Guantánamo : la torture et le déni qui hantent toujours l'Amérique

Donald Trump et Kamala Harris, candidats à l'élection présidentielle américaine du 5 novembre, restent silencieux sur Guantánamo. Tandis que l’Onu demande la fermeture de cette prison militaire américaine à Cuba, connue comme lieu de torture systémique et de déni des droits fondamentaux : « Le deux poids deux mesures des États-Unis en matière de droit international nuit à l'application du droit partout. »

Guantánamo : la prison américaine (à Cuba) où la torture est encore présente tout comme diverses autres violations des droits humains (ou du Droit tout court). Photo : un prisonnier en tenue orange est photographié de loin, derrière des barbelés, et encerclé par des militaires.
Un détenu à Guantánamo, en janvier 2002. Depuis 23 ans, la prison militaire américaine sur l'île de Cuba est dénoncée pour sa pratique systématique de la torture et son déni des droits fondamentaux. Photo : © Roberto Schmidt / AFP
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« Le moment de vérité est attendu depuis longtemps. Le deux poids deux mesures des États-Unis en matière de droit international nuit à l'application du droit partout et à la crédibilité et légitimité d'un ordre mondial conçu pour protéger l'humanité tout entière », déclare Ben Saul, rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l'homme et la lutte contre le terrorisme, dans un communiqué de presse publié le 11 septembre dernier, date anniversaire des attentats du 11 septembre 2001 perpétrés à New York et Washington par Al-Qaida. Il se réfère à la situation dans la prison militaire américaine de Guantanamo Bay, sur l’île de Cuba.

Deux tiers des détenus originels de Guantánamo n’ont manifestement pas été accusés de quoi que ce soit, et leur transfert vers des pays tiers a été recommandé. Selon le communiqué de presse de Saul, « un grand nombre des quelque 741 personnes libérées de Guantánamo, y compris des ressortissants étrangers réinstallés dans 29 pays tiers, étaient très vulnérables et n'ont pas bénéficié d'un soutien adéquat et durable pour se remettre des traumatismes causés par la torture et une détention prolongée et inhumaine. Certains ont été détenus arbitrairement, torturés ou accusés abusivement de crimes à leur arrivée dans d'autres pays ».

Trente détenus se trouvent toujours dans la prison de Guantánamo. En août, l'administration actuelle du président américain sortant, Joe Biden, est revenue sur un accord de plaidoyer conclu précédemment, en vertu duquel trois détenus de Guantánamo accusés d'avoir participé à la préparation des attentats du 11 septembre 2001 avaient accepté de plaider coupables des accusations de complot portées contre eux, en échange d'une peine de prison à perpétuité au lieu d'une possible condamnation à la peine de mort. Cette volte-face était apparemment due aux pressions exercées par les familles des victimes du 11-Septembre et par les membres du parti républicain.

Selon Saul, les conditions de détention des 30 détenus restants à Guantánamo « ne s’avèrent pas répondre aux normes internationales, notamment en ce qui concerne les soins médicaux, la réhabilitation après les tortures et les traumatismes, l'accès à des avocats et les visites familiales ». Il ajoute que « seize des détenus restants ont été autorisés à être libérés et attendent d'être réinstallés à l'étranger, après des décennies de détention sans inculpation ».

Al-Nashiri : torturé et détenu depuis 22 ans sans procès

Sylvain Savolainen, avocat suisse d'Abd al-Rahim al-Nashiri, détenu à Guantánamo, décrit les tortures infligées à son client : « Outre le water-boarding, cela comprend des exécutions simulées, le fameux "rectal feeding" – en réalité un viol par l'anus –, être suspendu nu et les poignets ligotés dans son dos au point de disloquer son épaule, avoir la tête tapée contre les murs, être privé de sommeil pendant des dizaines de jours, être mis dans une boîte où il n'y a pas la place suffisante pour mettre les pieds, il devait se mettre sur la pointe des pieds dans une boîte noire avec des insectes. »

