Un frère d’arme de Kadyrov condamné en Ukraine

Douze patients vulnérables sont morts au cours des trois semaines de terreur qu’ils ont subies, dans les premiers jours de l’occupation russe en Ukraine, sous la coupe d’un colonel russe proche du dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov. Le 12 septembre dernier, le tribunal du district de Borodyanskyi, dans la région de Kyiv, a condamné par contumace Daniil Martynov à 11 ans de prison pour crimes de guerre.

Daniil Martynov en Ukraine – Photo : Deux militaires armés posent (en levant le pouce) devant l'arrière d'une voiture de marque Porsche.
Image postée le 2 mars 2022 sur X avec la légende suivante : « Des opérateurs tchétchènes en route pour Kyiv, en Ukraine. Magomed Tushaev, chef de la SOBR Terek [force d’intervention spéciale tchétchène], apparaît à gauche. Daniil Martynov, l’homme situé à droite, a précédemment servi dans l’unité Alpha du FSB et a joué un rôle clé dans la création et la formation des SOF [forces d’opérations spéciales] tchétchènes. »
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Le 26 février 2022, à 10 heures du matin, Maryna Hanitska a vu un char portant la lettre V devant la porte et l’a pris en photo. Dans les premiers jours de l’invasion, les Russes tiraient sur les fenêtres pour empêcher les gens d’observer leurs mouvements. Profitant du fait qu’elle disposait encore d’une connexion téléphonique, Hanitska a publié des messages sur Facebook pour faire savoir qu’il y avait des patients en danger dans son établissement : « Au cas où ils nous tueraient. J’ai enregistré une vidéo pour laisser une trace. »

Hanitska était la directrice du Centre de santé neuro-psychologique de Borodyanka, dans la région de Kyiv (capitale de l’Ukraine) lorsqu’en février 2022, environ 400 pensionnaires de son établissement, dont des patients alités et des personnes en fauteuil roulant, des membres du personnel, des voisins et des enfants, sont devenus les otages des occupants.

« Nous pensons qu’il s’agissait de Tchétchènes »

« Le 5 mars, ils ont défoncé le portail et ont fait irruption dans la cour avec leurs véhicules », a-t-elle raconter devant le tribunal. « D’après leur apparence, nous avons pensé qu’il s’agissait de Tchétchènes. Ils nous ont tous forcés à sortir. Ils ont fouillé le bâtiment, on dit que s’ils trouvaient des armes ou si nous cachions des soldats ou des membres de la défense territoriale, si nous étions des nazis, nous serions exécutés, tués, qu’ils nous feraient exploser, ils nous menaçaient : ‘Les environs sont truffés de mines. Savez-vous combien de temps il faudra pour qu’il ne reste plus rien de vous ici ?’ L’un d’eux a aussi dit : ‘Nous allons vous mettre dans une boîte et l’envoyer à votre président, parce que vous avez le gouvernement nazi à Kyiv, et nous sommes venus pour brûler votre gouvernement’. »

« Il faisait froid, 10 à 12 degrés en dessous de zéro. Ils déshabillaient nos patients à la recherche de tatouages. Ils disaient qu’ils appartenaient à la défense territoriale et non aux résidents, car ils n’avaient pas l’air d’être malades. Je les ai suppliés de ne pas tirer. Je leur ai dit : ‘Vous voyez beaucoup d’hommes, ce ne sont que des malades, ils sont comme des enfants, je vous demande simplement de ne pas tirer’. Ils ont dit : ‘Montrez-nous les enfants’. J’ai répondu : ‘Je ne peux pas vous montrer les enfants parce que vous êtes armés’. Nous avions placé les enfants dans un sous-sol séparé. La plupart de nos enfants sont autistes. Le diagnostic signifie que même tenir la main d’un enfant n’est pas toujours possible... », a expliqué la directrice du centre de soin à l’audience.

