« C’est cynique d’accuser les Criméens de trahison envers l’Ukraine »

Mykola Fedorian a été chef adjoint du ministère de l’Intérieur de la Crimée jusqu’en 2011. Il travaillait dans une entreprise publique lorsque la Russie a annexé la Crimée. Il est resté, a conservé son passeport ukrainien et effectué des visites dans son pays. Jusqu’à ce qu’il soit arrêté à la frontière, en novembre 2020, bien avant l’invasion de l’Ukraine à grande échelle par la Russie. Le 18 octobre, il a été condamné à Kyiv à 12 ans de prison. Et il n’en croit pas ses oreilles.

Procès de Mykola Fedorian en Ukraine pour des crimes de trahison commis en Crimée occupé par la Russie. Photo : Fedorian lors de son procès à Kyiv, derrière la vitre du box des accusés.
Pour Mykola Fedorian, accusé de trahison, les habitants de Crimée se sont sentis rejetés et abandonnés par l'Ukraine. Photo : © Iryna Salii / Sudovyi Reporter
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Le 7 novembre 2020, à 5 heures du matin, l’ancien chef adjoint du ministère de l’Intérieur de Crimée (MIA), Mykola Fedorian, est arrêté au poste de contrôle de Kalanchak, dans l’oblast de Kherson, au sud-est de l’Ukraine. Fedorian a pris sa retraite fin 2011 et, depuis 2012, il travaille au département des transports de l’entreprise publique Chornomornaftogaz. Après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, il reste sur place, reçoit un passeport russe et continue à travailler pour cette entreprise publique, devenue russe et renommée Chernomorneftegaz.

Fedorian ne coupe pas ses liens avec l’Ukraine. Il conserve sa citoyenneté ukrainienne et rend occasionnellement visite à ses parents âgés, dans le village de Nyzhni Petrivtsi, dans l’oblast de Tchernivtsi. En 2019, il se rend même en Ukraine pour renouveler son passeport.

Ce matin de novembre 2020, Fedorian rentre en Crimée en bus depuis Tchernivtsi lorsqu’un problème survient au poste de contrôle. Un agent des services de sécurité ukrainiens (SBU) l’invite à discuter dans une pièce séparée. Le téléphone portable du retraité du MIA sera bientôt saisi et deviendra un élément de preuve clé dans les poursuites pénales contre lui. Fedorian a conservé ses conversations avec les employés de Chernomorneftegaz et avec les gardes-frontières qui l’aident à franchir la frontière avec la Crimée. Il a également une photo de lui en compagnie du commandant de la Garde nationale ukrainienne, Mykola Balan. Il s’avère qu’ils sont de vieux amis. Ils ont servi ensemble dans la police de Sudak dans le passé et leurs familles ont développé des liens étroits. Balan aurait aidé Fedorian et ses proches à voyager entre l’Ukraine et la Crimée occupée. Vers 8 heures du matin, Fedorian lui envoie un SMS : « Mykola, à l’aide, SBU. »

Les représentants des forces de l’ordre divulguent des photos de médailles et de certificats délivrés par les autorités russes pour la participation au référendum et au défilé en Crimée, photos découvertes dans le téléphone de Fedorian, ainsi que des extraits de sa correspondance avec des agents du service de sécurité fédérale russe (FSB). Les médias ukrainiens font rapidement leur manchette sur la détention du « traître ».

Fourniture de véhicules au FSB russe

Fedorian est accusé d’avoir fourni des véhicules de Chernomorneftegaz au FSB et à d’autres forces de sécurité de la Fédération de Russie à au moins 12 reprises pour mener des soi-disant enquêtes et transporter des citoyens ukrainiens illégalement détenus vers des centres de détention sous prétexte de lutter contre l’organisation terroriste Hizb ut-Tahrir.

Le Hizb ut-Tahrir est un parti islamique international, principalement actif en Asie centrale. Bien qu’il ait été qualifié d’organisation terroriste par la Cour suprême russe en 2003 et par le Royaume-Uni en 2024, il n’est pas interdit en Ukraine et dans la plupart des pays du monde. Selon l’ONG SOS Crimée, après l’annexion de la Crimée, plus de 100 citoyens ukrainiens ont fait l’objet de persécutions politiques en raison de leur affiliation présumée au Hizb ut-Tahrir. Ils ont été condamnés par des tribunaux russes à des peines de prison allant de 8 à 20 ans.