Comme le souligne Savolainen, ces « techniques d'interrogatoire renforcées » ont été largement documentées par les organes de défense des droits de l'homme de l'Onu et de l'Union européenne, ainsi que par des sources publiques et crédibles aux États-Unis, notamment un rapport de décembre 2014 de la commission sénatoriale du renseignement sur les techniques d'interrogatoire de la CIA après le 11 septembre 2001. La torture est décrite dans un avis de novembre 2022 du groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire, qui a déclaré que al-Nashiri devrait être immédiatement libéré et indemnisé pour les graves tortures psychologiques et physiques qu'il a subies. Cette décision s'adresse non seulement aux États-Unis, mais aussi aux gouvernements des autres pays où il a été maltraité. Il s'agit notamment de la Lituanie, du Maroc, de la Pologne, de la Roumanie et de la Thaïlande, où il aurait été torturé dans des « sites noirs » de la CIA, dans le cadre de la politique des extraditions extrajudiciaires de George W. Bush entre 2002 et 2006. Il a été transféré à la prison militaire américaine de Guantánamo Bay en 2006.

Al-Nashiri, citoyen saoudien que les États-Unis soupçonnent d'avoir organisé l'attentat à la bombe contre l'USS Cole en 2000, au cours duquel 17 marins de la marine américaine ont été tués et 37 autres blessés, a été capturé à Dubaï, dans les Émirats arabes unis, en novembre 2002. Mis en accusation pour cet attentat, il a fait l'objet d'audiences préliminaires devant un tribunal militaire américain à Guantánamo depuis 13 ans. Me Savolainen travaille avec un groupe d'avocats pour porter sa demande de libération et d’indemnisation devant les organes des Nations unies et de l'Union européenne chargés des droits de l'homme.

« Ce n'est pas une justice »

En août 2023, le tribunal militaire de Guantánamo a rejeté les preuves obtenues sous la torture contre al-Nashiri. Cette décision est intervenue peu de temps après la publication de l'avis du Groupe de travail de l’Onu sur la détention arbitraire et d'un rapport accablant de l'ancienne rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits de l'homme et la lutte contre le terrorisme, Fionnuala Ní Aoláin, qui avait été autorisée par l'administration Biden à se rendre à Guantánamo. Elle a conclu que la politique américaine de torture reste le principal obstacle à la justice, tant pour les victimes du 11-Septembre que pour les auteurs présumés de ces actes se trouvant à Guantánamo. « L'ensemble de ces pratiques et manquements a des effets cumulatifs et aggravants sur la dignité et les droits fondamentaux des détenus, et constitue un traitement cruel, inhumain et dégradant permanent », a-t-elle conclu. « La fermeture de l'établissement reste une priorité. »

Le rapport de Ní Aoláin indique que « neuf hommes impliqués dans le processus de la commission militaire [tribunal militaire de Guantánamo] sont toujours en phase d'instruction après avoir subi d'innombrables retards ». Elle signale, en outre, « des lacunes fondamentales en matière d'équité des procès et de respect des droits de la défense dans le système de la commission militaire ».

Me Savolainen estime que le tribunal militaire américain « n'est pas une justice ». « Toute procédure équitable n’est même plus envisageable », dit-il à Justice Info. « Il n'est plus possible d'avoir un procès, c'est ce que dit la décision [du groupe de travail de l'Onu sur la détention arbitraire], tant les séquelles de la torture sur la personne sont violentes. Raison pour laquelle, et l'Onu le dit, il doit être libéré immédiatement. »

Cela fait écho aux conclusions de Ní Aoláin, qui dit que, compte tenu des effets de la torture et de la violation prolongée de leurs droits, « il est très improbable qu'aucun détenu puisse assister et participer efficacement à sa propre défense ». Elle réitère l'appel de l’Onu et d'autres organismes de défense des droits de l'homme pour que les détenus restants à Guantánamo soient libérés et indemnisés pour les abus qu'ils ont subis.

