LES GRANDS ENTRETIENS JUSTICE INFO
Mark Freeman
Expert en transitions politiques et en négociations de paix
Dans plusieurs zones du monde, les principales sources de violence de masse ne sont pas les guerres ou les dictatures. Ce sont les mafias, les gangs, les cartels, les bandits et les pirates, dont les modes de criminalité vont de l’extorsion à l’enlèvement, au meurtre, en passant par l’exploitation minière illégale, le trafic de drogue ou d’êtres humains. On pense, par exemple, à Haïti, au Mexique, à la Libye ou au nord du Nigeria. Jusqu’ici, la justice transitionnelle est absente sur ces terrains. Mark Freeman, directeur exécutif de l’Institut des transitions intégrées (IFIT), nous explique pourquoi, et ce qu’elle pourrait y faire.
JUSTICE INFO : Dans une étude de l’IFIT publiée en 2021 intitulée Négocier avec les groupes criminels violents, vous les définissez comme « englobant les mafias, les gangs, les pirates, les cartels et autres groupes similaires ». Pourquoi ne sont-ils pas pris en compte par la justice transitionnelle ?
MARK FREEMAN : Je ne peux que proposer quelques hypothèses. L’une concerne les paradigmes et les visions du monde que nous adoptons par défaut dans la justice transitionnelle ; en particulier, le paradigme des droits humains, qui attribue la responsabilité des violations à l’État, et non aux acteurs non étatiques. Il s’agit d’un paradigme inhérent à la justice transitionnelle qui, comme vous le savez, est issue d’un ensemble d’idées nées dans la région d’Amérique latine, à une époque où une série de juntes militaires ont été renversées et où la démocratie a été rétablie.
Un autre paradigme commun est celui des conflits armés. Si vous examinez la plupart des cartes des conflits dans le monde, vous n’y trouverez pas souvent les groupes criminels. Dans les cadres dont nous disposons, qu’ils soient juridiques ou intellectuels, les conflits violents sont associés à des situations d’hostilité armée avec des groupes définis et compris comme combattants ou militants. Cela vaut non seulement pour les groupes à motivation politique, mais aussi pour les groupes djihadistes. Bref, des groupes qui ont une cause à défendre.
Il convient de noter que, dans ces deux cas, les groupes criminels sont des acteurs secondaires. Ils n’entrent pas dans le paradigme. Ainsi, par exemple, dans ces cartes et index des conflits dans le monde, vous ne trouverez pas les endroits où les taux d’homicide sont les plus élevés, la plupart étant imputables à des groupes criminels. Si vous vous rendez au Mexique, où le taux d’homicide est un des plus élevés au monde, ni les observateurs extérieurs ni les Mexicains ne vous diront qu’il y a un conflit armé. Et d’ailleurs ce n’est pas le cas ! Pour autant, cela devrait-il être un obstacle à la réflexion sur l’application possible des idées et des méthodes de la justice transitionnelle ?
Ils sont traités en quelque sorte comme un « problème secondaire ». Je peux me tromper, mais c’est à mon sens la raison pour laquelle il s’agit d’un angle mort.
Et si le paradigme dont nous avons besoin aujourd’hui était une troisième catégorie de transition : les transitions du désordre à l’ordre ?
Cela ne conduit-il pas au paradoxe suivant : bien qu’il s’agisse d’une violence de masse, elle ne fait pas partie du discours sur la justice transitionnelle et n’est pas un domaine dans lequel les acteurs internationaux ou les ONG considèrent prioritaire de s’impliquer ?
La justice transitionnelle a toujours ce mot en tête : transition. D’un point de vue conceptuel et juridique, nous restons attachés à l’idée de faire face à l’héritage d’abus massifs afin de parvenir à une transition, soit vers la paix, soit vers la démocratie. Et si le paradigme dont nous avons besoin aujourd’hui – au vu de tendances mondiales lourdes telles que l’affaiblissement des États et le pouvoir croissant des acteurs non étatiques, y compris des groupes criminels – était une troisième catégorie de transition : les transitions du désordre à l’ordre ?