Fedorian a envoyé des messages à des agents du FSB sur la fourniture de véhicules les 25, 27, 28, 30 mars, 10 avril, 6 juin, 12 août, 16 septembre, 9 octobre, 13 décembre 2019, ainsi que le 15 juillet et le 21 août 2020, selon les documents présentés à la cour. La correspondance WhatsApp suggère qu’un agent du FSB russe a contacté Fedorian et lui a indiqué le nombre de bus requis. Fedorian, en accord avec le directeur de Chernomorneftegaz, Alexander Kuznetsov, a chargé un employé subalterne de trouver des véhicules et des chauffeurs disponibles. Il a ensuite envoyé la liste des bus et des chauffeurs à l’officier du FSB et a informé les chauffeurs de leur destination. Les enquêteurs ont comparé ces dates avec celles des perquisitions menées sur des militants pro-ukrainiens et des Tatars de Crimée, relatées et photographiées par les médias.

Une expérience négative avec le SBU ukrainien

À la suite de perquisitions menées par le FSB les 27 et 28 mars 2019, 15 citoyens ukrainiens tatars de Crimée ont été illégalement détenus et placés dans un centre de détention provisoire à Simferopol. Le 10 juin 2019, au moins 5 perquisitions ont eu lieu et quatre personnes ont été détenues. La vidéo de la perquisition au siège du mouvement Solidarité Criméenne, de Riza Umerov, montre un minibus blanc avec la plaque d’immatriculation A048ХK, correspondant à un véhicule de la liste envoyée par Fedorian. Plus tard, un tribunal russe a condamné Umerov à 13 ans de prison pour participation à une organisation terroriste. Le 21 août 2020, Chernomorneftegaz a fourni au FSB des véhicules pour saisir une remorque de 12 mètres de long appartenant à des Tatars de Crimée et la transporter du village de Zolote à Simferopol.

Le procureur Andrii Maga est convaincu que, compte tenu de ses 30 ans d’expérience dans les forces de l’ordre, Fedorian devait connaître les intentions des services spéciaux russes. En effet, le FSB n’est pas la même chose que la police. Conformément aux conventions de Genève, seule la police est chargée de maintenir l’ordre dans le territoire occupé. Le FSB, lui, assure l’application des politiques des autorités d’occupation.

Le procureur Andrii Maga au procès de Mykola Fedorian en Ukraine, accusé de trahison pour des crimes commis en Crimée.
Le procureur Andrii Maga est convaincu que, compte tenu de ses 30 ans d’expérience dans les forces de l’ordre, Fedorian devait connaître les intentions des services spéciaux russes quand il leur a prêté des véhicules. Photo : © Iryna Salii / Sudovyi Reporter

Avant l’annexion de la Crimée, alors qu’il travaillait pour Chornomornaftogaz, Fedorian avait fourni des services similaires au SBU ukrainien. Mais son expérience avait été négative et nourrie de ressentiment après qu’il avait été suspendu pour avoir refusé de fournir des véhicules. A la cour, il raconte qu’en 2013, le nouveau PDG de l’entreprise lui avait demandé de fournir un hélicoptère à certains individus, sans demande officielle. L’hélicoptère coûtait plus de 10.000 dollars, alors Fedorian avait refusé. Du coup, il avait été suspendu pendant un mois, soumis à une enquête interne avant d’être réintégré. Puis, en 2014, une autre demande de mise à disposition d’un hélicoptère avait été formulée. Fedorian avait refusé une fois de plus et avait été rétrogradé de son poste de chef de service à celui d’adjoint, avant d’être réintégré par la suite.

« Je n’ai jamais servi la Russie. J’ai servi l’Union soviétique »

Fedorian a 64 ans. Il raconte avec fierté qu’il est né dans une famille roumaine de classe ouvrière, qu’il a obtenu une médaille d’or (distinction accordée aux enfants ayant d’excellentes notes) au lycée, deux diplômes en histoire et en droit et qu’il a travaillé dans la police pendant la plus grande partie de sa vie. Dans sa carrière, il est passé de policier à chef adjoint du département principal du ministère de l’Intérieur de la République autonome de Crimée et chef de la sécurité publique ; de sergent il est devenu colonel. Il souligne qu’il a accompli tout cela par ses propres moyens, sans aucun piston.