Abu Zubaydah : torturé et détenu indéfiniment sans inculpation

Abu Zubaydah, citoyen palestinien né en Arabie saoudite, a été le premier détenu de la CIA après le 11-Septembre. Capturé au Pakistan en 2022, il a été détenu dans divers sites clandestins de la CIA avant d'être transféré en 2006 à Guantánamo. Il n'a jamais été inculpé et, contrairement à 16 autres détenus actuels, il n'a pas été autorisé à être transféré vers un pays tiers. Les rapports faisant état des tortures extrêmes qu'il a subies dans le cadre des « techniques d'interrogatoire renforcées » sont similaires à ceux concernant al-Nashiri. Hannah Garry, une avocate américaine qui aide à représenter Abu Zubaydah devant les Nations unies et d'autres organismes de défense des droits de l'homme, affirme que son client a subi « d'horribles dommages physiques et psychologiques » à la suite de sa détention arbitraire prolongée et des actes de torture qu'il a subis.

Le Groupe de travail de l’Onu sur la détention arbitraire déclare, dans un avis publié en avril 2023, que « compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, le recours approprié serait de libérer immédiatement M. Zubaydah et de lui accorder un droit exécutoire à une indemnisation et à d'autres réparations, conformément au droit international ». Les États-Unis l'ont d'abord soupçonné d'être une menace terroriste majeure et un « membre du cercle rapproché d'Oussama ben Laden », mais le groupe de travail de l’Onu dit que « ces affirmations auraient été fondées sur des informations obtenues sous la torture, qui ont été rétractées en 2002 ». Le rapport souligne également qu'« en février 2008, le gouvernement des États-Unis a admis que M. Zubaydah n'était pas membre d'Al-Qaïda. En 2017, il a été retiré de la liste des sanctions contre Al-Qaïda. Bien que le fondement de sa détention ait été discrédité, le gouvernement continue d'affirmer son droit de le détenir indéfiniment ».

Comment cela est-il possible, « C'est en vertu d'une interprétation de la loi américaine sur l'autorisation et l'utilisation de la force militaire quand on a été détenu et identifié comme étant - ce qu'il était - un combattant ennemi », explique Garry à Justice Info. « Je ne dis pas que cette interprétation est la bonne. C'est leur interprétation selon laquelle tant qu'il y a une menace permanente pour la sécurité dans cette 'guerre' en cours - entre guillemets - il y a un droit à le détenir indéfiniment. »

Elle indique que les avocats de Zubaydah ont contacté des pays qui pourraient être disposés à l'accueillir s'il était autorisé à être transféré. Mais ce n'est guère facile dans le contexte actuel du conflit au Moyen-Orient. Les États-Unis ont bloqué le transfert prévu de 11 détenus yéménites vers Oman après l'attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023. La guerre à Gaza, dans laquelle les Houthis du Yémen sont également impliqués, a suscité des inquiétudes quant à la sécurité non seulement des détenus, mais aussi des États-Unis, explique Garry.

Justice et réparations

Les avocats des détenus de Guantánamo ont porté de nombreux dossiers devant les organes de défense des droits de l'homme de l’Onu et de l'Union européenne – dont les rapporteurs spéciaux des Nations unies, le groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire, le comité des droits de l'homme de l’Onu et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). La CEDH a rendu des arrêts contre des pays européens comme la Pologne, la Roumanie et la Lituanie qui ont accueilli des « sites noirs » américains où des détenus ont été soumis à la torture par la CIA. Certains détenus ont également été reconnus comme victimes de torture devant la Cour pénale internationale (CPI), dans le cadre de la situation en Afghanistan, y compris al-Nashiri et Zubaydah, selon leurs avocats.