S’il s’agissait d’un paradigme de transition, les tous premiers acteurs auxquels on prêterait attention seraient probablement les groupes criminels. En effet, dans de nombreux endroits, la démocratie et la paix sont des projets à long terme. La situation est marquée par le dysfonctionnement de l’État et la criminalité. C’est pourquoi il existe peut-être un troisième paradigme avec lequel nous devons commencer à nous débattre et que nous devons articuler, pour l’inscrire dans la lignée de ce que j’ai mentionné : les transitions du désordre à l’ordre.
Les négociations avec les groupes criminels sont un sujet tabou. Quand il y en a eu, elles ont été niées.
Dans votre étude, vous dites que le sentiment de l’opinion publique est un indicateur qui permet de savoir s’il faut négocier avec les groupes criminels, et comment. Mais concernant ces groupes, l’opinion publique n’éprouve souvent aucune sympathie. Pensez-vous que cela explique aussi pourquoi peu d’acteurs veulent s’engager dans ce domaine ?
J’utilise le mot « tabou ». Les négociations avec les groupes criminels sont un sujet tabou. L’un des grands défis de notre recherche a d’ailleurs été d’identifier des cas de négociations avec ces groupes. Car quand il y en a eu, elles ont été niées. La grande majorité sont secrètes et ne sont jamais révélées au public. Ce seul fait en dit long sur la crainte de l’exposition publique de ce type de négociations.
Nous pensons qu’il y a un manque d’imagination. D’après ce que nous avons vu dans les cas que nous avons étudiés, il ne s’agissait pas d’échecs. Les résultats étaient plutôt mitigés. Mais il y a eu des négociations très intéressantes et raisonnablement réussies. Nous nous sommes donc posé la question suivante : pensons-nous à ces groupes de la mauvaise manière ? Nous utilisons des cadres et des paradigmes qui limitent notre imagination quant à l’intérêt de la négociation.
Prenons une analogie. L’opinion publique était hostile aux FARC [Forces armées révolutionnaires de Colombie] : 95 % de la population colombienne les détestait, les vilipendait et les rejetait de la manière la plus catégorique. Je ne suis donc pas sûr que le sentiment public nous permette d’expliquer pourquoi nous n’envisageons pas l’option de négocier avec des groupes criminels. Les États-Unis ont bien négocié avec les talibans...
Pourtant, dans l’étude de l’IFIT, vous identifiez les talibans comme un groupe militant et vous affirmez que les acteurs internationaux comprennent généralement pourquoi un gouvernement peut choisir de négocier avec les FARC ou les talibans. Parce qu’il s’agit de groupes militants, alors que les groupes dont nous parlons ici, même s’il n’y a pas de différence notable dans les tactiques violentes qu’ils appliquent, sont considérés comme poursuivant avant tout « le profit, pas la révolution », pour reprendre vos propres termes.
C’est exact. Et c’est un autre pan de l’échec de l’imagination. Nous avons simplement du mal à imaginer ce que l’on pourrait négocier avec un groupe qui n’a pas d’objectif révolutionnaire ou transformationnel. Comment la négociation se termine-t-elle – quelle en est la finalité ?
Une partie de la réponse est qu’une forte identité et une forte cohésion interne dans le groupe peuvent constituer une base pour une négociation visant à réduire la violence.
Le point le plus important est que, plus nous connaitrons la triste réalité du pouvoir des groupes criminels, plus les paradigmes devront changer. Ils s’étireront nécessairement, parce que ces groupes se développent et que l’État s’affaiblit dans trop d’endroits. Que la justice transitionnelle rattrape son retard aujourd’hui ou demain, elle finira par le faire. Et le plus tôt sera le mieux. Sinon, vous vous condamnez à l’insignifiance. Nous ne pouvons pas nous attacher à un ensemble de paradigmes issus du passé. Cela ne marche pas.