« Ceux d’entre nous qui ont travaillé à cette époque se souviennent des conditions de travail à l’aube de l’indépendance de l’Ukraine. De longues périodes sans salaire, sans domicile, dans des appartements loués et des dortoirs. J’ai vécu dans un dortoir pendant 14 ans. C’était agréable de partir en vacances en Crimée, mais y travailler était très dur. Pourtant, nous avons défendu avec diligence les intérêts de l’Ukraine et de ses citoyens, en restant fidèles à notre serment », déclare-t-il au tribunal.

Fedorian ne peut être qualifié de sympathisant de l’Ukraine. Lorsqu’il communiquait par téléphone avec les Russes, il utilisait des termes « désobligeants » comme « Khokhly »  [mot péjoratif désignant les Ukrainiens] en parlant des autorités ukrainiennes qui gèrent le poste de contrôle entre la Crimée et le territoire contrôlé par l’Ukraine, et a aussi écrit « ils ne nous aiment pas de l’autre côté, ils nous placent dans des observatoires » . (Pendant la pandémie de Covid, les personnes qui traversaient la frontière étaient souvent placées dans des lieux de quarantaine appelées « observatoires ».)

La correspondance suggère que « Pavel FSB » l’a remercié pour les véhicules et que Fedorian a répondu par « Nous servons la Russie ». Le 20 décembre 2019, Fedorian a également félicité l’officier du FSB Valeriy à l’occasion de la Journée des services de sécurité de l’État russe. Cependant, lors du procès qui se tient à Kyiv en pleine guerre entre la Russie et l’Ukraine, Fedorian n’exprime pas ouvertement son soutien à la Russie. Lors de son interrogatoire, il élude les questions du procureur sur les faits qui se sont déroulés en Crimée en 2014, arguant que cela n’est pas pertinent dans ce dossier. Il nie catégoriquement avoir écrit « Nous servons la Russie », affirmant que les agents du SBU ont falsifié la correspondance pour le discréditer.

« Je n’ai jamais servi la Russie. J’ai servi l’Union soviétique. Aujourd’hui encore, lorsque quelqu’un me dit quelque chose, je réponds : “Je sers l’Union soviétique” » - une réponse courante après avoir rendu service à quelqu’un et qui signifie « c’est un devoir ».

Fedorian exprime son ressentiment à l’égard des autorités ukrainiennes. « L’explosion de la principale ligne électrique, l’arrêt de l’approvisionnement en électricité de la Crimée, l’interruption de l’approvisionnement en eau de la Crimée par le canal du nord, le blocus alimentaire et caetera, ces actions peuvent être qualifiées de génocide de nos citoyens, qui se sont retrouvés dans cette situation sans que ce soit de leur faute », déclare-t-il au tribunal. « Il s’agit d’une tentative de destruction de la population de la Crimée. La population de Crimée a perçu ces actions comme un rejet par l’Ukraine des citoyens de Crimée. Après la “passportisation” [la délivrance forcée de passeports russes aux citoyens ukrainiens], les gens ont commencé à se considérer comme des citoyens de la Fédération de Russie, conservant leurs passeports [ukrainiens] pour se rendre en Ukraine afin de rendre visite à leurs proches. Au-delà des paroles, l’Ukraine n’a entrepris aucune démarche politique pour récupérer la Crimée. Il n’y a pas un seul mot sur la Crimée dans les accords de Minsk [signés par l’Ukraine et la Russie, en 2014 et 2015]. Fin 2020 ou début 2021, toute la documentation sur les opérations des unités militaires retirées de Crimée a été détruite. Cela a été fait pour que les responsables des conséquences des événements de 2014 ne soient pas retrouvés. Dans ces circonstances, j’estime qu’il est cynique d’accuser les Criméens de trahison envers l’Ukraine », déclare Fedorian, sur un ton de défi.

Remise en question de l’enquête

Fedorian plaide non coupable et qualifie son procès de politique. Il raille ouvertement l’accusation, soulignant que toute l’affaire repose uniquement sur des informations provenant de son téléphone et que les enquêteurs n’ont rien pu trouver d’autre. Les officiers du SBU auraient recherché d’anciens employés de la police de Crimée et tenté de les convaincre de témoigner à charge contre Fedorian, mais ils ont refusé. Seul l’un d’entre eux a témoigné mais n’a rien révélé d’intéressant. Au total, 12 personnes ont été interrogées au cours de l’enquête préliminaire, y compris des voisins des parents de Fedorian dans l’oblast de Tchernivtsi, mais personne n’a ensuite été convoqué au tribunal.

