RDC : Un fonds pour les victimes, soupçonné de détournements, est remanié

Malgré une réserve de 195 millions de dollars versés par l'Ouganda, le Fonds spécial de réparation et d'indemnisation des victimes des activités armées de l'Ouganda en République Démocratique du Congo (Frivao) peine à accomplir sa mission : identifier et indemniser les victimes d’une guerre menée il y a plus de 20 ans. Le Fonds, soupçonné de détournements, a vu son comité directeur être renvoyé devant la justice et remplacé.

En République démocratique du Congo, le fonds d'aide aux victimes de la guerre de 6 jours (souvent nommée
Vue d'un cimetière de victimes de la guerre des 6 jours en juin 2000 à Kisangani, dans la province de la Tshopo, au nord-est de la République démocratique du Congo, où les armées rwandaise et ougandaise s'étaient affrontées, faisant des milliers de morts et de blessés parmi les Congolais. Photo : Guerchom Ndebo / AFP
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En juin 2000, les armées ougandaise et rwandaise se sont affrontées à Kisangani, dans l’actuelle province de la Tshopo, au nord-est de la République démocratique du Congo (RDC). Cette guerre dite « des six jours » est l’un des faits marquants des violences attribuées à des armées étrangères en RDC. Ce « Genocost », comme l’appellent les Congolais, soit un génocide pour l’appât du gain (génocide + coût), a fait plus de 1 000 morts et 3 000 blessés.

Le 2 août 2024, jour de la commémoration du « Genocost », une vidéo a fait le tour des médias et de réseaux sociaux en RDC, celle d'une femme en larmes et en colère, amputée des deux jambes, qui témoigne des atrocités de la guerre des six jours. « J’avais neuf ans, élève en 3ème année primaire, lorsque les armées ougandaise et rwandaise se sont affrontées à Kisangani », y raconte Toto Folo. « C’est ce jour-là qu’une bombe a saccagé notre maison et j’ai perdu mes deux jambes. Je souffre à cause d’inconnus. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? »

Comme Toto Folo, les victimes de la guerre des six jours disposent d'un Fonds pour les indemniser, le Fonds spécial de réparation et d’indemnisation des victimes des activités armées de l’Ouganda en RDC (Frivao), créé par décret en décembre 2019 et basé à Kisangani. Mais le Frivao n'a commencé à travailler concrètement que quatre ans plus tard, lorsque ses animateurs ont été nommés par ordonnance présidentielle, en avril 2023.

Cet établissement public est censé être géré conformément à un arrêt de la Cour international de justice (CIJ) rendu en février 2022. Pour réparer les activités illicites menées entre 1998 et 2003 sur le territoire de son voisin, l’Ouganda a en effet été condamné par la Cour à verser un montant total de 325 millions de dollars : 225 millions de dollars pour les dommages causés aux personnes (qui comprennent les pertes en vies humaines, les viols, les recrutements d'enfants soldats et les déplacements de civils), 40 millions de dollars pour les dommages causés aux biens et 60 millions de dollars pour les dommages touchant les ressources naturelles. Le tout doit être versé à la RDC en cinq versements annuels de 65 millions de dollars.

Le 1er septembre 2022, l’Ouganda a versé la première tranche. Le deuxième paiement est intervenu l’année suivante. Et le troisième a été payé cette année. Concrètement, le compte du Frivao a donc été approvisionné de 195 millions de dollars. Mais à quoi a servi ce fonds à ce jour ? A-t-il bien indemnisé des victimes ? Comment est-il géré ?

Suspension et soupçons de détournement

Le 31 juillet dernier, à la veille de la commémoration du Genocost, Constant Mutamba, nouveau ministre de la Justice et autorité de tutelle du Frivao, s'exprime depuis Kisangani, où il a passé une partie de sa vie. Tout juste nommé en mai 2024, le ministre ordonne le gel de tout mouvement débiteur sur le compte du Frivao. Une décision motivée par des soupçons de détournements. La gestion du fonds pose problème, selon Mutamba, qui évoque « beaucoup d’écarts de chiffres entre ce qui a été réellement décaissé et le travail pour lequel ce décaissement a été opéré ».

« J’ai reçu le rapport de l’Inspection générale des finances (IGF). J’ai entendu le Coordonnateur du Frivao que j’ai reçu à Kinshasa sur base du rapport de l’IGF. J’ai également reçu le PCA [président du conseil d'administration du Frivao] à Kinshasa », déclare Mutamba. Le ministre, lui-même victime de la guerre des six jours, va encore plus loin : il annonce la mise à l’écart du comité du Frivao, et le renvoi de l'affaire devant la justice. « Après confrontation et tout ce que j’ai entendu ici, j’ai décidé que tous [les mandataires du Frivao] soient mis à la disposition du parquet. (…) Ils doivent répondre devant la justice », affirme-t-il devant une foule en liesse.

L’arrêté portant suspension du comité dirigeant du Frivao est signé le 12 août. Dans ce document, le ministre nomme un comité provisoire dont la coordination est confiée à Chançard Bolukola, jusqu'ici secrétaire du cabinet du ministre. Né à Kisangani en 1998, peu avant le début de la guerre, cet ancien militant du mouvement citoyen Pona Congo est lui-même une victime puisqu'une partie de l'habitation de sa famille a été détruite pendant le conflit.