Si votre seule option dans l’endroit où vous vivez est entre l’enfer et une étape au-dessus de l’enfer, et que vous pouvez peut-être l’obtenir grâce à la négociation d’un cessez-le-feu limité, imparfait et difficile à contrôler, vous l’accepterez.
Vous dites qu’en entamant des négociations avec ces groupes afin de réduire la violence, la finalité sera partielle et peut-être temporaire. Faut-il aussi accepter de modifier nos attentes ?
S’agit-il d’une négociation en vue d’un accord global dans lequel le groupe criminel se transforme en quelque chose d’autre et ses membres abandonnent leurs armes ? Ou s’agit-il d’une négociation en vue d’un règlement limité ou partiel dans le cadre duquel les membres conservent leurs armes et acceptent, par exemple, de ne pas exercer certains types de violence dans certaines zones ou de respecter une période de cessez-le-feu déterminée, etc.
Je pense que les deux types de négociations peuvent être tout à fait légitimes. En effet, si votre seule option dans l’endroit où vous vivez est entre l’enfer et une étape au-dessus de l’enfer, et que vous pouvez peut-être l’obtenir grâce à la négociation d’un cessez-le-feu limité, imparfait et difficile à contrôler, vous l’accepterez. Et je pense que nous devrions faire attention à ne pas juger les personnes qui le feraient, car l’alternative est souvent bien pire en l’absence d’un accord négocié, aussi limité ou précaire qu’il puisse être.
Nous sommes censés croire à ces choses dans la justice transitionnelle : nous disons que c’est le contexte qui prime. Eh bien, il s’agit du contexte dans lequel vivent beaucoup de gens. Tels sont les véritables choix qui s’offrent à de nombreuses personnes dans le monde.
Vous avez examiné deux douzaines de cas de négociations visant à réduire ou à mettre fin à des violences généralisées commises par ou entre des groupes criminels violents. Pourquoi ces groupes négocient-ils, et pourquoi les gouvernements ou d’autres acteurs négocient-ils avec eux ?
Vous devez d’abord connaître l’objectif qui pourrait orienter votre adversaire et savoir quels seraient vos propres objectifs. Pour les groupes criminels, le spectre est large. À un extrême, il se peut que le groupe veuille « sortir du jeu », du moins au niveau de la direction. Dans un tel contexte, ils peuvent souhaiter bénéficier d’une certaine forme d’indulgence juridique, très similaire à ce que nous observons dans le cas des groupes à motivation politique. A la différence qu’ils ne deviendront pas des partis politiques. Mais dans certains cas, ils peuvent se transformer en associations culturelles, par exemple, en groupes pour l’essentiel non armés qui bénéficient d’un certain degré de reconnaissance, de dignité et de sécurité juridique.
À l’autre extrême, les groupes criminels peuvent être trop puissants pour négocier autre chose que des qui pro quo équivoques. Et n’oublions pas un fait étonnant : certains de leurs chefs sont déjà en prison. Il existe des groupes criminels très puissants qui sont dirigés depuis des prisons ! Réfléchissez un instant à ce que cela implique.
Quoi qu’il en soit, dans les endroits où les groupes criminels sont très répandus, de nombreux groupes opèrent sur ce que l’on peut appeler un « marché criminel ». Ainsi, ce qui les intéresse parfois, c’est la protection contre les groupes rivaux, et non contre l’État.
Il n’est donc pas surprenant que, dans ces cas et dans d’autres, ce ne soit pas le gouvernement qui mène en général les négociations. Il en aura connaissance, oui, et il sera probablement consulté à ce sujet. Ou bien il y aura une externalisation très intentionnelle vers des tiers, puisque le gouvernement doit pouvoir dire « nous ne sommes pas impliqués ».
Là encore, il s’agit d’un très large éventail d’acteurs et de motivations potentiels. Quant à l’objectif d’intérêt public, il est facile à définir : il s’agit de réduire la violence criminelle.