Au cours de l’enquête préliminaire, un certain Ilia Zvarych a déclaré avoir entendu parler de Fedorian. Citoyen ukrainien, Zvarych travaillait pour Chernomorneftegaz en tant que gardien et s’est vu notifier un avis de suspicion par la justice ukrainienne, en septembre 2020, pour avoir enfreint la réglementation sur l’entrée dans le territoire temporairement occupé de Crimée. En février 2021, il a été condamné à une peine d’un an avec sursis après avoir plaidé coupable et accepté de coopérer avec les forces de l’ordre dans le cadre de la procédure pénale engagée contre Fedorian. Il n’a pas été interrogé par le tribunal. Fedorian affirme que le témoignage de Zvarych est faux.

L’accusé critique vivement les résultats de l’enquête, affirmant que le SBU a utilisé illégalement les informations contenues dans son téléphone, que celui-ci lui a pratiquement été arraché des mains et que le juge d’instruction n’avait pas autorisé l’accès à son téléphone portable. Il affirme que les informations contenues dans le téléphone ont été partiellement falsifiées, que certains mots ont été ajoutés par le SBU. Mais d’une manière générale, il ne nie pas la correspondance avec le FSB. Il explique que début mars 2019, Kuznetsov, PDG de Chernomorneftegaz, a déclaré lors d’une réunion d’information qu’il avait donné le numéro de téléphone de Fedorian à un agent du FSB nommé Pavel, précisant que ce dernier pouvait appeler et, selon l’accord donné par Kuznetsov, il faudrait transmettre les instructions au chef du département des transports technologiques et des équipements spéciaux, Yuriy Achkinazi, pour qu’il fournisse des véhicules au quartier général opérationnel. En septembre 2019, Pavel a donné à Fedorian les coordonnées d’un autre officier du FSB, Valeriy, en lui disant qu’à chaque fois qu’il ne serait pas disponible, ce serait Valeriy qui l’appellerait. Selon le dossier, l’homme en question est Valeriy Tereshchak, un ancien officier du SBU qui travaillait à Dzhankoi, au nord de la Crimée. Il serait l’un des 1.300 officiers du SBU qui ont trahi leur serment et rejoint les autorités d’occupation en Crimée.

Ignorance sur l’usage des véhicules

Fedorian insiste sur le fait que ni lui ni son patron Kuznetsov n’avaient la moindre idée de ce à quoi les véhicules étaient affectés. Il affirme que les services de sécurité n’en ont jamais rien dit, et que cela devrait être une évidence pour quiconque connaît les spécificités du travail d’enquête. Cependant, il explique aussi que Kuznetsov avait des relations très étroites avec le FSB, ses parents ayant été des employés du KGB, du temps de l’URSS.

A la cour, Fedorian explique en détail comment les véhicules étaient fournis, en essayant de démontrer qu’il n’était qu’un intermédiaire, un « coursier ». C’est lui qui dirigeait le département des transports, qui gérait les documents et achetait les véhicules. Mais c’est le département des transports technologiques et des équipements spéciaux, dirigé par Yurii Achkinazi, qui était responsable de la gestion et de la mise à disposition des véhicules, explique-t-il.

Fedorian affirme également qu’il n’existe aucune preuve de l’implication des véhicules de Chernomorneftegaz dans les perquisitions. La vidéo de Solidarité Criméenne n’a réussi à identifier qu’un seul véhicule grâce à son numéro de plaque d’immatriculation. En décembre 2019, les véhicules auraient été fournis pour le transport de vétérans du KGB et du SBU, à l’occasion de la Journée des services de sécurité de la Fédération de Russie. À la demande de l’avocat de la défense de Fedorian, l’entreprise publique russe Chernomorneftegaz a fourni des rapports établissant que 8 des 12 demandes de véhicules mentionnées dans l’acte d’accusation n’avaient pas été satisfaites.

