A l’Épicentre des dommages environnementaux en Ukraine

La guerre en Ukraine entraîne d'importants dommages environnementaux pour les sols, l'air, l'eau et la population, causés par les bombardements russes. Dans la seule région de Tchernihiv, les autorités ukrainiennes évaluent leur coût à environ 630 millions de dollars. Comment ces dommages sont-ils évalués et poursuivis ? Sont-ils qualifiés de crimes de guerre ou d'écocide ? La destruction de l'hypermarché Épicentre, à Tchernihiv, représente un premier cas d’école.

L'hypermarché Épicentre, près de Tchernihiv (Ukraine) en 2022 après son bombardement par l'armée russe. Photo : vue extérieure de l'hypermarché carbonisé.
L'hypermarché Épicentre, en banlieue de Tchernihiv, à l'été 2022, quelques mois après son bombardement par l'armée russe. Photo : © Union ukrainienne des centres commerciaux
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Le 28 février 2022, un bombardement russe embrase l'hypermarché Epicentre dans la banlieue de Tchernihiv, au nord de l’Ukraine. Une colonne de fumée noire est visible depuis différents endroits de la ville, et plus de 22 000 mètres carrés brûlent. Un mois après la fin du siège de Tchernihiv, en mai 2022, le site est examiné par des experts de l'Inspection nationale de l'environnement afin d'évaluer les dommages écologiques. Selon leurs estimations, 17 produits chimiques dangereux pour l'homme ont été libérés dans l'atmosphère.

Le montant total des dommages causés par le bombardement de l’Épicentre est estimé à plus de 8 millions de hryvnias (environ 200 000 dollars), mais l'ensemble des dommages environnementaux causés par les bombardements russes dans la région de Tchernihiv s'élève actuellement à près de 26 milliards de hryvnias (630 millions de dollars), déclare Serhiy Zhuk, chef de l'Inspection nationale de l'environnement.

Le ministère ukrainien de la protection de l'environnement a commencé à élaborer des méthodes de calcul du coût des dommages après le début de l'invasion à grande échelle. « Il n'y a pas eu de guerre de ce type auparavant, et donc pas d'expérience en la matière. Nous disposons de coefficients moyens de calcul de la pollution. Mais plus l'installation est grande, plus la zone de contamination est importante », explique Zhuk.

Les dommages écologiques causés par la guerre sont différenciés entre l'air, le sol et l'eau. « Il existe également des coefficients pour la surface et le temps de combustion. Cela peut brûler pendant 24 heures ou plus, comme l’Épicentre », dit Zhuk. « Une méthodologie différente est utilisée s'il y a du combustible dans l'installation. Nous n'utilisons pas la surface de la zone, mais le tonnage de la substance spécifique. Lorsqu'une tonne est brûlée, une certaine quantité de produits chimiques est libérée. Nous multiplions tous ces chiffres pour obtenir un montant monétaire. »

Serhiy Zhuk, chef de l'Inspection nationale de l'environnement dans l'Oblast de Tchernihiv, prend un selfie sur le site de l’hypermarché Épicentre, totalement détruit, en Ukraine.
Serhiy Zhuk, chef de l'Inspection nationale de l'environnement dans l'Oblast de Tchernihiv, sur le site de l’hypermarché Epicentre. Photo : © Inspection nationale de l'environnement de Tchernihiv

17 substances dangereuses rejetées

Dans le cas de l'incendie de l’Épicentre à Tchernihiv, les dommages ont été calculés en fonction des émissions excessives de polluants dans l'air. Selon Ihor Mikhailov, chef du département d’État à la surveillance environnementale, la gestion des déchets et des produits chimiques dangereux, il n'a pas été possible d'accéder à l’Épicentre immédiatement après le bombardement, et la direction de l'entreprise n'était pas présente à Tchernihiv à ce moment-là.

« Il a fallu beaucoup d'efforts pour entrer en contact avec la direction de l'entreprise à Kyiv. Ce n'est qu'en mai 2022 que nous avons commencé à travailler sur l'installation. En l’espèce, la méthodologie consistait à calculer les dommages pour trois catégories de combustion : produits pétroliers, bois, bâtiments et locaux. Nous avons déterminé les émissions spécifiques de polluants dans l'air. »

Les 17 substances dangereuses rejetées dans l'atmosphère ont été déterminées selon une méthodologie standard, préalablement élaborée par des experts européens. « Une liste cohérente d'éléments chimiques est déjà établie. Nous savons quels types de substances et quelles quantités sont émises dans l'atmosphère lors de la combustion d'une certaine surface de produits pétroliers ou de bois. Seule la durée de combustion varie et affecte les coefficients que nous utilisons pour le calcul. Le type d’incident varie également. Il peut s'agir d'un incendie domestique ordinaire, qui a un coefficient, ou d'un incendie lors d'une agression armée, qui en a un autre. Le coefficient de pollution environnementale est le plus élevé dans le second cas. »