Il faut garder à l’esprit qu’il arrive souvent que l’État lui-même soit complice des activités criminelles, de sorte que les communautés doivent se défendre elles-mêmes et/ou identifier quelqu’un qui peut négocier.
Qu’en est-il du rôle des victimes ?
Dans notre étude, nous avons examiné vingt-cinq cas de négociations avec des groupes criminels et celles qui n’apparaissent pas, sauf dans un ou deux cas, ce sont les victimes. Les victimes sont pratiquement absentes. Les gouvernements et leurs agents ne négocient généralement pas au nom des victimes.
Dans les cas que nous avons étudiés, il s’agissait principalement de ce que j’appellerais des entrepreneurs en négociation ou en médiation qui agissaient sur demande ou prenaient l’initiative d’organiser des pourparlers, généralement dans un élan humanitaire. Il faut garder à l’esprit qu’il arrive souvent que l’État lui-même soit complice des activités criminelles, de sorte que les communautés doivent se défendre elles-mêmes et/ou identifier quelqu’un qui peut négocier – un journaliste de confiance, un avocat, un prêtre, n’importe qui pouvant aider à améliorer ne serait-ce qu’un peu la situation.
D’après ce que nous avons pu observer lors de nos recherches, les victimes disparaissent ensuite. Les accords n’en tenaient pas vraiment compte. Bien qu’il y ait eu quelques cas d’excuses présentées aux victimes, le genre de choses que nous associons à la justice transitionnelle – les notions de réparation, de mécanisme de vérité et tout le répertoire – étaient absentes... malgré le fait que dans la plupart des cas, c’est une communauté de victimes qui a initié les pourparlers. C’est elle qui disait : « S’il vous plaît, aidez-nous. »
Cela signifie-t-il que dans de telles situations, nous devrions oublier les mécanismes classiques de la justice transitionnelle ?
Peut-être pas. L’argument que nous avançons dans le document est que si l’on veut réduire durablement la violence criminelle dans une société donnée, il faut l’accompagner de mesures visant à améliorer les institutions, à les rendre plus propres, plus fortes, plus performantes, plus indépendantes. En même temps – et c’est là qu’intervient le rôle des victimes – même le renforcement des institutions ne suffit pas, car il faut aussi responsabiliser les communautés à partir de la base. Ce n’est pas la même chose que les réparations ou l’établissement de la vérité, il s’agit plutôt d’une logique d’autonomisation. Je ne sais pas si c’est la bonne façon de penser à ce que signifierait une approche centrée sur les victimes, si nous parlons de passer du désordre à l’ordre. Mais peut-être qu’une logique d’autonomisation sera plus pertinente.
Si nous supprimons l’idée de transition, il est difficile de voir quel serait l’argument justifiant de limiter la boîte à outils à la vérité, à la justice, aux réparations et aux réformes, ou même à la réconciliation. Mon instinct me dit que l’autonomisation doit y figurer.
Est-ce une raison pour laquelle l’ensemble des acteurs la justice transitionnelle n’est pas impliqué ou intéressé ? Ils se disent : « Rien de ce que nous faisons en matière de justice transitionnelle n’est fait dans ce cas, ce n’est donc pas de la justice transitionnelle, et c’est pourquoi nous ne sommes pas là. » Pourtant vous dites : oui, mais d’une certaine manière, la justice transitionnelle a quelque chose à offrir. Pouvez-vous préciser cela ?
Dans ma conception de la justice transitionnelle, l’idée centrale est d’apporter un ensemble de réponses centrées sur la victime – et non simplement sur l’auteur des faits. Si nous admettons l’argument selon lequel il est possible de prendre les outils et les idées de la justice transitionnelle et de les appliquer même en l’absence de transition, il me semble que nous devons examiner de manière plus large ce qui devrait figurer dans cette boîte à outils. En effet, si nous supprimons l’idée de transition, il est difficile de voir quel serait l’argument justifiant de limiter la boîte à outils à la vérité, à la justice, aux réparations et aux réformes, ou même à la réconciliation. Mon instinct me dit que l’autonomisation doit y figurer.