Au Royaume-Uni, une affaire similaire est en cours devant l'Investigatory Powers Tribunal. Le Royaume-Uni est accusé de complicité dans les extraditions extrajudiciaires et la torture pratiquées par les États-Unis. Cette question est également soulevée dans l'avis du Groupe de travail de l’Onu sur la détention arbitraire concernant Zubaydah. « Dans une étude conjointe des Nations Unies de 2010, le Royaume-Uni a été identifié comme un État complice du programme d’extraditions extraordinaires qui en a sciemment profité » est-il dit. « La Commission sur le renseignement et la sécurité du Parlement (Royaume-Uni) a constaté, en 2018, que le gouvernement avait envoyé des questions aux interrogateurs et reçu des renseignements obtenus auprès de détenus dont les autorités savaient ou auraient dû savoir qu'ils avaient été maltraités. » En outre, « un rapport du Parlement européen cite 170 escales d'avions exploités par la CIA dans des aéroports du Royaume-Uni » emmenant des détenus vers des sites d’extradition.

Les avocats font pression pour que leurs clients soient libérés et reçoivent des réparations, comme l'ont recommandé de nombreux organismes de défense des droits de l'homme. Selon Garry, l’indemnisation devrait inclure « toutes les réparations possibles pour une solution effective au regard du droit international ». Elle cite le droit à la vérité, avec des enquêtes et de la transparence sur ce qui s'est passé, des excuses, la mise en liberté, une compensation pour la torture, la réhabilitation et les soins médicaux.

Elle insiste également pour que les auteurs américains d'actes de torture soient traduits en justice. Dans sa décision relative à al-Nashiri, le groupe de travail de l’Onu a notamment exhorté les gouvernements à garantir une enquête complète et indépendante et à prendre les mesures appropriées à l'encontre des responsables de la violation des droits d'al-Nashiri. Les enquêtes de la CPI sur la situation en Afghanistan visent le même objectif en ce qui concerne le personnel militaire et médical américain ayant autorisé et pratiqué la torture.

Quel avenir ?

« Nous connaissons la position de Trump sur Guantánamo sous sa précédente administration. Il n'est à coup sûr pas prévu de le fermer, les plans sont de le maintenir ouvert comme cette sorte de no man's land, une espèce d'endroit sans loi pour détenir les 'méchants' », explique l'avocate américaine Garry. « Pour Harris, je pense que c'est très délicat pour elle avec tout ce qui s'est passé à Gaza et compte tenu de l'état de polarisation de la société américaine en ce moment entre les deux partis. J'ai l'impression qu’évoquer le sujet entraîne une situation inextricable. »

Garry et Savolainen reconnaissent toutefois que le gouvernement Biden-Harris, bien qu'il n'ait pas réussi à fermer Guantánamo, a fait des progrès sur les remises en liberté de détenus. Ils soulignent également que leur gouvernement a invité l'ancienne rapporteuse spéciale de l’Onu sur les droits de l'homme et la lutte contre le terrorisme, Ní Aoláin, à visiter la prison de Guantánamo Bay, invitation que Ní Aoláin a également saluée comme étant courageuse. Ils affirment que la fermeture de Guantánamo devrait être une priorité pour la prochaine administration américaine, non seulement pour le bien des détenus, mais aussi pour la crédibilité des États-Unis en matière de droits de l'homme et de respect du droit international.

« La libération des détenus est un processus extrêmement difficile », explique Garry « et c'est malheureusement une blessure que le gouvernement américain s'est infligée à lui-même. Je pense qu'il est impératif que le gouvernement américain aille de l'avant pour corriger son passif en matière de torture, en libérant les détenus et en reconnaissant simplement ce qu'ils ont fait, en s’excusant. »

Savolainen partage cet avis : « Si Guantanamo était une institution juridiquement légitime, il n'y aurait pas besoin de le fermer. Ils veulent le fermer parce qu'ils ont conscience du problème que cela représente, notamment vis-à-vis du crédit que les États-Unis peuvent avoir face à des interlocuteurs comme la Chine, la Russie et d'autres. Car lorsque des questions de droits de l'homme sont soulevées, on répond régulièrement aux États-Unis : vous n'êtes pas crédibles sur le sujet, fermez Guantánamo et après venez nous parler. »

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