Selon Mikhailov, le calcul des dommages causés par l'incendie de l’Épicentre est le premier du genre en Ukraine. « Nous avons étudié ces méthodes à temps, nous les avons maîtrisées et nous les utilisons maintenant. Toutes les données et tous les calculs que nous avons effectués ont été rapidement soumis au bureau du procureur régional de Tchernihiv afin qu'il puisse les traiter et les joindre à des affaires pénales contre la Russie. »

Nausées, maux de tête, perte de connaissance, risque de cancer

L'incendie de l’Épicentre a affecté la santé des habitants de Tchernihiv de plusieurs manières. « Les gaz libérés pendant l'incendie ont dépassé le niveau maximum tolérable et ont eu un impact sur l'état psycho-émotionnel des gens. Ils entraînent une fatigue chronique, nuisent à l'efficacité, provoquent nausées, maux de tête et pertes de connaissance. En outre, ils ont un effet cancérigène et un impact toxique sur le système respiratoire », affirme Yurii Karpenko, un écologiste de Tchernihiv.

« Les habitants de Bobrovytsia ont respiré cette fumée, tout comme ceux de Tchernihiv. Nous avons également bu de l'eau contaminée. De toute façon, notre santé s'est détériorée. Il est difficile de mesurer cela, car on ne peut quantifier qu'à partir d’un point de départ, et il n'y avait aucun moyen de le faire au début de la guerre à grande échelle », explique Zhuk. A ses yeux, si la Fédération de Russie les indemnise, les fonds pourraient être utilisés pour améliorer la situation environnementale dans la région de Tchernihiv. « Nous avons un fonds pour l'écologie. Il s'élève à environ 15 millions de hryvnias (360 000 dollars) par an. Donc, si nous pouvions obtenir au moins un dixième du montant total des dommages écologiques, qui s'élève à plus de 25 milliards de hryvnias, ce serait toujours plusieurs fois le montant du fonds écologique pour toute la région », dit-il. « Nous pourrions utiliser ces fonds pour construire une centrale solaire ou éolienne. Nous pourrions distribuer ces fonds aux communautés afin qu'elles puissent améliorer les services d'eau, les systèmes de chauffage et acheter d'autres équipements modernes utilisés en Europe et en Amérique. »

Études et calculs

Toutes les études et tous les calculs concernant les dommages écologiques causés par la guerre sont effectués sur place, à Tchernihiv, précise Zhuk. « Notre laboratoire est pleinement certifié pour toutes les substances. Il y a plusieurs façons de travailler lorsque nous devons examiner un site après qu'il a été touché par un obus ou un missile. L'une d'entre elles consiste à impliquer l'inspection environnementale dans le cadre d'une procédure pénale. Lorsqu'une procédure pénale est engagée, l'inspection environnementale est chargée d'évaluer, entre autres, les dommages écologiques. »

Cependant, l'application pratique de cette méthode est rarement utilisée car elle prend beaucoup de temps, note le chef de l'Inspection régionale de l'environnement. « Dans le cadre d’une procédure pénale, on se concentre d’abord sur la destruction. Puis vient le déminage en toute sécurité, c'est-à-dire l'enlèvement des débris explosifs. Ensuite, les services de nettoyage interviennent et ainsi de suite. Si nous attendions que tout cela soit terminé, nous n'aurions pratiquement rien à faire sur place. C'est pourquoi nous avons le droit de réagir en fonction d'un algorithme spécial développé dans le cadre de l'application EcoThreat », explique-t-il.

Cette application permet à quiconque d'entrer des informations dans une base de données électronique spéciale et de signaler tout crime écologique. Elle fonctionne partout en Ukraine et permet un déploiement dans toutes les régions. Après avoir reçu un tel rapport électronique, les autorités ont le droit de se rendre sur place et de prendre des échantillons, des mesures et des photos. « La seule condition est que nous soyons autorisés à nous rendre sur place par l'armée ou le service national des urgences. Ensuite, nous effectuons des recherches, des calculs et envoyons les résultats au bureau du procureur pour qu'ils soient inclus dans le dossier », ajoute-t-il. Les inspecteurs de l'environnement doivent obtenir une autorisation de sécurité spéciale pour effectuer ces visites. Selon Zhuk, le nombre de spécialistes dépend de la complexité du site.