Si l’on veut que la justice transitionnelle n’intervienne que lorsqu’il y a une réelle perspective de transition démocratique ou post-conflit, je pense qu’elle est condamnée à un niveau assez élevé d’inutilité. Pour ceux qui restent attachés à cette idée – parce qu’ils sont attachés au présupposé que la justice transitionnelle ne se déclenche que lorsqu’il y a une transition de type classique – il n’y a pas beaucoup de travail que l’on puisse faire et pas beaucoup de réponses que l’on puisse donner aux gens et aux sociétés.
Je suis Canadien, et le Canada n’a pas connu de transition démocratique ou post-conflit au cours de ma vie, mais nous avons puisé dans la boîte à outils de la justice transitionnelle et mis en place une commission vérité et réconciliation [sur l’héritage du système des pensionnats indiens]. Mais comme je l’ai dit, je ne pense pas que la boîte à outils doive s’arrêter à la vérité, à la justice, à la réparation, etc. Je ne comprends pas cette logique. Elle doit être élargie si l’on pense qu’il s’agit d’un ensemble qui peut être appliqué à des lieux en transition ou non.
Je reviens ici à la remarque que j’ai faite précédemment sur la réalité de tant de sociétés d’aujourd’hui, à savoir qu’elles cherchent à passer du désordre à l’ordre. C’est la seule transition à leur portée. Elles doivent d’abord parvenir à l’ordre avant de pouvoir faire quoi que ce soit d’autre. De ce point de vue, je pense que pour les victimes, ce sont les outils et les stratégies d’autonomisation qui deviendraient les plus importants. Selon moi, on pourrait encore parler de justice transitionnelle. Mais cela sort de la boîte à outils que l’on connaît.
Vous dites qu’il est possible de mieux négocier avec des groupes criminels quand ils ont une identité et une cohésion internes fortes. Mais votre rapport indique que c’est beaucoup plus compliqué lorsque nous avons affaire à des trafiquants de drogue. Quelle est l’option dans ce cas ?
Il est contre-intuitif, mais inhérent à la logique de la négociation, qu’une partie de ce que vous essayez de faire consiste à donner du pouvoir à votre adversaire. Normalement, on pourrait penser que le seul objectif est d’obtenir autant d’avantages que possible pour son camp, mais la réalité de la négociation, y compris avec les groupes criminels, est qu’il faut également créer une piste pour qu’elle soit mise en œuvre par et avec l’adversaire.
Je ne prétends pas qu’il faille toujours négocier avec des groupes criminels, mais il se peut que vous n’ayez pas de meilleur choix. Il est important de bien examiner le groupe dont il s’agit, car il n’a peut-être pas la cohésion et l’identité dont vous avez besoin pour justifier une négociation. C’est ce qui se passe actuellement en Colombie, où l’on assiste à une sorte de processus de facto visant à renforcer certains petits groupes en leur donnant la capacité de négocier, d’avoir une meilleure cohésion, de se forger une identité qu’ils n’ont pas, afin de les rendre plus aptes à négocier. C’est très risqué, mais ce n’est pas une idée si étrange, cela se fait tout le temps. C’est dans la nature même de la négociation. Vos adversaires construisent également une piste d’atterrissage pour vous.
Prenons un exemple. Dans le cas de la Colombie, comment comprendre la place, ou l’absence de place, des bandes criminelles violentes dans le processus actuel de justice transitionnelle à grande échelle ?
Au cours des vingt dernières années, deux grands processus de justice transitionnelle ont eu lieu en Colombie. Le premier avec les paramilitaires, appelé processus de paix et de justice, dont le résultat a été un accord négocié. Ensuite, il y a eu bien sûr l’accord avec les FARC en 2016. Dans les deux cas, des mécanismes de justice transitionnelle sont disponibles et applicables aux groupes qui ont négocié les accords.