Les employés ont donné aux soldats les clés des portes, mais ceux-ci les ont ignorées et ont préféré les casser pour entrer dans les chambres où les patients étaient alités. Ils ne portaient pas de cagoule, ils avaient le visage découvert, la plupart portaient une longue barbe, des uniformes neufs, propres et « d’élite », et arboraient des rubans de Saint-Georges – utilisés en Russie pour honorer la valeur militaire.

Centre de santé neuro-psychologique de Borodyanka près de Kyiv, Ukraine
Peu après l’invasion de l’Ukraine en février 2022, un bataillon tchétchène des forces russes a assiégé le Centre neuro-psychologique de Borodyanka et ses patients, dans ce bâtiment situé à environ 80 kilomètres de Kyiv, la capitale de l’Ukraine.

Daniil Martynov, le responsable russe

Daniil Martynov était le responsable, il n’avait pas de barbe et parlait un russe sans accent, il donnait des ordres et tout le monde lui obéissait sans poser de questions. Derrière lui, il y avait entre 6 et 10 soldats qui lui servaient de gardes du corps. Voyant que les gens étaient effrayés, il s’est présenté et a dit qu’ils ne se battaient pas contre des civils, mais qu’ils étaient venus pour les libérer. Il a assuré les gens qu’il était responsable de ses subordonnés. Il a promis que personne ne serait blessé si les gens ne quittaient pas l’établissement, car sinon cela serait perçu comme un acte de diversion et les soldats tireraient pour tuer.

« Je lui ai montré une chambre, je lui en ai montré une deuxième [...]. On sentait qu’il y avait des handicapés, des odeurs de personnes âgées et de couches. Il a dit : ‘Très bien, ne les traumatisons pas. Sortons et poursuivons la conversation’ », a décrit au tribunal l’un des employés.

Remercier le président russe Poutine

Les membres du personnel ont été regroupés devant l’établissement. La directrice était au centre du groupe. Des soldats se tenaient devant et derrière elle, pointant leurs armes sur les employés. Martynov a expliqué qu’ils devaient enregistrer une vidéo et remercier le président russe Vladimir Poutine. Hanitska lui a demandé : « Pourquoi ? » Martynov a répondu calmement : « Comment ça, pourquoi ? Pour le simple fait que vous soyez en vie ».

« Nous allons enregistrer une courte vidéo, Marina, et tout ira bien pour vous. Et je vous promets que plus un morceau de verre ne tombera de vos fenêtres », a déclaré Martynov.

La femme fond en larmes, Martynov se fâche et lui dit qu’elle doit sourire. Hanitska essaie d’imiter un sourire, mais sa bouche tremble. Pendant ce temps, Martynov ordonne de lancer l’enregistrement vidéo sur un téléphone portable et commence à s’adresser à la caméra : « Je suis un colonel de l’armée russe, nous ne sommes pas venus pour tuer des civils mais pour vous libérer des autorités nazies ». Au bout de quelques minutes, Martynov se retourne et demande : « ... Marina ? », lui rappelant qu’elle doit s’exprimer. La femme s’empresse de répondre : « Merci pour le fait que nous soyons en vie ». Le tournage est arrêté, les soldats sont mécontents : la femme effrayée et en larmes n’a pas l’air convaincante.

Sous l’effet de l’angoisse, Hanitska s’évanouit et le personnel doit la ramener à la raison en l’aspergeant d’eau. Les Russes quittent alors l’établissement et interdisent aux pensionnaires et au personnel d’en sortir.

Bombardements et mines à proximité des patients

Les occupants positionnent leur équipement militaire à une distance de 120-150 mètres du bâtiment, l’utilisant pour bombarder les villes et villages des environs – canons antichars, système d’artillerie automotrice et système BM-21 Grad – et enfouissent des mines terrestres dans le champ voisin de l’établissement de santé.