L’avocat Oleksandr Omelchenko plaide pour son client Mykola Fedorian en Ukraine, accusé de trahison pour des crimes commis en Crimée.
L’avocat Oleksandr Omelchenko plaide que son client, Mykola Fedorian, est poursuivi pour des faits relevant davantage de la collaboration, un crime qui n'existait pas au moment où Fedorian a été arrêté, en 2020. Photo : © Iryna Salii / Sudovyi Reporter

Que savait Fedorian ?

- « Avez-vous reçu des demandes directes de la part des agents du FSB pour leur fournir des véhicules ? demande le juge.

- Je recevais d’abord un appel du PDG [Kuznetsov] me disant : “Le quartier général opérationnel vous contactera et vous dira quel type de véhicules fournir. Donnez l’ordre à Achkinazi d’attribuer ces véhicules. Transmettez-lui mes instructions pour qu’il affecte les véhicules.”

- Le directeur général ne communiquait pas directement avec Achkinazi ?

- Le directeur est un jeune Moscovite ambitieux qui construisait des bâtiments olympiques à Sochi. Il considère que c’est, pardonnez-moi la grossièreté, une “honte“ de communiquer avec un ancien capitaine de police tel qu’Achkinazi. Il estime qu’il doit communiquer avec des colonels et des généraux. Soit dit en passant, plusieurs généraux à la retraite travaillaient pour nous. Il me donnait donc une directive, je la transmettais et Achkinazi avait intérêt à la suivre... Je n’ai pas fourni de véhicules à deux reprises en 2013 et 2014 [au SBU ukrainien] : je savais ce qu’il adviendrait de moi si je ne respectais pas la directive.  

- Achkinazi était-il votre subordonné ?

- Non. Il l’était lorsque je servais [dans la police]. Mais il n’était pas mon subordonné à Chernomorneftegaz. Il est un subordonné du directeur général adjoint chargé des relations avec les autorités de l’État et les services de sécurité.

- Le chef de Chornomornaftogaz avait-il un problème psychologique qui l’empêchait de donner des instructions directement à Achkinazi ?

- C’est un homme tellement arrogant. Il ne regarde même pas ceux qui lui sont inférieurs et ne juge pas nécessaire de communiquer avec eux. Achkinazi était un simple capitaine.

- Êtes-vous au courant des perquisitions menées le 10 juin 2019, notamment celle au domicile de Riza Omerov à Belogorsk ?

- Je l’ai découvert au cours du procès. »

C’est au cours de cette perquisition chez Omerov qu’une Mercedes blanche a été filmée, le seul véhicule de Chornomornaftogaz qui a été identifié.

- « Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? poursuit le juge.

- Je ne peux rien dire de plus. Je n’ai rien à voir avec cela. Je n’ai pas participé aux perquisitions. Je ne savais pas que des perquisitions seraient menées. Je n’ai pas suivi l’utilisation des véhicules fournis au quartier général opérationnel parce que cela ne m’intéressait pas. Pour information, ce M. Omerov est également un citoyen russe. Une impression à partir du site internet de l’ONG de défense des droits de l’homme Memorial montre qu’il est citoyen de la Fédération de Russie. Je n’ai rien à voir avec ces recherches, mais je dois me défendre et contester les informations et les spéculations de l’enquête. Pas un seul document susceptible de prouver les opinions pro-ukrainiennes des personnes perquisitionnées n’a été inclus dans le dossier de cette affaire. »

Une accusation rétroactive ?

Le juge demande si l’accusé était au courant des fouilles chez les Tatars de Crimée via les médias. Fedorian répond que le dossier contient des copies des publications de Solidarité Criméenne et de Radio Liberty comme éléments de preuve. Selon lui, ces médias ne jouissent pas d’une popularité particulière en Crimée. Il regardait parfois la télévision le soir, mais ne suivait pas de près les fouilles.

Fedorian affirme que les services de sécurité russes n’ont jamais fait état du but de l’usage des véhicules et qu’il n’a jamais rencontré les agents du FSB, Pavel et Valeriy, en personne. Il existe une correspondance sur son téléphone entre lui et Pavel au sujet d’un ancien maire détenu en Crimée pour corruption, mais l’accusé conteste que cela ait une quelconque valeur probante pour l’affaire.

La défense souligne également que Hizb ut-Tahrir a été persécuté en Crimée avant même l’annexion. Fedorian cite 12 publications dans lesquelles les chefs du ministère de l’Intérieur de l’Ukraine, le service de sécurité de l’Ukraine, des parlementaires, des chefs du Majlis et de la direction spirituelle des musulmans de Crimée ont tous décrit le Hizb ut-Tahrir comme une organisation qui menace l’État ukrainien et l’islam traditionnel.