Mais jusqu’à présent, les groupes criminels en Colombie n’ont pas réussi à négocier des accords – même si nous mentionnons dans notre rapport le cas d’un groupe criminel, le Clan del Golfo, qui a tenté de se présenter comme ayant des motivations politiques afin d’obtenir un accord négocié. L’autre cas est celui du cartel de Pablo Escobar. Même lorsqu’il était le plus faible, il avait suffisamment de poids pour négocier l’étendue d’une peine, l’emplacement et les aménagements de sa prison, dont il assurait la décoration. Mais c’était une époque très différente, que le plus célèbre romancier colombien, Gabriel García Marquez, a qualifiée d’« holocauste biblique ». C’était juste un pas au-dessus de l’enfer. Il n’y avait pas de justice transitionnelle.
Votre étude présente l’Équateur comme un exemple précieux et positif. Mais aujourd’hui, ce pays est en état d’urgence nationale et de « conflit armé interne », avec un taux d’homicide stupéfiant de 46,5 sur 100 000. Pourquoi cet échec ?
Je ne vois personne avancer l’argument selon lequel la violence criminelle d’aujourd’hui – qui est extrême et étonnante si l’on considère le tableau des homicides d’il y a six ou sept ans – serait en quelque sorte une conséquence des accords conclus avec les gangs urbains sous la présidence de Rafael Correa. Il n’y a pas de lien étroit. Il y a d’autres facteurs, notamment l’arrivée prévue et prévenue de puissants groupes criminels de Colombie lorsque le conflit armé officiel avec les FARC a pris fin. Le gouvernement équatorien a été alerté et j’ai cru comprendre qu’il avait répondu « tout va bien, tout a toujours été bien ».
La violence criminelle, c’est comme avec un ballon : vous la pressez à un endroit et elle se déplace à un autre.
Y a-t-il une leçon à tirer du Mexique, où des dizaines de milliers de personnes sont tuées chaque année en raison de la violence criminelle ?
Je vais vous faire part de certaines observations et idées issues des travaux de notre groupe d’experts mexicains. La première consiste à comprendre la nature de la violence au Mexique. C’est un pays qui n’est pas en conflit armé mais qui connaît des conditions qui pourraient s’apparenter à un conflit armé. Il y a des poches très violentes, d’autres relativement peu ou pas violentes, et des routes sûres ou dangereuses entre les deux. Il y aurait plus de 300 groupes différents en activité, de sorte que le marché criminel est très fragmenté. En bref, c’est un endroit où, selon l’endroit où l’on se trouve, on vit des réalités très différentes.
Ensuite, il y a les armes : au début des années 2000, il y a eu une arrivée soudaine et massive d’armes illégales des États-Unis au Mexique et on peut suivre la courbe de la violence criminelle organisée. Par ailleurs, il s’agit d’un système fédéral et il existe quantité de services de police différents, contrairement à la Colombie qui dispose d’une force de police nationale. Cette diversité des points d’entrée institutionnels est une sorte de cadeau involontaire aux groupes criminels qui veulent infiltrer la police.
En ce qui concerne les solutions, ce à quoi nous avons pensé – et vous reconnaîtrez ce type de réflexion dans le cadre de la justice transitionnelle – c’est de parler aux personnes les plus touchées, de recueillir leurs points de vue, de voir quelles solutions elles envisagent. Mais la route sera longue et nécessitera de combiner le renforcement institutionnel et la responsabilisation des citoyens.
À l’heure actuelle, aucune autorité en Haïti ne dispose d’un pouvoir coercitif ou d’un pouvoir de négociation. Tout ce que je peux imaginer, c’est un futur processus de négociation qui aboutirait à un pacte visant à réduire la violence, et non à y mettre fin.
Que pouvez-vous dire sur Haïti, où l’on estime que 80 % de la capitale est contrôlée par des gangs ? Devrions-nous négocier avec ces groupes ? Dans l’affirmative, qui devrait entamer de tels pourparlers ?
