pays, dont la France, la Norvège et l’Italie, de le faire : puisque vous êtes membres de cette Convention, que le mouvement féministe dans vos pays est puissant, s’il vous plaît demandez à ce que le mot « genre » y soit ajouté. J’espère que cela sera suivie d’effet. Mais ce n’est pas encore le cas. 

Si un gouvernement a le courage et l’initiative de faire cette demande, alors à ce moment-là, le Secrétaire général aura le devoir de soulever ce point et les pays ayant adhéré à cette Convention devront voter pour officiellement ajouter le mot « genre ». Si cela se produit, des gouvernements comme les talibans ou le gouvernement de la République islamique [d’Iran] pourront être jugés pour crime d’apartheid.

Le changement, la réforme, doivent-ils et peuvent-ils venir de l'intérieur en Iran ?

La République islamique doit changer parce qu’un gouvernement basé sur une idéologie islamique ne peut pas mettre en œuvre l’égalité des sexes. Notre problème vient de la constitution. Selon la constitution, la religion officielle de la République islamique d’Iran est l’Islam et, toujours selon la constitution, les lois adoptées par le Parlement doivent être conformes à la charia islamique. Donc quand une loi est approuvée, elle doit être envoyée au Conseil des Gardiens de la Constitution pour qu’il décide si le texte est compatible ou pas avec la charia. Ce Conseil des Gardiens est composé de 12 membres [désignés pour six ans], dont six religieux, des clercs, et six juristes [élus par le Parlement sur proposition du pouvoir judiciaire, lui-même dépendant du Guide suprême].

Or, seuls les clercs du Conseil des Gardiens peuvent exprimer un avis sur la conformité ou la non-conformité des lois avec la charia islamique. Les six juristes ne peuvent rien dire à ce sujet, ils n’ont pas le droit de parler. Ces six clercs qui doivent donner leur opinion sur la conformité à la charia sont directement nommés par le Guide suprême [le chef de l’État de la République islamique d’Iran], donc l’opinion d’une personne, c’est-à-dire l’opinion du Guide, est la charia islamique, vous voyez ? Alors que l’on voit qu'à l’intérieur même du pays, l’Iran compte de nombreux théologiens (mojtahedeen) dont les croyances religieuses sont complètement différentes de celles du Guide suprême. Mais comme ils ne sont pas au pouvoir politique, leurs paroles ne sont pas entendues.

Quant au Guide suprême, il est nommé à vie. Et il n’est même pas élu directement par le peuple, mais par des religieux de haut rang, les [88] membres de l’Assemblée des experts. Maintenant, dites-moi, dans un tel système, où est la place du peuple ? Où est la volonté du peuple ? Notre problème fondamental est donc la structure politique de l’Iran. C’est pourquoi je dis que tant que ce gouvernement travaille avec cette structure et avec cette constitution, nous ne pouvons en aucun cas avoir une meilleure situation.

Membres de l’Assemblée des experts en Iran (2015)
Des membres de l’Assemblée des experts, en 2015. Ce sont eux qui élisent le Guide suprême en Iran. « Notre problème fondamental est la structure politique de l’Iran », selon Shirin Ebadi. Photo : © Behrouz Mehri / AFP

Pensez-vous que les Iraniennes pourront résister face aux menaces du régime, avec leur combat actuel ?

A un moindre degré, on peut empêcher un peu que la situation empire. Mais ne nous faisons pas d’illusions, avec cette structure politique, avec ce cadre, cet ordre étatique, on ne peut rien faire, et c’est pourquoi jour après jour, on voit le fossé entre le peuple et le gouvernement iranien se creuser de plus en plus.

Vous avez déclaré que l’islam doit être compatible avec l’égalité et les droits de l’homme.  Pouvez-vous nous en dire plus ? 

L’Islam, comme toute religion, a des interprétations différentes. Vous voyez, en Europe, une Église marie des couples de même sexe, c’est-à-dire qu’elle l’accepte, une autre Église le rejette ; une Église accepte l’avortement, une autre le rejette avec force. C’est la même chose avec l’islam. La situation des femmes dans les pays islamiques est très différente : tous les pays ne sont pas pareils et cela montre que l’Islam a des interprétations différentes. Le problème ici, c’est la théocratie. Le problème, c’est quand la religion prend le pouvoir politique et c’est elle qui veut parler, décider. C’est ce qui s’est produit en Iran : l’opinion d’une seule et unique personne [le Guide suprême] devient la charia islamique et elle est imposée à tout le monde. C’est ce qui s’est aussi passé avec les talibans, l’opinion des talibans devient l’islam.

La répression en Iran ne vise pas seulement les femmes et les dissidents politiques, mais aussi les minorités religieuses ou sexuelles. Est-ce d’autres types d’apartheid ?

Si l’on considère le mot « apartheid » au sens large, l’apartheid est toute forme de discrimination subie par un groupe. Mais la raison pour laquelle l’apartheid de genre est désormais un sujet dont on parle beaucoup en Iran et dans le monde, c’est parce qu'il touche un très grand nombre de personnes et existe dans chaque pays, avec plus ou moins de force. Les femmes représentent la moitié de la société. Quand on parle d’apartheid de genre, cela signifie que vous discriminez la moitié de la société.

Il ne fait aucun doute que les minorités sexuelles et de genre (LGBTQ+) doivent jouir des mêmes droits, de tous les droits dont jouit le reste de la société. Mais la raison pour laquelle le terme apartheid de l’identité de genre ou d’orientation sexuelle n’est pas utilisé, s’explique par le pourcentage que représentent ces minorités au sein de la société.

Mais si nous voulons comprendre l’apartheid sous son vrai sens, il faut dire que l’apartheid veut dire discrimination. Et toute sorte de discrimination est condamnable, qu’elle soit basée sur le genre, l’identité de genre, ou l’orientation sexuelle de la population.

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