Selon Olha Shedko, cheffe du département de l'instrumentation et du contrôle en laboratoire de l'Inspection nationale de l'environnement, c'est le sol qui est le plus pollué par les bombardements. L'analyse est effectuée en laboratoire. Cela prend généralement deux semaines. Elle souligne en outre qu'avant l'invasion à grande échelle, ils n'avaient jamais eu à faire face à ce type de pollution, et qu'il a donc été difficile d'effectuer les tests au cours des premiers mois. « Nous avons cherché des informations auprès de sources ouvertes. Il est vraiment difficile de déterminer ce que l'on peut faire et ce que l'on ne peut pas faire. Nous avons compris, par exemple, que de nombreux composés pyrotechniques contiennent du nitrophénol, de la nitroglycérine et du TNT. C'est pourquoi nous avons étudié le groupe de l'azote. Si les carburants et les huiles se répandent, cela signifie que des liquides techniques se dispersent, ce qui est également très nocif. En outre, lorsque des véhicules militaires ou blindés sont détruits, il y a un risque de fuite d'acide des batteries », explique-t-elle.

Olha Shedko, cheffe du département des contrôles instrumentaux et de laboratoire de l'Inspection nationale de l'environnement (Ukraine). Photo : Shedko pose dans un laboratoire.
Olha Shedko, cheffe du département des contrôles instrumentaux et de laboratoire de l'Inspection nationale de l'environnement. Photo : © Suspilne Tchernihiv

L'Ukraine doit-elle s'attendre à des réparations écologiques ?

Le registre des dommages pour l'Ukraine a été créé à La Haye et est devenu opérationnel le 2 avril 2024. En mars 2024, le registre a ouvert son bureau à Kyiv et a commencé à accepter les demandes d'indemnisation pour les dommages ou la destruction de biens résidentiels et plusieurs autres catégories. « Il est prévu qu'à l'avenir, il sera possible de soumettre des demandes pour d'autres types de dommages, y compris les dommages causés à l'environnement et aux ressources naturelles, le déminage et l'enlèvement de munitions non explosées », peut-on lire sur le site officiel du registre.

« Le conflit armé en Ukraine étant d'intérêt international, l'évaluation des dommages causés à l'environnement et la preuve de la culpabilité des responsables seront établies par les institutions judiciaires internationales sur la base des preuves recueillies. En fonction des résultats de l'évaluation et de la confirmation de ces dommages, une décision sera prise quant à l'indemnisation éventuelle et la restauration des territoires et de l'environnement touchés », déclare le bureau du procureur général.

Selon le ministère ukrainien de la Protection de l'environnement et des ressources naturelles, il existe une base juridique internationale pour les réparations concernant la guerre en Ukraine et la responsabilité internationale de la Russie dans la conduite d'une guerre d’agression. La meilleure façon d'y parvenir dépend des parties prenantes et du degré de soutien de la communauté internationale à l'Ukraine et aux victimes de la guerre.

Écocide ou crime de guerre ?

Selon l'article 441 du code pénal ukrainien, l'écocide est la destruction massive de la flore ou de la faune, la contamination de l'atmosphère ou des ressources en eau, ainsi que d'autres actes susceptibles de provoquer une catastrophe environnementale. Les auteurs d'écocide risquent de 8 à 15 ans de prison. « Il s'agit de l'un des crimes les plus difficiles à prouver, car sa définition est déterminée par des notions qui ne sont pas actuellement stipulées par la loi, telles que ‘large échelle’, ‘contamination’ et ‘catastrophe écologique’ », explique Vladyslav Ihnatenko, chef du département chargé d'enquêter sur les crimes de guerre contre l'environnement au sein du bureau du procureur général. « En même temps, lorsque nous documentons les conséquences des hostilités, nous utilisons les traités internationaux ou le droit international humanitaire (le « droit des conflits armés »), qui établit les règles de la guerre et précise quels actes constituent des violations graves de ces règles. En d'autres termes, il s'agit de crimes de guerre contre l'environnement », ajoute-t-il. « Les caractéristiques de ces crimes de guerre contre l'environnement selon le droit international humanitaire, combinées à la législation ukrainienne, fournissent des bases juridiques pour poursuivre les auteurs d'un « écocide » sur le territoire de l'Ukraine. »

Mais pour l'instant, les enquêteurs ne considèrent pas les dommages causés à l'environnement pendant la guerre comme un écocide. Toutefois, « les tribunaux ukrainiens examinent les cas de crimes de guerre, y compris ceux commis contre l'environnement », précise Ihnatenko. Le bureau du procureur régional de Tchernihiv enquête sur l'incendie d’Épicentre causé par les bombardements russes en vertu de l'article 438 du code pénal, en tant que violation des lois et coutumes de la guerre. Selon la société Épicentre, ce dossier en est au stade de l’enquête préliminaire. Épicentre indique également qu'elle n'a pas déposé de plainte ni de demande au registre des dommages. La société Épicentre reconstruit actuellement les magasins détruits dans toute l'Ukraine. Celui situé à la périphérie de Tchernihiv en fait partie. Sa reconstruction devrait être achevée d'ici fin novembre 2024.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Suspilne ».

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