On peut supposer que les militaires russes espéraient éviter ainsi les représailles, étant donné qu’il y avait 400 civils à proximité. Pour étayer cette affirmation, le procureur a présenté une image satellite datée du 11 mars 2022, qui montre le centre de soins neuro-psychologique situé dans le village de Borodyanka, ainsi que des objets à proximité qui ressemblent à des équipements et des infrastructures militaires. En comparaison, une autre image satellite, datée du 17 décembre 2019, ne montre aucune installation militaire.

L’institution a été privée d’électricité, d’eau, de chauffage et de communication. Martynov a autorisé les gens à sortir pour aller chercher de l’eau au puit. Des mitrailleurs étaient positionnés dans les buissons. Les gens ont également été autorisés à faire du feu dans la cour pour cuisiner.

Un agent d’entretien a indiqué au tribunal que les militaires avaient apporté de la nourriture à deux reprises. Ils n’ont rien dit, sont simplement entrés dans la cour et ont laissé 6 ou 7 sacs d’épicerie comme s’ils les avaient pris dans un magasin local. Un autre membre du personnel a déclaré qu’une fois, ils avaient apporté un sac de sucre et un sac de sarrasin, que l’église du patriarcat de Moscou aurait donnés. À une autre occasion, ils ont dit : « Donnez-nous une marmite, nous vous donnerons de la nourriture » puis ils ont apporté une soupe de poisson et une marmite de sarrasin bouilli, probablement des restes de leur cuisine de campagne. 

Les plus fragiles n’ont pas survécu

Le 13 mars, ils ont autorisé l’évacuation de l’établissement. À son retour, début avril, Hanitska découvre qu’en son absence, ils ont occupé le bâtiment. L’endroit est en désordre, des rations russes et des excréments jonchent les pièces, les ordinateurs fixes ont été démontés et des ordinateurs portables ont été volés dans le bureau de la comptabilité. Les Russes ont brisé les fenêtres et les portes et ont fait un trou dans le mur du bureau de la directrice.

Douze personnes sont décédées pendant l’occupation. À leur retour, les habitants ont réexhumé les défunts et planté des arbres dans la partie de la cour où ils reposent. « Nous n’avons jamais eu un taux de mortalité aussi élevé en si peu de temps », a déclaré Hanitska. Le personnel de santé attribue les décès au stress provoqué par le bruit des explosions, au fait qu’il faisait très froid, à la pénurie de médicaments et de soins médicaux. Il estime probable que deux des résidents aient été victimes d’un accident vasculaire cérébral. 

Martynov, sous sanctions américaines

Les témoins oculaires n’ont pu identifier aucun autre soldat que Martynov. « Ses yeux étaient froids et glaçant. Tous les autres soldats me semblaient identiques. On m’a montré différentes photos, mais ils se ressemblaient tous », a déclaré Hanitska. 

L’accusation a établi qu’au 24 février 2022, Martynov occupait le poste de « chef adjoint du département du service fédéral des troupes de la garde nationale de la Fédération de Russie pour la République de Tchétchénie ». Auparavant, il était conseiller en matière de sécurité auprès du chef de la République tchétchène, Ramzan Kadyrov. Jusqu’en 2013, il a servi dans l’unité spéciale Alpha du FSB et a participé à la formation des forces spéciales tchétchènes. Depuis décembre 2020, il fait l’objet de sanctions de la part des États-Unis pour violation des droits humains.

Après s’être retiré de la région de Kyiv, Martynov a participé aux hostilités dans l’est de l’Ukraine. Le 8 mai 2022, Kadyrov a posté sur Telegram une vidéo de son « cher frère » Martynov faisant état de la « libération » de la ville de Popasna dans la région de Louhansk.

En février 2023, il a été rapporté que Martynov, agissant en tant que conseiller du ministère russe des Situations d’urgence, s’était rendu en Turquie dans le cadre d’une délégation officielle venue pour aider les victimes du tremblement de terre. Les autorités ukrainiennes ont envoyé une demande d’extradition à la Turquie, qui est restée sans réponse.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».

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