Au cours des plaidoiries, l’avocat Oleksandr Omelchenko déclare que les actions de son client correspondent davantage à des crimes de collaboration. En effet, il aurait fourni des véhicules à des groupes armés dans le territoire temporairement occupé. Il souligne toutefois qu’en 2019-2020, le code pénal ukrainien ne prévoyait pas un tel crime. La législation n’a été modifiée qu’après l’invasion à grande échelle.

Le juge Oleksandr Boyko au procès de Mykola Fedorian en Ukraine, accusé de trahison pour des crimes commis en Crimée.
Le juge Oleksandr Boyko n'a finalement retenu aucune des explications de Mykola Fedorian, condamné à 12 ans de prison avec confiscation de ses biens. Photo : © Iryna Salii / Sudovyi Reporter

La guerre qui a interrompu l’échange de Fedorian

Au cours des audiences, Fedorian mentionne à plusieurs reprises Oleg Kulinich, qui était le chef du SBU pour la Crimée au moment de son arrestation en 2020. Il émet l’hypothèse que sa détention était un moyen pour Kulinich de faire croire qu’il faisait du bon travail. Aujourd’hui, Kulinich est également jugé pour trahison. Selon l’accusation, au moment où Fedorian a été arrêté, Kulinich travaillait déjà pour le FSB russe.

Fedorian aurait également entendu des agents du SBU dire qu’il était détenu pour réapprovisionner le fonds d’échange des prisonniers. Un officier du SBU nommé Stas s’est même vanté qu’après avoir arrêté Fedorian, ils n’auraient pas à travailler pendant un an. Fedorian s’attendait à être rapidement échangé en raison de sa notoriété et il a signé un accord d’échange, le 21 février 2021. En mars, l’affaire a été soumise au tribunal. Les 5 à 7 premières audiences ont été reportées dans l’attente de l’échange. Le représentant du consulat russe chargé des échanges assistait alors aux audiences. Mais le processus s’est ensuite ralenti pour quelque raison et tout s’est effondré avec le déclenchement de la guerre à grande échelle, en février 2022.

Dans sa dernière plaidoirie, Fedorian déclare que son plus grand chagrin est la perte de ses parents, décédés alors qu’il était en détention et aux funérailles desquels il n’a pas pu assister. Il exhorte le juge à examiner son dossier comme s’il s’agissait du sien, à s’imaginer à sa place. Il déclare qu’au fil des ans, pas moins de huit juges de différents tribunaux ont partagé sa cellule. Tous auraient examiné son dossier et déclaré qu’aucun crime n’était constitué.

« Malheureusement, nous vivons à une époque où un juge doit faire preuve d’un réel courage pour rendre un verdict juste. Votre Honneur, je vous souhaite du courage. Et je vous demande de vous rappeler que non seulement la vie d’une personne est entre vos mains - et j’ai 64 ans... 13 ans seraient en fait une condamnation à mort -, mais aussi la vie et le destin de ma famille et de mes proches. Je compte sur votre jugement équitable », déclare l’accusé.

Coupable au-delà de tout doute raisonnable

Le vendredi 18 octobre, Fedorian ne se présente pas au tribunal. Il écoute le verdict par liaison vidéo depuis le centre de détention provisoire. Une version courte de la décision est lue. Elle indique que Fedorian est reconnu coupable et condamné à 12 ans de prison avec confiscation de ses biens.

Dans sa décision intégrale, le juge Oleksandr Boyko conclut que toutes les preuves fournies par le procureur étaient suffisantes pour déclarer Fedorian coupable au-delà de tout doute raisonnable. Le tribunal a refusé d’examiner les documents fournis par Chernomorneftegaz ou par les autorités d’occupation comme des preuves. « La juridiction de la Fédération de Russie ne s’étend pas à la République autonome de Crimée et, par conséquent, les documents et les instructions émanant des autorités d’occupation ne constituent pas des preuves au sens du code de procédure pénale ukrainien », lit-on dans la décision.

Lorsque le juge quitte la salle d’audience après la lecture d’un bref résumé du verdict, Fedorian s’écrie avec colère qu’il n’en comprenait pas un mot.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».

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