C’est ici que ce dont nous avons discuté précédemment prend tout son sens. Négocier quoi : un accord de transformation par lequel les gangs abandonnent leurs armes ? Cela ne peut être qu’un objectif très lointain et à long terme en Haïti. Négocier une réduction de la violence ou une forme de cessez-le-feu dans le cadre duquel les gangs resteraient armés ? Même cela pourrait être irréaliste.
À l’heure actuelle, aucune autorité en Haïti ne dispose d’un pouvoir coercitif ou d’un pouvoir de négociation. Le déséquilibre est trop grand. Mais au fil du temps, vous pouvez créer peut-être les conditions d’une négociation grâce, entre autres, à une stratégie réformiste en matière de sécurité.
Cependant, même dans ce cas, tout ce que je peux imaginer, c’est un futur processus de négociation qui aboutirait à un pacte visant à réduire la violence, et non à y mettre fin. L’accord reviendrait à ce que les professionnels de la négociation appellent « mettre du rouge à lèvres à un cochon ». Mais c’est peut-être mieux que l’enfer et le désordre.
Qu’en est-il du Salvador ? Près de 82 000 membres de gangs ont été arrêtés, soit 1 % de la population. Il y a des procès de masse, avec jusqu’à 900 accusés en même temps. Le taux d’homicide est passé de 103/100 000 habitants en 2015 à 2,4 aujourd’hui. Le président Nayib Bukele est très populaire et suscite l’admiration des dirigeants de la région. N’est-il pas la preuve qu’une réponse armée sans demi-mesure donne des résultats ?
Le résultat est clairement favorable. Je ne vois pas pourquoi on remettrait en cause ce résultat : l’endroit est beaucoup plus sûr. Mais la question que tout le monde pose, à juste titre je pense, concerne le coût de cette politique.
La majorité des Salvadoriens semblent être d’accord avec son coût...
Oui, mais la majorité d’entre eux n’en paie pas le prix – l’absence de procédure régulière, les conditions de détention épouvantables, les arrestations massives, etc. Du point de vue des droits humains ou de la justice transitionnelle, la conversation porte sur le coût. Nier le résultat ne serait pas sérieux. C’est juste que le coût est immense.
Le nord du Nigeria est un autre point chaud où des groupes criminels contrôlent et terrorisent de vastes régions. Les habitants les appellent les « bandits ». Que pensez-vous de cette situation ? Est-elle différente ?
Il s’agit généralement du même phénomène. Il s’agit de groupes qui n’ont pas de motivation politique ou transformationnelle objective. À cet égard – et ici, le terme « bandit » est très révélateur – ils correspondent à l’archétype dont nous parlons. Lorsque l’on parle de bandits, on fait ici une distinction implicite avec les groupes djihadistes ou autres.
Ces distinctions dans la caractérisation de la nature des groupes, même s’il s’agit d’archétypes, sont très importantes. En effet, en fonction de la caractérisation, un groupe peut être placé sur une liste noire, se voir refuser certains avantages juridiques ou être exclu des négociations. Ces catégories sont nécessaires pour formuler une politique publique judicieuse et envoyer des signaux pertinents aux différents groupes armés. Car nous devons disposer d’un vocabulaire et d’une compréhension du terrain de la violence, en particulier lorsque nous traitons de lieux où le désordre et la criminalité sont la règle plutôt que l’exception.
MARK FREEMAN
Mark Freeman est le fondateur et directeur exécutif de l’Institute for Integrated Transitions (IFIT), une organisation non gouvernementale de consolidation de la paix. Expert en transitions politiques et en négociations de paix de haut niveau avec plus de 30 années d’expérience, Freeman a travaillé à l’International Crisis Group et a participé à la création du Centre international pour la justice transitionnelle. Freeman est le co-auteur de Negotiating Transitional Justice (Cambridge, 2020), parmi nombre d’autres publications.