Le 8 novembre, la juridiction internationale sur le Rwanda célèbrera ses trente ans. Créée trois mois après la fin du génocide des Tutsis, par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, elle siège à Arusha, en Tanzanie. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ferme ses portes le 31 décembre 2015, après avoir mis en accusation 93 individus, dont 61 ont été condamnés, 14 acquittés. Les autres sont fugitifs ou déclarés inaptes à être jugés. Parmi ces derniers, l’ancien homme d’affaires Félicien Kabuga – qui s’est trouvé, successivement, dans ces deux situations.
Puis les fonctions dites « résiduelles » du TPIR ont été reléguées à un Mécanisme onusien, voulu initialement comme une petite « entité à vocation temporaire », mais finalement logée dans des locaux coûteux et imposants, bâtis spécialement pour lui. Alors que les dossiers de cinq accusés étaient renvoyés au Rwanda, il a surtout eu la charge de traquer trois « gros poissons », dont Kabuga – retrouvé en France en 2020.
Kabuga, seul accusé rwandais débiteur des Nations unies
Le procès Kabuga a été marqué par des « premières ». Après l’une des plus longues cavales de la justice internationale, Kabuga a été le seul accusé rwandais à voir son procès jugé par la branche de La Haye du Mécanisme onusien, au Pays-Bas. Il est aussi le seul à avoir bénéficié de seulement une heure et demie d’audience par jour et trois jours d’audience par semaine, le seul à avoir suivi son procès par visio-conférence, le seul à avoir fait appeler cinq témoins experts pour évaluer son état de santé. Il est le premier à bénéficier d’une libération pour inaptitude. Et in fine, Kabuga devient le premier accusé de la justice internationale sur le Rwanda à être déclaré non indigent, et donc appelé à rembourser les frais engagés par les Nations unies pour sa défense.
La décision est tombée le 6 octobre 2023, mais elle n’est pas encore exécutée une année après. Les biens de Kabuga sont toujours gelés. Et la procédure reste engluée.
Initialement, le 12 novembre 2020, l’accusé avait sollicité l’assistance juridique du Mécanisme, au motif qu’il n’avait pas les moyens de rémunérer un conseil, et demandé au greffe de désigner l’avocat français Emmanuel Altit comme son conseil permanent. L’accusé avait alors soumis un formulaire de déclaration de ressources destiné à étayer sa demande d’indigence.
Non indigence déclarée par le fils de Kabuga
Tout en déboursant l’aide juridique, le greffe avait ouvert une enquête sur les moyens de l’accusé – dont la réputation était d’avoir été l’homme le plus riche du Rwanda. Mais alors que le greffe s’embourbe sans résultats tangibles, c’est le fils ainé de Kabuga, Donatien Nshimyumuremyi, qui lui vient en aide. Après une brouille avec Me Altit, que les juges refusent de dessaisir du dossier, Donatien Kabuga publie, le 28 septembre 2022, un communiqué comprenant une déclaration solennelle de l’accusé assurant qu’il dispose d’actifs suffisants pour payer l’avocat de son choix.
Le greffe saute sur l’occasion. Le 4 octobre 2022, il adresse une demande à Nshimyumuremyi, en vue d’obtenir des informations sur les actifs qui seraient pris en compte pour attester de la capacité de l’accusé à rémunérer lui-même un avocat. Le 18 octobre 2022, le fils de l’accusé fourni des informations. Il faudra attendre près d’une année complète d’analyse et de calculs procéduraux pour que le greffe déclare, le 6 octobre 2023, que « l’accusé est réputé non indigent et capable de financer entièrement sa défense devant le Mécanisme (c’est-à-dire, y compris les procédures préalables au procès, les procédures de procès à ce jour et toute procédure ultérieure) ».
Avoirs en France, en Belgique, au Rwanda et au Kenya
Le greffe précise que « les avoirs identifiés par le greffe, attribuables à l’accusé, se trouvent respectivement en République française, au Royaume de Belgique, en République du Rwanda et en République du Kenya. Les avoirs sont composés en résumé de comptes bancaires, de biens immobiliers et de biens personnels. Les comptes bancaires attribuables à l’accusé ont des soldes précis, que le greffe a vérifiés de manière indépendante ». Par ailleurs, « le coût total de l’aide juridictionnelle encouru par le Mécanisme pour financer la défense de l’accusé s’élève à environ 1.184.500 dollars, ce qui comprend l’ensemble de la phase préalable au procès et les procédures de procès jusqu’à présent ». Le montant actualisé ne nous a pas été communiqué.
La décision ajoutait en outre que Me Altit restait désigné comme avocat de l’accusé dans le cadre du système d’aide juridictionnelle du Mécanisme, jusqu’à nouvel ordre et qu’à ce titre, le greffe était tenu de continuer à administrer l’assistance juridique.
Le règlement du Mécanisme dispose que « s’il s’avère qu’une personne bénéficiant de la commission d’office a les moyens de rémunérer un conseil, la chambre peut, à la demande du greffier, rendre une ordonnance aux fins de récupérer les frais entraînés par la commission d’un conseil ». Mais à ce jour, la chambre n’a pas rendu d’ordonnance. Depuis la décision, des observations sont demandées au greffe visant à aider à déterminer la faisabilité de la récupération des dépenses juridiques de Kabuga sur les avoirs qui lui sont attribués. Les échanges restent confidentiels.
Le greffe explique dans sa décision qu’« une partie substantielle des avoirs est gelée, conformément aux demandes et/ou aux ordonnances du Tribunal international pour le Rwanda (TPIR) et/ou du Mécanisme ». Mais pour les dégeler, toujours selon le greffe, il faut des décisions juridiques des tribunaux des pays où se trouvent ces avoirs – et ces décisions tardant à venir, elles empêcheraient leur récupération.
L’option d’une libération au Rwanda
A cet engluement vient s’ajouter le manque de pays d’accueil pour le nonagénaire dont la Chambre d’appel a ordonné la mise en liberté le 7 août 2023. Depuis lors, la défense de Kabuga est abandonnée à elle-même pour trouver un pays où pourrait être libéré leur client. Lors de la dernière conférence de mise en état, en juillet, il est ressorti que la défense avait contacté deux États, qui ont refusé de l’accueillir sur leur territoire.
Les efforts déployés ne semblent pas devoir se concrétiser dans un proche avenir, et le juge irlandais Ian Bonomy qui préside la chambre a indiqué qu’il n’écartait pas la possibilité de le transférer au Rwanda. La chambre a, dans une ordonnance, invité « le panel d’experts médicaux indépendants, en consultation avec l’équipe médicale du quartier pénitentiaire des Nations unies, le cas échéant, à indiquer dans son prochain rapport de suivi s’il est en mesure d’évaluer l’aptitude de M. Kabuga à se rendre au Rwanda et à y être libéré ».
Le juge a précisé que cette ordonnance n’exprime en aucune manière une préférence de la chambre. Mais qu’elle a voulu considérer qu’il ne servirait « à rien de s’engager dans cette voie si, en fin de compte, il est clair que M. Kabuga n’est pas apte à faire le voyage. C’est donc ce type d’informations que la chambre cherche à obtenir avant de soulever la question de la réinstallation éventuelle de M. Kabuga au Rwanda ».
Au bout d’une longue cavale et du fait des lenteurs du Mécanisme, le vieil homme sénile ne sera ni condamné ni acquitté, et aujourd’hui nul ne peut prédire s’il sera libéré.