Sa nomination et, plus généralement, les décisions prises par le ministre font l’objet de critiques de la part des membres du comité démis, dirigé par le coordinateur Abbé François Mwarabu Ngalema. « C'est un sentiment de regret d'abord : nous avons été suspendus injustement. Et puis, la procédure n'a pas été suivie. Les autorités doivent apprendre à respecter la hiérarchie. Je pense qu'on piétine même les prérogatives du chef de l’État qui avait signé l'ordonnance nous nommant comme mandataires du Frivao » s’indigne Mimy Mopunga, rapporteuse de l’équipe suspendue, le 15 août à Kinshasa. « Est-ce un arrêté qui vient abroger une ordonnance présidentielle ou est-ce le contraire ? En lisant l'esprit de cet arrêté, vous allez remarquer qu'il n'y a pas de charges à notre endroit », ajoute-t-elle, soulignant que le rapport de l’IGF « n'indique pas de détournement et moins encore ne mentionne de mégestion. »

Des indemnisations passées de 250 à 2 000 dollars

Depuis début septembre, les indemnisations ont repris. A la relance du processus, Toto Folo a été parmi les premières victimes à recevoir son dû. « C'est un soulagement même si cela ne va pas restituer mes jambes ; je suis invalide à vie », déclare-t-elle dans une vidéo, en remerciant les autorités pour la « concrétisation » de la réparation.

Désormais la somme que touche chaque victime est quasi multipliée par 10, passant de 250 à 2 000 dollars américains. D’après Bolukola, le montant retenu prend en compte les fonds disponibles et le nombre de victimes enregistrées. Au terme du processus de certification de toutes les victimes, la somme pourrait encore augmenter, selon les différents statuts de victimes et ce qu'elles ont subi : pertes en vies humaines, blessures, viols et violences sexuelles, pertes de biens, etc. Certaines victimes pourraient toucher davantage de réparations, d'autres non.

Avant la suspension de l’équipe dirigeante du Frivao, au total 14 000 victimes avaient été identifiées, selon des chiffres avancés par l’ancien coordonnateur Mwarabu, même si le processus de certification est toujours en cours. Sur ce nombre, 4 131 ont été, pour l'heure, déclarées éligibles sur la base des critères établis par la CIJ. Ces chiffres sont confirmés par Bolukola. « 14 814 victimes ont été identifiées et se sont enregistrées. 3 163 [parmi les éligibles] ont fait l’objet de la certification. Le nombre restant [plus de 10 000 personnes] a soit été jugé inéligible, soit est en cours de processus, dans l'attente de complément de documents, d'examens médicaux, de prise en charge, etc. », explique-t-il.

Une commission ad hoc vient d'être mise en place pour effectuer « le contrôle physique des victimes déjà certifiées », poursuit le coordonnateur ad interim. Cette instance travaille avec les membres de la commission de certification. Et pour la « crédibiliser », l’établissement a inclus parmi les membres de cette commission des délégués des associations des victimes, des membres de la société civile, et des officiers de la police judiciaire qui certifient témoignages et informations « à la fois sur la fiche de la victime et sur le procès-verbal », rassure Bolukola.

Après ce contrôle physique des victimes déjà certifiées, le Fonds statuera ultérieurement sur les 10 000 autres victimes enregistrées, affirme Bolukola. Selon lui, le Frivao prévoit des enquêtes sur les quatre provinces de l’ancienne Province Orientale au moment de la guerre. Il s’agit des provinces de Bas-Uele, Haut-Uele, Ituri et Tshopo qui s’étendent sur plus de 500 000 km2, soit un cinquième du territoire national.

Colère et impatience

Certaines victimes qui ont déjà touché de l’argent estiment que le montant ne suffit pas ou ne comprennent pas à quoi il correspond. « Je suis ayant droit pour avoir perdu tous les membres de ma famille. Ma maison a été endommagée. J’ai perdu également mes biens. Mais je suis aussi blessée à la jambe. Curieusement, j’ai reçu 2 000 dollars. Je ne sais pas pour quelle catégorie j’ai reçu ce montant. Cet argent se trouve sur mon compte et je ne sais quoi en faire », explique à Justice Info une victime vivant à Kisangani.

D'autres ne sont toujours pas dédommagées, comme cet homme du quartier Mangobo qui en a marre d’effectuer des va-et-vient avec sa grand-mère au siège du Frivao, pour réclamer son argent. Leur maison familiale a été détruite par deux bombes en 2000 et il dispose de toutes les preuves attestant qu’il fait partie des victimes, confie-t-il. « Ça nous dérange, le fait qu’ils tirent les choses en longueur. L’attente est trop longue. Chaque jour, nous dépensons de l’argent pour le transport. Qu’ils accélèrent le processus ! Qu’ils remettent à chaque personne en ordre son argent », réclame-t-il, en colère.

Avec ce remaniement du Frivao, le processus d'indemnisation s'est semble-t-il accéléré : le 8 octobre, 998 victimes ont été indemnisées, sur les 1 200 envoyées à la Rawbank pour y ouvrir des comptes afin de recevoir l’argent. Après l’indemnisation, assure Bolukola, le Frivao compte « accompagner les victimes » afin de les aider à mieux utiliser l'argent reçu après 24 ans d’attente.